Robert Denoël, éditeur

1951

 

Janvier

 

Le 10 : Mariage de Cécile Robert-Denoël et de Maurice Bruyneel dit Albert Morys : «Notre mariage civil eut lieu pour la Saint Guillaume, le 10 Janvier 1951. Dans la plus stricte intimité : la maman de Cécile, mon père, nos deux témoins et nous deux bien entendu. Le témoin de Cécile était maître Rozelaar, le mien Jacques Barreau, un ami commun.», écrit Morys.

La cérémonie religieuse eut lieu le 13 janvier, dans une petite église de la rue de Rennes où la messe était dite en français : «Le Professeur Denoël, père de Robert, qui avait approuvé notre union, ne put cependant s'empêcher de nous dire, lorsqu'il sut où aurait lieu la cérémonie, que ‘cela sentait le fagot’», écrit-il.

Cécile Brusson et le professeur Lucien Denoël à Liège

 

Peu après, Cécile reçoit la médaille d' Officier du Dévouement National, pour son action en faveur de la Croix Rouge au cours des journées de l’insurrection armée d’août 1944 : «Elle est là, dans sa boîte, avec son beau ruban violet bordé de tricolore, orné d'une rosette aux mêmes couleurs. Cécile ne l'a jamais portée».

 

Février

 

Le 2 : Les Éditions Domat-Montchrestien rachètent à l’administration des Domaines les parts des Editions Denoël vendues le 22 juillet 1941 à l'éditeur berlinois Wilhelm Andermann et celles qu'il avait acquises lors d'une augmentation de capital le 22 février 1943, soit 1 480 parts en tout.

 

Avril

 

Le 20 : Le Tribunal militaire de Paris amnistie le docteur Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline.

 

Mai

 

Parution de l'édition française du livre de Milton Hindus [1916-1998] : L.-F. Céline tel que je l'ai vu aux Editions de l'Arche. Le professeur américain, qui a rendu visite à Céline à Korsor du 20 juillet au 13 août 1948, a noté, une dizaine de jours après avoir quitté le Danemark, quelques réflexions à propos de son éditeur :

 

 

« Il y a aussi l'histoire que m'a contée D..., professeur de littérature française à l'Université de Londres. Il avait très bien connu l'éditeur de Céline, Denoël, qui devait être assassiné par la suite, et ce dernier lui avait dit qu'en dépit des relations généralement bonnes qu'ils entretenaient, Céline lui avait envoyé à plusieurs reprises des lettres dont l'incroyable violence dénotait à son point de vue la folie complète.

Quand je lui demandai son avis sur Denoël, Céline m'en dit pis que pendre. C'était, à l'en croire, comme tous les éditeurs, un escroc, un aventurier, un lourdaud, un mélange d' « épicier et de maquereau ». - « Nous n'avions rien en commun, absolument rien », me dit-il.

Pourtant Denoël avait été son éditeur pendant douze ans, l'avait fait connaître au public, l'avait défendu contre les critiques et avait, selon toute probabilité, perdu sa vie de la main d'un terroriste qui ne lui pardonnait pas d'avoir édité une telle œuvre. Il y avait du délire dans la véhémence avec laquelle Céline calomniait la mémoire de l'assassiné. Autre sujet de remords pour lui. »

 

L'anecdote est intéressante car « D... » est Denis Saurat, auteur de trois ouvrages publiés par Robert Denoël en 1933 [Histoire des religions], 1935 [Modernes] et 1937 [La Fin de la peur].

Né à Toulouse le 21 mars 1890 de parents ariégeois, qui s'installent trois ans plus tard à Trélon (Nord), Denis Saurat fréquente les universités de Lille, de la Sorbonne, de Londres et de Glasgow. Nommé en 1919 à l'université de Bordeaux où il enseigne la littérature anglaise. En 1924 il est nommé directeur de l'Institut Français à Londres, et il enseigne, à partir de 1926, la littérature au King’s College de Londres.

Durant la seconde guerre mondiale, il rejoint le général de Gaulle dès le lendemain de l'appel du 18 juin 1940. Le 11 juillet 1944 un V-1 détruit sa maison londonienne ; blessé, sa santé est désormais fragile. Après la guerre il reprend ses cours au King's College. Admis à l'éméritat en 1950, il s'installe à Cimiez, près de Nice, où il meurt le 7 juin 1958 d'une attaque cardiaque.

Les relations entre Saurat et Denoël étaient en effet assez étroites puisque le fils de l'historien, Harold Saurat, fut longtemps hébergé chez les Denoël au cours des années trente, alors qu'il était étudiant.

 

Parution du Journal d'un homme simple chez Frédéric Chambriand. Dans une interview accordée en 1982 à Chantal de Pisun, René Barjavel déclare : « J'étais malade, immobilisé à la campagne, ne sachant plus très bien où j'allais, sans travail. Avant de quitter Paris, j'avais obtenu une avance minuscule d'un jeune éditeur [Pierre Monnier], pour un ouvrage, sur n'importe quel sujet, sauf un roman, car j'avais un contrat avec Denoël. J'ai repris mes notes écrites au jour le jour, et j'en ai fait un livre. Voilà les raisons. Répondre à un engagement matériel et meubler le temps d'une immobilité imposée. »

 

      Edition originale et recouvrure [1953] par Denoël des invendus de l'édition Chambriand

 

Si l'écrivain évoque volontiers Marcel Aymé, Louis-Ferdinand Céline [« le plus grand écrivain français »] ou Luc Dietrich, il ne dit rien de son travail rue Amélie, ni de ses relations privilégiées avec Robert Denoël.

 

Juillet

 

Le 1er : Céline et sa femme quittent Copenhague pour Nice, où ils sont hébergés chez les Pirazzoli.

Le 13 : Céline écrit à Pierre Monnier, qui se donne du mal pour le faire rééditer, et qui lui annonce qu'il va rencontrer prochainement Jean Paulhan et Gaston Gallimard, rue Sébastien-Bottin : « Gaston est aussi maquereau et canaille que Frémanger, Dumont et tout le reste ! Son pognon lui vient d'Hachette, c'est-à-dire de Philippaqui smyrnote gangster bluffeur...  »

Monnier s'obstine avec raison puisque, le 18 juillet, il est à Nice chez Céline, porteur d'un contrat des Editions Gallimard [18 % de droits d'auteur, comme chez Denoël] et d'un chèque de cinq millions de francs. Ce jour-là Céline signe un contrat avec Gaston Gallimard pour la publication de Féerie pour une autre fois, et la réédition de Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Guignol's Band et Casse-pipe.

Sans jamais apparaître au cours des échanges entre Paulhan et Céline, « Gaston » a attendu le dénouement du procès (tout comme Jeanne Loviton, en somme) puis l’aministie de l’écrivain, avant d’abattre ses cartes. Or il était en pourparlers avec elle depuis plusieurs mois en vue de lui racheter les Editions Denoël, qui détenaient toujours les contrats de Céline.

Il les aurait sans doute obtenus, en plaidant si nécessaire, mais il se serait aliéné la sympathie de Céline, qui ne pouvait plus supporter le nom de Denoël. Gaston Gallimard s'est imposé en éditeur providentiel, alors qu'il était à la manœuvre.

Le 23 : Céline et sa femme, accompagnés de Pierre Monnier, regagnent Paris. Ils sont hébergés jusqu'au début octobre chez Paul Marteau, à Neuilly.

 

Octobre

 

Le 1er : Mireille Fellous, demeurant rue Galilée 56 à Paris, cède 6 parts de 500 F lui appartenant dans la Société des Editions Denoël à la Société des Publications Zed, société anonyme au capital de 10 402 500 F, représentée par M. Michel Gallimard, son p.d.g. domicilié au siège de la société à Paris, 3 rue de Grenelle. La cession est consentie et acceptée moyennant le prix de 1 000 F la part, soit 6 000 francs.

Cette société anonyme créée le 20 décembre 1928 par Gaston Gallimard est, en principe, destinée à lancer des journaux et revues, comme Détective, Marianne, la Revue du cinéma, Voilà, etc., mais c’est son capital que Gaston Gallimard utilise pour absorber les Editions Denoël.

Insatiable, Gallimard, qui a déjà annexé en 1949 les Editions du Point du Jour de René Bertelé, est aussi en pourparlers pour racheter les Editions du Sagittaire, mais Léon Pierre-Quint, qui n'a guère de sympathie pour lui, préférera traiter avec Jérôme Lindon et les Editions de Minuit.

Le même jour, Georges Seguy, demeurant à Paris 5e, 1 boulevard Saint-Germain, cède à la même société 4 parts de 500 F lui appartenant dans la société des Editions Denoël. La cession est consentie et acceptée moyennant le prix de 1 000 F par part, soit 4 000 francs.

Le 15 : La s.a.r.l. « Les Editions Domat-Montchrestien » au capital de 5 000 000 francs dont le siège est à Paris 5e, rue Saint-Jacques n° 160, représentée par sa gérante, Mme Jean Voilier, cède à la même société 2 656 parts de 500 F lui appartenant dans la Société des Editions Denoël. La cession est consentie et acceptée moyennant le prix de 1 000 F par part, soit 2 656 000 francs, que le cessionnaire a payé comptant au cédant, qui le reconnaît et lui en consent bonne et valable quittance.

La société Zed a donc déboursé, selon les actes officiels, la somme de 2.666.000 francs pour racheter 2 666 parts de la Société des Editions Denoël appartenant aux associés de la Société des Editions Domat-Montchrestien.

Dans une lettre adressée le 9 juillet 1996 au professeur Harry Stewart, un représentant des Editions Gallimard écrivait : « Le montant du rachat des Editions Denoël s’est élevé à 1 333 000 francs (1951) », en ajoutant que cette information était disponible auprès du greffe du Tribunal de commerce de la Seine.

Pourquoi cette discordance ? Parce que le greffe du Tribunal de commerce n’indique que le nombre de parts négociées, et le montant nominal de ces parts, pas celui de la transaction.

Pourquoi, quarante-cinq ans plus tard, l'éditeur de la rue Sébastien-Bottin éprouve-t-il le besoin d'écrire qu'il a racheté ces parts à leur montant nominal, comme l'avait fait Jeanne Loviton le 25 octobre 1945 ?

Le 16 : Première assemblée, rue Amélie, des nouveaux associés de la Société des Editions Denoël, présidée par Michel Gallimard. La démission de Mme Jean Voilier est acceptée, et Bernard Huguenin [Rouen 6 janvier 1914 - ?] est nommé gérant de la société. Le nouveau gérant, qui est aussi directeur général de la Société Zed, et directeur administratif des Editions Gallimard, fait insérer dans les publications légales de La Loi des 14-16 novembre l'encart suivant :

 

Le 25, Albert Naud, qui sait que Céline est rentré en France depuis près de quatre mois, s'indigne auprès de Pierre Monnier qu'il ne l'ait pas contacté en vue de lui régler ses honoraires : « Je sais hélas depuis longtemps ce que valent les hommes. Je ne pensais quand même pas que Céline était un tel salaud. » Céline lui écrira, trois jours plus tard, une lettre assez piteuse où il est question de sa femme malade à opérer encore, de lui-même ne tenant debout que par sursauts, et d'un voyage en province en vue de chercher un local - alors qu'il habite Meudon depuis le 20 octobre : « Je pars en province chercher un local peut-être... à mon retour j'irai vous voir... »

Le 27, Céline demande à Gaston Gallimard des nouvelles de ses livres à réimprimer : « Ce n'est pas avant d'avoir vu tous mes chers ouvrages en vente chez les libraires que je me déciderai à terminer Féerie. »

 

Novembre

 

Le 2, Gaston Gallimard répond ponctuellement à Céline : « Dès maintenant, je puis vous dire que j'ai racheté à Monsieur Monnier-Chambriand les stocks de Casse-pipe, Mort à crédit, Guignol's Band - Tous ces volumes sont à la recouvrure ».

Gaston préfère, on peut le comprendre, s'assurer d'abord des volumes qui sont toujours sur le marché et les reconditionner, plutôt que de procéder à de coûteuses réimpressions. Guignol's Band n'ayant pas été réédité par Chambriand, c'est probablement rue Amélie qu'il a récupéré les invendus de l'édition Denoël, puisqu'il est, depuis le 15 octobre, propriétaire de la maison d'édition.

Céline ne s'attendait certainement pas à cette pratique car il écrit, le 2 décembre, à Paulhan, avoir reçu «quelques exemplaires de mes livres recouverts NRF ! me voilà bien avancé ! » Pour Voyage au bout de la nuit, l'affaire n'est pas aussi simple car Charles Frémanger a soldé les invendus (5 000 exemplaires environ, soit la moitié du tirage) à Chaix en décembre 1949, et ce grossiste préfère les écouler lui-même plutôt que d'accepter l'offre de rachat global faite par Gaston Gallimard, lequel sera contraint de le réimprimer, en mars 1952.