Robert Denoël, éditeur

 

1944

Janvier

 

Création des Presses de la Cité, 77 boulevard Saint-Michel. Fils d'un libraire danois, Sven Nielsen [1901-1976] est venu à Paris en 1924, a créé deux ans plus tard les Messageries du Livre, spécialisées dans l'exportation de livres français à l'étranger, avant de se lancer dans l'édition en rachetant les Editions Albert, en décembre 1942.

        Georges Simenon et Sven Nielsen (photo Paul Buisson)

Parrainé par Bernard Grasset et Charles Moreau, il a été admis dès décembre 1940 au syndicat des Editeurs, mais c'est à partir de 1945 que sa maison va se développer, grâce notamment à une association inédite avec Georges Simenon dont il deviendra l'éditeur privilégié. Si les Editions Albert n'ont pas publié grand-chose durant l'Occupation, Sven Nielsen n'est pas resté inactif pour autant : lié à des papeteries scandinaves, il aurait été un des gros fournisseurs de papier au marché noir.

 

Dominique Rolin constate qu’elle est enceinte. Denoël, qui se dit «déchiré à l’idée de la beauté qui aurait pu naître», lui conseille de s'adresser à un couple de ses amis à Bruxelles, les Foucard de Cotte ; ceux-ci la mettent en rapport avec un médecin qui procède à un avortement : « Je suis obligée de me débarrasser d'un pauvre petit fœtus. Sans l'intervention d'un médecin marron, il aurait dû devenir mon bébé et celui de l'homme de Paris. Je frôle la mort par hémorragie. », écrit-elle dans Le Jardin d'agrément.


    Ce choix est-il celui de l’écrivain ? On pourrait le croire en lisant ce morceau incantatoire qui figure dans son roman Deux, publié en 1975 : « Le futur enfant est soumis à l'occupation. Le futur enfant est simultanément collaborateur et résistant. Le futur enfant subit les traîtres et les héros, les scènes de ménage, les centaines de milliers de fenêtres occultées qui sont autant de nuits rectangulaires incrustées dans l'immense nuit courbe, la cadence des marches bottées et des chants militaires. Le futur enfant représente un amour impossible, des lettres barbouillées par la censure, des laissez-passer, des rendez-vous clandestins ».

Denoël s’inquiète davantage des petits ennuis de santé de Jeanne Loviton, qui paraît de complexion délicate : « Je ne connais rien de plus ignoble que la souffrance physique, elle n’a aucune signification, on n’en tire rien. Mais c’est un signal, il faut absolument y remédier. Je te supplie, mon doux chéri, de te soigner, de prendre un vrai repos, je ne veux pas que tu aies mal ».

Le 13 : Signature du contrat pour Guignol’s Band, que Denoël s’engage à tirer à 30 000 exemplaires. Les conditions sont les mêmes que pour Les Beaux Draps mais Céline a encore obtenu un nouvel avantage : le tirage des rééditions ne pourra être inférieur à 10 000 exemplaires.

Le 15 : Réunion publique des journalistes de Je suis partout à la salle Wagram sur le thème : « Nous ne sommes pas des déglonflés ». Devant 10 000 Parisiens, les « durs » de la rédaction rejettent la Révolution nationale maréchaliste pour se mettre au service de la « Révolution nationale-socialiste ».

                     Le Matin, 14 janvier 1944                                                   Discours de Lucien Rebatet  à la Salle Wagram

Le Bureau de presse de la France combattante, qui rend compte de l'événement dans son Bulletin du 21 janvier, écrit que « le dernier orateur, Lucien Rebatet, a été d'une violence inimaginable. Il a demandé l'arrestation de Laval  et de Pétain " qui protègent le maquis ". Parmi les phrases qu'il a prononcées au milieu d'acclamations délirantes, il convient de citer celle-ci : " Le gouvernement actuel, c'est un gouvernement Badoglio. " Parlant du comte de Chambrun, lequel négocie la vente de Radio-Paris aux Américains, et faisant allusion aux événements d'Italie, le même Rebatet s'est écrié : " Quand on a un gendre qui trahit, on le fusille. " [...] Le nom de Brasillach qui, lui, s'est dégonflé, a été violemment conspué. [...] Chargé, selon sa propre expression, de donner le coup de clairon final, Lucien Rebatet s'en prend avec violence aux juifs qui, avec la complicité de certains princes de l'Eglise, s'acharnent à la destruction  du christianisme occidental. »

Le 17 : Assassinat d'Eugène Deloncle dans son appartement parisien. Les agresseurs pouvaient être des résistants communistes, ou des agents de la Gestapo, ou encore des hommes du MSR, le parti qu'il avait créé en septembre 1940 avec Eugène Schueller : Deloncle avait tant intrigué et tourné casaque durant l'Occupation que plusieurs interprétations étaient possibles. Une indication : Le Matin qui, chaque jour, consacre plusieurs colonnes aux « attentats terroristes », ne mentionne pas celui-là.

Le 25 : Denoël demande à Rémy Hétreau d’illustrer Le Mouchoir rouge suivi de La Chasse au caribou du comte de Gobineau. Cette édition de demi-luxe ne verra le jour que l’année suivante, aux Editions de la Tour.

Le 29 : L'Académie Goncourt refusant de décerner son prix, un jury de fantaisistes a décidé de se substituer aux académiciens défaillants.

      Le jury des « Dix » : Lilo, Jean Rigaux, Jan Mara, Béby, Jacques Dutal, Georgius, Pierre Ducrocq, Julien Courtine, Max Revol et Jean Rigaux  [photo de presse, probablement archives du quotidien Le Matin du 30 janvier 1944]

Présidé par le clown Béby, ce jury dont fait partie Max Revol, décerne son « Prix des Dix » [5 000 francs] à René Barjavel pour Ravage et Le Voyageur imprudent. « France Actualités » est présent et la « séance » est projetée sur les écrans parisiens.

Cette amusante parodie de prix littéraire ne fut pas du goût de Claude Roy qui, dans Les Lettres Françaises du mois de mars,  rappela que Jacques Dutal travaillait à Radio-Paris, Pierre Ducrocq et Jean Mara à La Gerbe, Julien Courtine au Pilori...

Le 31 : Jean Giraudoux meurt à Paris, à l'âge de 61 ans. Plusieurs journaux, y compris ceux de la presse de la collaboration, rendront hommage au dramaturge, déclenchant la colère de Céline qui écrit, le 5 février, à Révolution Nationale : « Giraudoux le mieux payé des pousse au crime de l'immonde propagande Continentale-Mandel, le plus fétide enjuivé - grimacier - confiseur - farceur - imposteur - nul - prébendier - lèche cul des chiots littéraires 39. Vous n'êtes pas difficiles... »

 

                                           Jean Giraudoux [29 octobre 1882-31 janvier 1944]                                           

                                                     

Denoël, lui, console Jeanne Loviton de ce décès d’un ami très cher : « Chérie, je suis tout triste de ton chagrin et triste aussi de ne pouvoir mieux te consoler. J’aurais voulu être près de toi, que tu reposes sur mon épaule, tes pleurs se seraient doucement taris, j’aurais endormi ta peine, tu te serais sentie si près de moi, si sûre de moi que tu te serais mise à penser à notre avenir heureux, à tout ce que je pressens d’harmonieux et de tendre entre nous. L’horreur de ce deuil se serait atténuée ».

Jeanne Loviton a rencontré le dramaturge le 11 février 1936 et est devenue sa maîtresse peu après. Une correspondance s'est établie entre les amants jusqu'à l'été 1943, ensuite Jeanne a rompu avec Giraudoux qui lui promettait de divorcer pour l'épouser, mais en repoussant toujours l'échéance.

Lorsqu'elle est devenue la maîtresse de Robert Denoël, en avril 1943, Jeanne Loviton était donc toujours celle de Jean Giraudoux, et de Paul Valéry. Il est vrai que Denoël n'était pas, lui non plus, un amant exclusif puisqu'il ne rompra avec Dominique Rolin qu'en mai 1945.

Février

 

Publication de Prélude à l'Apocalypse. Le roman de Robert Poulet qui, au départ, ne fait que relater l'errance d'une famille liégeoise sur les routes de l'exode en mai 1940, atteint ensuite une dimension prophétique qui n'est rien moins que l'Apocalypse de Saint Jean, « répétée mot pour mot ». C'est, en tout cas, un titre prémonitoire pour l'auteur et pour son éditeur.

Dans Les Lettres Françaises, le Comité National des Ecrivains publie un article : « Au service de l’ennemi », dans lequel il annonce la mise au point d’une « déclaration qui définit sa position à l’égard des éditeurs et des directeurs de maisons d’édition qui ont trahi les devoirs de leur charge, soit en publiant des textes servant la propagande ennemie, soit en facilitant l’action de l’ennemi contre la pensée française ».

Le 1er : Louis-Ferdinand Céline vend à Etienne Bignou le manuscrit de l'introduction de Guignol's Band, qui paraîtra le 16 mars chez Denoël. Le galeriste de la rue La Boétie lui avait déjà acheté, le 29 mai 1943, celui de Voyage au bout de la nuit. Ce manuscrit de 14 pages in-4 sera mis en vente à l'Hôtel Drouot par le libraire Pierre Bérès, le 22 mai 1985.

Le 3 : Obsèques de Jean Giraudoux en l'église Saint-Pierre-du-Gros Caillou, suivie de l'inhumation dans un caveau provisoire du cimetière Montmartre. La presse mentionne la présence de Jean Paulhan et Gaston Gallimard ; pas celle de Robert Denoël, ni celle de Jeanne Loviton.

Quelques jours plus tard, au Café de Flore, Claude Roy fait courir le bruit que Giraudoux a été empoisonné par la Gestapo, rumeur que rapportera Louis Aragon dans Ce Soir, le 20 septembre 1944 : « Pourquoi ? Pas seulement parce que c'est le plus français de nos écrivains mais certainement aussi pour son activité résistante gardée très secrète et que, pour ma part, j'avais devinée durant le dernier entretien que je devais avoir avec lui cinq jours avant sa mort. »

    

     Ce Soir,  20 septembre 1944                                                                 L'Humanité,  21 septembre 1944

Cette tentative de récupération du dramaturge par le parti communiste fera long feu [au cours des cinq jours qui ont précédé sa mort, Giraudoux, alité, n'a pu voir personne], mais Les Lettres françaises du 23 septembre publieront encore les déclarations de Claude Roy qui affirme que, le jour de sa mort, une dame inconnue s'est présentée au quai d'Orsay en disant, avant de s'enfuir : «Prévenez là-haut que M. Giraudoux a été empoisonné».

Une version sentimentale a circulé selon laquelle il aurait été victime d'une maîtresse trahie. Le lendemain de sa mort, « une grande femme brune, " le type de femmes à aventures ", demanda à être reçue entre deux rendez-vous par le docteur Albeaux-Fernet, son médecin : "Docteur, une seule question : Jean Giraudoux a-t-il beaucoup souffert ? - Oui, madame". »

Le diagnostic médical a fait justice de toutes ces rumeurs : il n'y avait pas de substances toxiques dans ses urines, et les violentes douleurs épigastriques, les vomissements, qui ont précédé sa mort, étaient l'indice d'une pancréatite aiguë.

Le corps de Jean Giraudoux fut ensuite transféré au cimetière de Passy, où sa femme le rejoignit en 1969, et son fils en 2000. On notera, pour la petite histoire, qu'un autre amant de Jeanne Loviton repose dans ce même cimetière : Robert de Billy [1869-1953].

 

Tombeau de Jean Giraudoux au cimetière de Passy

 

Le 4 : Décès d'Yvette Guilbert à Aix-en-Provence, où elle s'était retirée depuis quelques années. Robert Denoël lui avait édité Mes Lettres d'amour en mars 1933.

Le 6 : Publication, dans La Gerbe, de la préface que Céline a écrite en août 1943 pour l’ouvrage de son ami Albert Serouille : Bezons à travers les âges. Ancien souffleur à l'Opéra comique, retraité du ministère de l'Air, musicien, relieur, typographe, Serouille dit Demarsay [1876-1951] était devenu, grâce à Céline, bibliothécaire municipal bénévole de Bezons pendant l'Occupation.

Le 7 : Conférence à la Salle des Centraux, 8 rue Jean-Goujon [VIIIe], du capitaine Sézille et de quelques orateurs, parmi lesquels le docteur Fernand Querrioux, concernant l'attribution du poste de commissaire général aux Questions juives. La séance a lieu devant 127 personnes, la plupart sympathisants du « Capitaine », injustement débarqué de l'Institut durant l'été 1942, et auquel il reste deux mois à vivre.

Sézille en fait une affaire personnelle et vilipende le commissariat général, à la tête duquel on devrait placer « un chef ayant une vie privée irréprochable et non un politicien à la solde des juifs » [il parle de Louis Darquier, qui sera remplacé, trois semaines plus tard, par Charles du Paty de Clam]. Fernand Querrioux, lui, s'en tient  à des vues plus générales :

[Document CDJC]

Le 15 : Mise en vente de Bezons à travers les âges. Denoël l'a tiré à 3 000 exemplaires. C'était le tirage initial de Voyage au bout de la nuit. L'éditeur [cf. sa lettre du 14 mars] a accepté cet ouvrage consciencieux pour faire plaisir à Céline mais rien ne lui était plus étranger que le régionalisme. Pour la circonstance, il a créé une nouvelle collection : « A la ronde du grand Paris », qui n'aura pas d'autre titre. Et Bezons sera soldé trois ans plus tard.

  

Céline écrit pourtant : « Denoël à force de faire le Mage d'une province l'autre, de faire incarner celle-ci... celle-là... se sentait plus !... " Bravo ! Tabou ! Tout j'ose !..." mais minuit Place des Invalides le truc a rompu ! un nuage, la Lune !... envolés les charmes !... Denoël ce qui l'a fini, ce qui l'a achevé de faire le con, c'est sa collection des "Provinces", les envoûtés folklorisques, les incarneurs en transe de lieux !... chiadeurs en concours : Moi ! Moi ! Moi ! moi les Cornouailles... moi le Léon !... moi les Charentes !... épileptiques d'incarnation ! [...] " Vous êtes retenu pour le Concours !... oh, que vous incarnez le Cameroun !..." par ici bananes !... les dattes, ananas ! tout l'Empire y arrivait à table !... sur sa table !... je vous dis : rien manquait !... on peut dire que le pauvre Denoël avait vraiment bien mis au point la question d'approvisionnement... » [D'un Château l'autre, Bibliothèque de la Pléiade, p. 126].

Mis à part un livre paru en 1936 [Ce Coin de ma Provence par Jeanne Jaubert], on chercherait en vain dans le catalogue de l'éditeur un ouvrage qui réponde à cette définition. En réalité Céline désigne ici deux écrivains : Jean Proal et Jean Rogissart, qui ont effectivement approvisionné Denoël, sa famille et son personnel durant l'Occupation. Le premier, qui a publié cinq romans de montagne, habitait au pied des Alpes, le second, auteur de la geste des Mamert, un roman qui décrit la vie d'une famille ardennaise, était originaire de Charleville Mézières.

Sollicité en 1944 par Céline pour éditer une « Histoire de Clichy » rédigée par le même Serouille, Denoël se récusera. En 1949 encore, Céline tentera de la faire publier : « Mon cher et bien vieux collaborateur, Albert Serouille, est en train de crever dans une dèche extrême, à Bezons. Il avait, sur mon inspiration ! entrepris et mené à bien une histoire de Clichy-la-Garenne (elle est achevée), la faire éditer où ? tout le problème ! Il faudrait reprendre l'histoire de Bezons qui a encore un petit courant permanent d'acheteurs et éditer en même temps Clichy [...] Je ne sais pas si Frémanger... Il a l'air bien embrouillé, surpassé par ses malheureux ouvrages ! Enfin s'il désire ! mais ce sont là des livres de peu, de très peu de rapport, de folklore banlieusard. » [lettre à Pierre Monnier, 2 mars 1949].

* La notice ci-dessus a été rédigée en 2005. Entretemps j'ai obtenu copie de Lectures 40, la revue littéraire que Denoël a dirigée entre juin 1941 et mai 1942. L'éditeur en avait envoyé des exemplaires à Céline puisque « La Médecine chez Ford » a été réédité dans les numéros 4 et 5 datant des 1er et 15 août 1941. C'est précisément dans ce dernier qu'a paru cette étonnante annonce des Editions Denoël :

Lectures 40,  n° 5,  15 août 1941

Pour des raisons commerciales, Denoël avait en effet « redistribué » des romans dont, à l'époque de leur parution, il avait à peine fait mention de leur qualité « régionaliste ». Céline, lui, y avait été attentif.

Le 15 : Edouard Didier, administrateur des Editions de la Toison d’Or à Bruxelles, confirme à Denoël son accord pour une co-édition à 4 000 exemplaires de Guignol’s Band, destinée à la Belgique et à la Hollande.


    Comment cette co-édition fut-elle négociée ? Lucienne Didier, veuve de l’éditeur, m’écrivait le 10 juin 1979 : «Je lisais les manuscrits des romanciers, pour aider mon mari dans son choix. Je lui avais conseillé la publication de Guignol's Band, et j'ai personnellement demandé à F. Céline l'autorisation de l'éditer à la Toison d'Or. Je connaissais Céline, que je rencontrais souvent aux réunions qui avaient lieu à Montmartre, le dimanche, chez le peintre Gen Pol. »


    On peut avoir quelques doutes sur la présence d’un manuscrit de Guignol’s Band chez Gen Paul, mais il est avéré que Mme Didier, qui tenait salon à Bruxelles et à Paris, avait aussi ses entrées à Montmartre.

Le 22 : Céline écrit à sa secrétaire, qui corrige les épreuves de son nouveau roman : « Je vois que vous vous épuisez après ce méchant livre ! Cet imprimeur est un sabotier comme son Denoël ! »

L'imprimeur de Guignol's Band est André Brulé, directeur des Impressions Modernes, 17 boulevard de Strasbourg, dans le Xe arrondissement. Ami de Robert Denoël depuis 1936, il fut aussi chargé d'imprimer plusieurs ouvrages pour les Editions de la Tour en 1945.

Le 22 : Arrestation par la Gestapo de Robert Desnos, accusé d'avoir publié des poèmes antiallemands, à moins qu'il n'ait été dénoncé pour ses activités dans le réseau de résistance « Agir » auquel il appartient depuis juillet 1942.

Certains ont, sans preuves, mis cette dénonciation sur le compte d'Alain Laubreaux, que Desnos avait giflé publiquement en avril 1942. Imprudent, il avait déclaré : « Laubreaux ne mourra que de ma main et je lui ferai sortir les tripes du ventre à coup de pied ! » Déporté en Allemagne puis en Tchécoslovaquie, Desnos mourra du typhus, le 8 juin 1945, au camp de Terezin.

Le 23 : Attribution du premier prix de la Pléiade à Marcel Mouloudji pour Enrico, publié chez Gallimard. Ce prix créé en août 1943 par Gaston Gallimard récompense le lauréat d'une somme de 100 000 francs. Les membres du jury sont à peu près les mêmes que ceux du comité de lecture de Gallimard.

Le 24 : Arrestation par la Gestapo de Max Jacob, qui est déporté au camp de Drancy, où il mourra d'une infection pulmonaire, le 5 mars. En décembre 1942 son frère Gaston avait été arrêté à Quimper et déporté le 11 février 1943 à Auschwitz, où il est mort le 16 février. En janvier 1944 c'est sa sœur Myrte-Léa qui est arrêtée à Paris, déportée à Drancy puis à Auschwitz, où elle est morte, le 20 janvier 1944.

Le 25 : Parution du Voyageur imprudent, que René Barjavel a dédié « à Robert Denoël ». Une co-édition belge paraîtra en avril aux Editions de la Toison d'Or.

         

L’exemplaire qu’il offre à sa femme porte cette dédicace : « A Cécile Denoël qui fut mon guide lors de mes premiers pas dans la capitale, et mon soutien dans mes aventures de banlieue, avec la gratitude et l'amitié de celui qui restera toute sa vie un [VOYAGEUR IMPRUDENT]. R. Barjavel 25.2.44 ».

Barjavel avait de bonnes raisons pour dédier ce roman à son éditeur : « je lui donnai à lire, tout tremblant, mon manuscrit. Il était toujours mon patron, mais il était, en plus, devenu mon ami. Il lut mon ouvrage dans la nuit. Le lendemain, il me consacra une matinée, épluchant devant moi, page par page, presque ligne par ligne, ce que j'avais écrit avec tant d'enthousiasme et d'efforts, et me montrant, avec une clarté éblouissante, quels étaient mes défauts et quelles étaient mes qualités, ce que je devais éviter dans ma façon d'écrire, ce que je devais supprimer, ce que je devais développer.

Je repris mon manuscrit et le récrivis entièrement. Je me levais à 4 heures du matin, je travaillais jusqu'à 8 heures. Ensuite, j'enfourchais mon vélo et me rendais à ma tâche de chef de fabrication. C'étaient de longues journées. Elles passaient vite... Je n'eus plus jamais besoin par la suite, des conseils de Robert Denoël. Ce jour-là, en quelques heures, il avait fait de moi un écrivain. » [Modes et Travaux, octobre 1980].

Plus tard, il ajoutera : « dès sa publication, succès immédiat, on en a vendu plus de 50 000 exemplaires. » On peut penser que l'écrivain parle de la carrière du livre chez Denoël, où il fut maintes fois réédité.

Le 28 : Création du « Prix Drumont », qui couronnera une œuvre, parue ou inédite, sur la question juive. Ce prix de 10 000 francs, créé pour célébrer le centenaire d'Edouard Drumont, fut décerné le 28 avril par Henry Coston à J.-M. Rouault pour La Vision de Drumont (Mercure de France) et à R.-L. Jolivet « pour l'ensemble de son action antijuive depuis 1930 ». Fernand Querrioux et Joseph Santo avaient obtenu des voix au premier tour.

Le 28 : Le prix de la France aryenne est décerné à Maurice-Ivan Sicard pour Vive la France ! (Editions de France) par 10 voix contre 3 à Léon Brasat pour Synthèse de la question juive (Sorlot). Le jury, présidé par Paul Chack, est composé notamment de George Montandon, Jacques Ploncard, Claude Jeantet, Henry Coston, Edmond Pilon, et Armand Bernardini, fondateur de ce prix littéraire.

 

Mars

 

Charles du Paty de Clam [1897-1948], fils de l'accusateur du capitaine Dreyfus, est nommé commissaire général aux questions juives, en remplacement de Louis Darquier de Pellepoix.

       Le Matin,  2 mars 1944

 

Dans Les Lettres Françaises le Comité National des Ecrivains publie la « déclaration » relative aux éditeurs annoncée en février, dans laquelle il demande instamment au Conseil National de la Résistance « que la conduite de chaque éditeur ou directeur de maison d’édition pendant l’occupation soit soumise à l’enquête d’une Commission de juristes assistée de représentants du C.N.É. afin d’établir les responsabilités de chacun, et d’aider à l’action de la justice.

Le Comité National des Ecrivains estime indispensable que les éditeurs ou directeurs de maisons d’édition qui auraient été convaincus d’avoir trahi les devoirs de leur charge pendant l’occupation ennemie, se voient privés désormais de tout moyen d’influence sur l’opinion publique française, et demande en tout état de cause que tous les éditeurs soient astreints à indemniser sur les bénéfices réalisés pendant l’occupation les auteurs dont ils ont sacrifié les droits, et cela bien entendu, sans préjudice des peines judiciaires qui pourront leur être appliquées d’autre part. »

Un périodique clandestin, Les Etoiles, publie un avertissement aux éditeurs qui ont cautionné la liste Otto, dont le texte publié en préambule est attribué au Syndicat des Editeurs : « Qu’on sache que l’ensemble des éditeurs parisiens ont adopté la publication de ce texte scandaleux, et qu’il a conditionné leur activité pendant toute l’occupation ».

La revue Industries graphiques, qui a lancé dès janvier une « Enquête sur l’Edition », publie la réponse de Robert Denoël. Le libraire-imprimeur Henri Colas, chargé de l’enquête, écrit : « Quelle vie ! Quelle ardeur ! De tous les éditeurs que nous avons vus jusqu’à présent, M. Denoël est sans conteste le plus spontané, le plus caustique et le plus amusant. Il a de qui tenir, puisqu’il a édité et lancé ces deux étonnants pamphlétaires que sont Céline et Rebatet. Sa verve est étourdissante, il fait à la fois les questions et les réponses, et nous regrettons de ne pouvoir donner de sa conversation qu’une transcription incolore et banale. »

Denoël revient sur la question des bibliothèques publiques dont l’état devra favoriser le développement, sur celle des stocks des éditeurs : « Vous me faites rire avec votre péril de la pensée française. On cherche à créer une atmosphère de panique sur l’épuisement des stocks mais il y a des centaines d’éditions de Pascal ou de Baudelaire. Tous les Français cultivés ont à leur disposition des bibliothèques bien garnies. Il n’y a pas un seul livre qu’on ne puisse trouver en cherchant bien, ou simplement en faisant une demande dans la Bibliographie de la France. C’est un peu long, mais vous recevez des réponses. »

Les mesures de contingentement sont inefficaces, selon lui ; les livres manqueront chez les éditeurs tant que la crise du papier et de la main-d’œuvre ne sera pas résolue ; ses stocks sont épuisés mais il compte bien les reconstituer : « J’ai 700 titres à mon catalogue. Il y en a 300 qui sont toujours demandés. Je les réimprimerai. A vous entendre, on ne devrait réimprimer que les classiques. Mais que faites-vous des écrivains vivants ? Vous voulez les laisser crever ? Non ! il y a bien assez de Molière et de Racine. Il y en a partout. Tout le monde en a. Ce qu’il faut, c’est éditer des écrivains vivants, découvrir des talents inconnus. Le métier d’éditeur, c’est d’abord de donner une place à la littérature vivante, de trouver des œuvres valables, de les susciter au besoin par la commande et de les imposer au public. »

A quelques mois de la Libération, Denoël n’a rien perdu de son optimisme et de son goût du métier, qu’il pratiquera avec d’autant plus de ferveur que l’Occupation a sevré la clientèle, tant française qu’étrangère. Le rôle des éditeurs sera de maintenir ce public en appétit, dit-il.

On notera que Maximilien Vox, éditeur d’ouvrages de luxe, répond au même enquêteur que le livre d’après guerre devra être « aussi beau et cher que possible » : on a trop vendu de volumes mal faits et à bon marché sous prétexte que c’était ce que le public exigeait.

Denoël rencontre Champigny à Paris, après plusieurs années de silence. Son amie lui propose de l’accueillir chez elle à Nérac, dans le Lot-et-Garonne, où il ne serait pas inquiété. Refus de l’éditeur, qui assure que, « au cas où il serait contraint de quitter la rue Amélie », il s’est ménagé de « suffisantes retraites ».

Le 1er : Nouvelle liste d'ouvrages « collaborationnistes » publiée, à usage interne, par les services de la Propaganda-Abteilung. La précédente, qui datait du 31 décembre 1942, répertoriait 182 ouvrages publiés par 50 éditeurs. Celle-ci en compte 213, publiés par 55 éditeurs.

Chez Denoël on trouve les mêmes neuf ouvrages que précédemment, à l'exception de La Mort en Pologne d'Edwin Erich Dwinger, paru en 1941, auxquels on a ajouté :

- La Médecine et les juifs de Fernand Querrioux aux Nouvelles Editions Françaises, deuxième titre de la collection « Les Juifs en France » oublié dans la liste de 1942, rubrique « Antijuedisches Schrifttum », c'est-à-dire Littérature anti-juive.

- Les Partisans de Marc Augier, paru en août 1943 chez Denoël, dans la rubrique « Antikommunistisch und gegen Russland» (Littérature anti-communiste).

- Les Décombres de Lucien Rebatet, paru en juillet 1942 chez Denoël, dans la rubrique « Kritik und alten Frankreich » (Critique contre la France).

Soit, en tout : onze titres publiés entre 1940 et 1943.

Le 3 : La presse annonce la parution prochaine du nouveau roman de Céline :

Le Petit Parisien,  3 mars 1944

Le 5 : Robert Gaillard, dans sa chronique du Nouveau Journal, annonce la parution prochaine du nouveau livre de Céline qu'il considère comme « un grand roman qui renouvelle entièrement sa manière », et dont le second tome paraîtra au cours de l'été. En fait le journaliste, qui rendra compte du livre le 10 mai, avec beaucoup de réserves, se fait simplement l'écho du prière d'insérer qu'il a reçu des Editions Denoël.

Le 5 : Conférence du « S.S. Hauptsturmführer » Léon Degrelle au Palais de Chaillot. L'orateur parlera de la guerre européenne contre le bolchévisme, avec le concours de la fanfare de la S.S. Leibstandarte Adolf-Hitler. Les membres de la L.V.F. et leurs familles doivent obligatoirement être présents ; la tenue : chemise blanche, cravate noire, brassard, est exigée.

Le Matin, qui rend compte de l'événement le lendemain, a relevé la présence des plus hautes autorités allemandes et françaises. Il y avait là Otto Abetz, Joseph Darnand, Paul Marion, Jacques Doriot, Alphonse de Châteaubriant, Jacques de Lesdain... Le « héros de la Légion Wallonne », qui plaidait pour une armée européenne, a obtenu un beau succès auprès d'une assistance tout acquise à sa cause, et a déclaré : « Il est temps que la France soit là et qu'elle prouve qu'il y a autre chose dans ce pays que ce qu'on nous a montré avant la guerre. »

Le 6 : Lettre à Paul Vialar qui, depuis 1940, habite Saint-Tropez, à la « Treille muscate » chère à Colette :

« J’ai été fort débordé ces derniers temps et je viens de m’apercevoir que l’on ne vous avait pas fait parvenir votre mensualité. Je répare immédiatement cet oubli.

J’ai téléphoné à Archat qui attend vos épreuves avec une certaine impatience. Mais il en verra d’autres avec l’imprimeur et le tireur d’eaux-fortes ! Suis ravi des nouvelles que vous me donnez de mon filleul et de sa mère. Puissiez-vous rester tous les trois paisiblement dans cette " Treille " fleurie ! Je m’y inviterais volontiers pour un long week-end s’il m’était permis de penser à des folies pareilles. Je voudrais vous voir tous les deux dans votre nouvelle dignité.

J’ai eu des débuts de père de famille - il y a onze ans - en Vendée dans une maison aimable. Vous me rappelez mes émerveillements : il faisait beau, l’enfant souriait, je n’en finissais pas de l’admirer. Les temps étaient paisibles !

Dernière nouvelle : je viens de traiter avec un nouvel éditeur belge pour une édition française de La Grande Meute. 10.000 exemplaires de départ, cinquante francs ou peut-être soixante prix de vente et 15 % de droits. A part cela, je travaille assez péniblement, fatigué toujours. Les Editions, elles, n’ont jamais été si florissantes. Elles auront ma peau ! »

 

Les mensualités dont parle Denoël sont celles qu’il verse à Vialar pour La Rose de la mer [1939], La Maison sous la mer [1941] et La Grande Meute [1943]. Il a traité avec l'éditeur d'art Archat à Lyon qui prépare une édition de luxe de La Grande Meute, illustrée par Pierre-Yves Trémois. Et il annonce une co-édition belge du roman aux Editions de la Toison d'Or à Bruxelles. L'année d'avant l'éditeur liégeois Maréchal en avait déjà publié une édition ordinaire.

Denoël est le parrain de Dominique, le premier enfant de Madeleine et Paul Vialar, né à Saint-Tropez le 14 décembre 1943. Sa marraine n'est autre que l'amie de l'éditeur : Jeanne Loviton.

Quelques semaines plus tard Paul Vialar s'installe à Rozay-en-Brie, une petite commune de Seine et Marne située à 60 kilomètres de la capitale, d'où il contacte Denoël : « Je louai une bicyclette : Rozay n'était pas très loin de Paris. Je me retrouvai donc dans son bureau et il comprit tout de suite où j'en étais. Il me fit remettre l'argent qui était à mon compte, me faisant comprendre que si j'avais besoin d'une somme plus forte, celle-ci était à ma disposition. » [Témoignage inédit, 9 janvier 1980].

Dans son livre de souvenirs [Ligne de vie], Paul Vialar ajoute que, durant son séjour à Rozay, Denoël ne cessa de l'aider de toutes les manières, qu'il y rédigea pour lui un livre destiné aux enfants : Le Voilier des îles et qu'il y termina le premier volume de son grand roman La Mort est un commencement : Le Bal des sauvages.

Le Voilier des îles était sans doute destiné à une collection pour la jeunesse que Denoël s'apprêtait à lancer à l'enseigne des Editions de la Tour, et dans laquelle parurent quatre volumes. Paul Vialar ne dit pas pourquoi son livre ne parut finalement qu'en 1947 dans la collection « Grandes Pistes » aux Editions Denoël, dirigées alors par Jeanne Loviton.

    

                         Le Voilier des îles, 1947                            Le Bal des sauvages, 1946                          La Caille, 1945

Quant au second, l'écrivain explique qu'à la Libération Denoël, écarté de sa maison d'édition et se trouvant dans la gêne, « je signai avec un éditeur qu'il me présenta, un contrat pour un roman, ce qui lui permit alors de toucher quelque argent qui lui était bien nécessaire. » [Témoignage inédit, 9 janvier 1980].

Or Le Bal des sauvages parut en 1946 chez Domat, la maison d'édition de Jeanne Loviton, dont il écrivait dans le même texte qu'elle avait été son amie de jeunesse. Albert Morys a, dans ses mémoires [« Cécile ou une vie toute simple »], donné une autre version de cette affaire :

« Nous aurions dû sortir aussi un livre nouveau de Paul Vialar dont Robert m'avait apporté le manuscrit quelques jours avant le drame, mais un jour, peu avant la fin de l'année 1945, Vialar m'avait téléphoné :

- Mon Petit Morys, j'ai deux ou trois petites choses à revoir dans mon roman, cela vous ennuierait-il que je le fasse reprendre ?

- Non, bien sûr, Paul ; même si vous le voulez, je peux vous le porter.

- Ne vous dérangez pas : un ami doit justement passer demain après-midi du côté de votre bureau...

Je ne revis jamais Vialar. Nous ne revîmes jamais le manuscrit. Le livre parut quelque temps plus tard aux Editions D...-M... [Domat-Montchrestien]. Chez Jeanne Loviton. Comme par hasard. »

On peut aussi imaginer que Paul Vialar faisait allusion à un autre roman : Une Ombre, paru en 1946 aux Editions de la Nouvelle France, mais la déclaration qu'il a faite à la police en janvier 1950 lève tous les doutes :

« A l’époque du décès de M. Denoël j’étais en contrat avec les Editions Domat-Montchrestien. Ce contrat a été signé par l’intermédiaire de M. Denoël qui m’avait mis en rapport avec Mme Loviton au mois de mars 1945. Je n’ai jamais eu de contrat avec les Editions de la Tour ni aucun engagement. »

Mais Vialar était bien engagé avec les Editions Denoël. Le 27 février 1945 il avait signé avec Maximilien Vox un contrat pour trois romans qui devaient être remis rue Amélie le 1er mars 1945, le 1er novembre 1945 et le 1er juillet 1946. Le premier (et le dernier) fut La Caille.

Faut-il penser que Robert Denoël, torpillant sa propre maison, a passé outre cet engagement et lui a fait signer en mars un autre contrat avec les Editions Domat-Montchrestien de Jeanne Loviton ? Il est vrai que les Editions Denoël ont publié en 1946 un roman nouveau de Vialar : Job, et réédité La Maison sous la mer ; le contrat du 27 février 1945 a pu être aménagé.

Mais on ne peut s'empêcher de comparer la teinte de la couverture de La Caille avec celle du Bal des sauvages, et de se dire que Jeanne Loviton annexe le romancier dès après la mort de l'éditeur. Tous les volumes de La Mort est un commencement paraîtront sous cette couleur de rappel.

Albert Morys et Auguste Picq contestaient l'aide apportée à Denoël par l'écrivain, sauf en ce qui concerne son appartement, rue de Buenos-Ayres, que les Vialar occupèrent du 20 août 1944 au 8 mars 1945 « pour qu'il ne fût pas occupé, comme le craignait l'éditeur, par quelque résistant au petit pied. »

Le 7 : Benjamin Fondane est arrêté par la police française et interné à Drancy avant d'être déporté à Auschwitz, où il est mort le 2 octobre.

Le 11 : Eduard Wintermayer, qui dirige la Propaganda Abteilung, avise Denoël qu’il vient de lui attribuer deux tonnes de papier sur un contingent venant de Finlande, pour imprimer Guignol’s Band.

Une tonne et demie du même contingent est prévue pour un nouveau livre de Marc Augier : Sergent Karacho. L'ouvrage ne paraîtra pas. Il sera finalement publié en 1994 aux Editions Le Flambeau sous le pseudonyme de Saint-Loup.

Le 14 : Denoël écrit à Céline, qui lui a sans doute reproché certaines de ses publications :

« Je ne veux pas entrer, une fois de plus, dans des considérations étrangères à nos rapports personnels. Je publie ce que je veux et sans en rendre aucun compte à mes auteurs. Je tiens seulement à vous signaler que vous avez absorbé en 1943 près de 25 % du papier que j’ai imprimé. Or, je fais vivre partiellement tout au moins, près de 150 auteurs.

Quant à Bezons, vous savez fort bien que j’ai pris ce livre pour vous faire plaisir, que ce n’est pas du tout une affaire. Heureusement que je n’ai pas écouté vos suggestions optimistes et que je n’ai tiré le volume qu’à 3.000 exemplaires, comme il convenait. Il sera difficile de dépasser ce tirage et même de l’épuiser rapidement ». En effet, le livre d’Albert Serouille figurera parmi les ouvrages soldés par l’éditeur en juin 1947.

Le 15 :  Parution de Anne la bien-aimée, un récit de Dominique Rolin qui inaugure « La Belle Etoile », une nouvelle collection à tirage limité. C'est un joli livre, typographiquement sans reproche, et agrémenté d'un frontispice tiré à l'eau-forte d'après un dessin de l'auteur. Un second titre dû à Lanza del Vasto paraîtra l'année suivante, puis la collection sera abandonnée.

Le 16 : Mise en vente de Guignol’s Band avec une bande-annonce sans grande originalité :

 

 

L’exemplaire offert en 1986 à la Bibliothèque Nationale par Elsa Triolet porte un envoi assez particulier de l’auteur à son mari : « A Aragon, notre prochain grand procureur général au Comité de grande Purification ».

Le 16 : Denoël répond à nouveau aux critiques de Céline : « La N.R.F. n’a pas tiré Le Passe-Muraille de Marcel Aymé à 100.000 exemplaires, rassurez-vous. Puisque Marcel Aymé est en veine de confidences, demandez-lui donc à combien la N.R.F. a retiré les quinze volumes qu’il a publiés avant 40. Aucun de ces ouvrages n’a été réimprimé.

Quant à la clause de nos contrats disant que lorsque je ne peux présenter 10 exemplaires de vos ouvrages ou qu’ils sont introuvables chez les grands libraires, le contrat tombe, je vous rappelle que nous sommes en temps de guerre et que j’ai pour moi le cas de force majeure.

D’autre part, aucun de vos ouvrages n’est pratiquement introuvable. Je vous garantis que je vous en trouve 200 dans Paris de chaque titre en quelques jours, mais ceci n’a pas d’importance.

Je vous répète que vous êtes le seul auteur français qui ait eu des réimpressions sans arrêt. Vous êtes certainement l’auteur français qui a touché le plus de droits d’auteur depuis l’armistice.

Je parle bien entendu d’auteurs de livres, je ne m’occupe pas de cinéma ni de théâtre. Quant à Flammarion, dont vous me cassez les oreilles, je demande à voir ses propositions écrites ».


    Cette dernière lettre connue de l'éditeur à Céline donne bien le ton des relations entre les deux hommes, à quelques mois de la Libération : Denoël en est arrivé à ne plus supporter les incessantes récriminations de l’écrivain, et il lui répond - enfin - fermement.

Le 17 : Paris-Midi publie un entretien accordé par Céline à Pierre Lhoste, quelques jours avant la sortie de son livre. Il porte le titre : « Où L.-F. Céline ne parle pas de son nouveau roman... » et, en effet, il y est surtout question de la rapacité du fisc, du métier de romancier qui n'est pas vivable, et de celui d'éditeur :

« Après sa mort, l'écrivain il suit les valeurs. Mais l'éditeur, lui, il gagne à tous les coups. C'est le barbeau de l'écrivain. Il tire à gauche, il tire à droite, il tire au milieu. C'est le roi des oiseaux. [...] Mais l'édition ! Tu fais suer le débutant. Une fois qu'il est monté, tu te le mets en main. Et sur son cadavre, tu te régales encore, pendant cinquante ans. »

Le 18 : Les annonces du livre de Céline, éclipsées par l'affaire Petiot, qui a éclaté quelques jours plus tôt et qui monopolise les manchettes de tous les journaux, rappellent au lecteur que le papier est devenu introuvable et que l'éditeur, faute de pouvoir le réimprimer, pourrait se trouver rapidement en rupture de stock.

Le Matin,  18 mars 1944

Le 18 : La Croix annonce que l'Association « Au Service de la Pensée française », présidée par Georges Duhamel, vient d'allouer une bourse de 10 000 francs à Pierre Seghers, « l'ardent animateur de Poésie 43 ». L'éditeur a déclaré qu'il comptait utiliser cette somme pour publier un second volume de Poètes prisonniers. Le premier avait paru en mars 1943.

Le 20 : Pierre Pucheu est fusillé à Alger. C'est le premier membre du gouvernement de Vichy exécuté dans le cadre de l'épuration politique.

 

Pierre Pucheu au cours de son procès à Alger,  le 4 mars 1944 (© Life)                       Le Matin,  21 mars 1944

 

Le 21 : Le prix Goncourt 1943 est attribué à Marius Grout pour Passage de l'homme (Gallimard), avec cinq voix sur neuf. Le Cheval blanc d'Elsa Triolet (Denoël) a obtenu une voix, celle de Francis Carco. Le prix Renaudot 1943 à André Soubiran pour J'étais médecin avec les chars (Didier).

Le même jour, la Gestapo adresse à la police de Marseille un ordre de recherche : « Arrêtez immédiatement la juive Elsa Kagan dite Triolet, maîtresse d’un nommé Aragon également juif ».

Elsa Triolet avait obtenu la voix d'un juré Goncourt pour Le Cheval blanc mais ce n'est pas, semble-t-il, ce qui a attiré l'attention des autorités allemandes : depuis plusieurs mois, Les Lettres Françaises clandestines encensaient son roman « de grande portée spirituelle », et les services du Commissariat général aux Questions juives ont lancé une enquête pour établir l'ascendance raciale de l'auteur, avant de la dénoncer aux autorités allemandes.

Le même jour, la Gestapo perquisitionne les Editions Bloud et Gay, rue Garancière, et arrête plusieurs collaborateurs de Francisque Gay [1885-1963], absent de Paris.

Le 23 : Le testament manuscrit d'Edmond de Goncourt (7 pages in-4) est vendu aux enchères à l'Hôtel Drouot.

Le Matin,  24 mars 1944

Le 24, Jean Cocteau note dans son journal, à propos de Genet : « Je lui ai payé son voyage pour Lyon. Il va y excéder Barbezat. Outre qu’il me semble difficile qu’il agisse sans Paul [Morihien] et sans Denoël, Barbezat est incapable de trouver tant d’argent. Il est probable qu’il insultera Barbezat comme il a insulté Denoël... »

Le 25 : La Croix annonce la mort, le 5 mars précédent, de Max Jacob « à Paris ». Le journal ne fait aucune allusion à son arrestation, mais ajoute néanmoins : « Nul doute qu'une épreuve récente n'ait hâté sa fin ». Le Petit Parisien, qui l'avait annoncée cinq jours plus tôt, n'avait fait de commentaires qu'à propos du « pittoresque du personnage et de ses mœurs, autant que sa conversion à grand spectacle suivie de crises de mysticisme publicitaires, qui avaient maintes fois défrayé la chronique ».

Le 30, contrat avec Blaise Cendrars pour l'édition de ses poésies complètes, qui paraîtront en mai. Le poète avait proposé pour titre « Du monde entier au cœur du monde » que Denoël ne retint pas (une édition définitive parut sous ce titre aux Editions Denoël en mai 1957).

L'écrivain s'engage à remettre à l'éditeur L'Homme foudroyé avant la fin de l'année. Dans une lettre du 19 juillet à son amie Raymone Duchâteau, Cendrars précisera même : « Pour le 1er septembre je remettrai à Denoël le meilleur livre du monde : L'Homme foudroyé. », ce qui montre que cet ouvrage est celui de sa renaissance, puisque le 1er septembre est le jour de son anniversaire. Mais L'Homme foudroyé est loin d'être terminé et Denoël ne prendra connaissance du manuscrit qu'en mars 1945. Il a encore été convenu qu'il lui remettra ensuite La Carissima et L'Avocat du diable.

 

Avril

 

Bibliographie de la France, « journal général de la librairie française clandestine », publie sous le titre « A l’index » un avertissement à ses lecteurs : « Nous recommandons une vigilance particulière à l’égard de Denoël qui annonce un nouveau livre de Céline ». Curieusement Denoël n'est pas cité parmi les éditeurs du Comité d'organisation du livre dirigé par Marcel Rives où figurent les Editions de France, Baudinière, Colbert, Jean Renard, Balzac, Editions du Chêne et Grasset.

Bibliographie de la France clandestine,  n° 2,  avril 1944

Mise en chantier chez Denoël de Scandale aux abysses sous la direction de René Barjavel et Yannick Floch.

Parution du 8e numéro de L'Arbalète, la revue littéraire que Marc Barbezat [ 26 novembre 1913 - 26 avril 1999] imprime à Décines, près de Lyon, depuis février 1940. Il contient, en ouverture, un chapitre de Notre-Dame des fleurs. Tiré à 1 000 exemplaires, ce numéro est bien distribué et le public découvre le premier texte public de l'écrivain récemment sorti de prison : « A ce moment, Genet fut plus que célèbre. Tout Paris se l'arrachait », écrit Marc Barbezat, qui devint ensuite le principal éditeur de Genet.

Il le méritait car, contrairement à Denoël et Morihien qui n'avaient pas osé mettre leur nom sur son livre, Barbezat avait pris tous les risques et véritablement lancé Genet. Paul Morihien en profita au cours de l'automne suivant en distribuant enfin et avec succès Notre-Dame des fleurs. Denoël, terré à partir du 18 août dans un appartement du boulevard des Capucines, n'en retira aucun bénéfice et eut droit au mépris de l'auteur.

En réalité c'est Genet qui était impubliable, comme l'avait bien vu Cocteau, puisqu'en 1947 seront à nouveau édités clandestinement Pompes funèbres par Gaston Gallimard, et Querelle de Brest par Paul Morihien.

Le 6 : Denoël traverse une période d’ennui et il le doit à l’absence de Jeanne, qui « fait retraite » à Senneville, dans les Yvelines : « Tu ne t’imagines pas à quel point je suis triste de ton absence. Je me sens comme perdu, abandonné. Le travail même ne me délivre pas d’un sentiment pénible d’ennui et d’angoisse. Je suis débordé de besognes, pris à chaque minute par des problèmes à résoudre ou par des gens et cela ne sert de rien. J’ai eu un peu de plaisir avec mon fils que j’ai promené à Versailles, mais moins que je ne l’aurais pensé. »

Au cours d’une promenade, son amie s’est fait mal au genou et l’éditeur en est peiné : « Ton genou me fait mal. Fragile chérie, enfant imprudente que l’on ne peut laisser seule sur les routes sans qu’elle ne se blesse ! J’ai bien l’impression que nous avons terriblement besoin l’un de l’autre. »

Le 7 : La presse clandestine annonce à son tour la mort de Max Jacob, sans les précautions oratoires des journaux de la capitale, et sans beaucoup de considération pour les deux poètes qui avaient tenté d'intervenir :

Libération,  7 avril 1944

Le 10 : Denoël se sent à nouveau heureux, mais il ne paraît pas que c’est à cause de l’importante décision de Jeanne qu’il lui écrit : « Je goûte un bonheur tout nouveau, il me semble que je découvre la vie et l’amour avec un sentiment d’aise inexprimable. As-tu remarqué que nous n’avons jamais souffert l’un par l’autre, si ce n’est de l’absence ? Il est bon que tu sois dans cette campagne admirable, dans cette paix lumineuse et fleurie, il est bon que tu respires sous un ciel large, que tu te reposes dans cette solitude ».

Le 14 : Critique désabusée de Guignol's Band dans Je suis partout par François Chalais, qui signe encore François-Charles Bauer : « On attendait autre chose. Une volée d'injures à l'adresse des puissances publiques. Un rut formidable de mots sur un sujet brûlant comme une tôle rougie. Mais rien de tout cela. Un panorama habile et un peu froid des bas-fonds de Londres en 1917 ».

Je suis partout, 14 avril 1944

Bauer-Chalais adresse aussi à Denoël le curieux reproche d'avoir voulu faire paraître séparément le premier volume de Guignol's Band. Sans doute le journaliste interprète-t-il les déclarations qui se trouvent en ouverture du livre : « Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu'on ne sait ni qui vit qui meurt ! Denoël ? vous ? moi ?... J'étais parti pour 1 200 pages ! »

Le 15 : Dans L'Echo de Paris Georges Blond fait part, lui aussi, de sa déception : « Le caractère vertigineux de son récit nous gêne du fait qu'il s'agit, non pas de considérations apocalyptiques actuelles, mais, autant que nous puissions le comprendre, d'une " histoire ", d'une histoire qui se passe pendant la guerre de 14 ».

Le 15 : Parution de Je vous hais ! Ce « dossier » de 50 pages illustrées publié par l'équipe du Cahier Jaune sous la direction d'Henry Coston, qui constitue la publication la plus violemment antisémite de l'Occupation, est dû au P.P.F., sous le couvert du Bureau central de presse et d'informations dirigé par Maurice-Ivan Sicard.

  

                                           (© MRN)                                                                                          Le Matin,  13 mai 1944

Le 17 : Dans sa chronique du Nouveau Journal, Robert Gaillard annonce que si Guignol's Band n'est pas encore en vente à Bruxelles, c'est parce qu'un éditeur belge s'est assuré des droits de publication pour la Belgique.

Le 20 : Mort du capitaine Paul Sézille. Né dans l'Aisne le 10 novembre 1879, cet activiste antisémite qui fut directeur de l'Institut d'étude des Questions juives, aura ainsi échappé au poteau d'exécution qui lui était promis.

Paris-Soir,  25 avril 1944

Le 20 : Robert Gaillard annonce, dans Le Nouveau Journal, la parution « pour la première quinzaine de mai », de Guignol's Band aux Editions de la Toison d'Or. On a fait preuve, à Bruxelles, de plus d'imagination pour le texte de la bande-annonce : « Une révolution littéraire ».

Le 21 : Bibliographie de la France communique aux libraires une liste d'écrivains « dissidents » dont les ouvrages sont désormais interdits à la vente.

Le 25 : Création du Groupement corporatif du Livre, qui réunit 200 libraires, 100 auteurs et 25 éditeurs. Le 5 mai, Gilbert Baudinière en est nommé président ; Jacques Boulenger, Robert Denoël et Pierre Malfère, vice-présidents.

     

                                            Photo Gérard Silvain (CDJC)                                             Le Matin,  6 mai 1944                                                            

Cette photo de presse représente Gilbert Baudinière au cours de la séance inaugurale, le 25 avril 1944, à la Salle des Sociétés savantes.

Le 28 : Premier numéro de l'hebdomadaire Germinal, dirigé par André Chaumet, dans lequel Claude Jamet publie un « Entretien chez Denoël avec L.-F. Céline ». Robert Denoël y publie aussi en feuilleton le premier chapitre de L'Hôtel du Nord, d'Eugène Dabit.

Céline avait accepté de donner cette ultime interview en guise de remerciement pour l'excellent article que Jamet avait consacré à Guignol's Band dans Révolution nationale du 25 mars. A l'issue de l'entretien le journaliste lui avait demandé « un mot, une lettre, quelque chose de lui, qui reprenne un peu ce qu'il vient de dire » pour agrémenter le nouvel hebdomadaire dont il venait d'être nommé rédacteur en chef, mais Céline s'y était refusé.

Heureusement Denoël, qui avait arrangé cette rencontre rue Amélie, lui avait suggéré : « Vous avez bien un peu de mémoire ? Essayez donc de reconstituer, comme vous pourrez, votre entretien avec Céline. Quand ça sera fait, vous lui porterez chez lui. Il corrigera peut-être un mot par-ci par-là. Mais il vous laissera publier... »

L'idée était bonne et l'autorisation obtenue puisque Jamet faisait annoncer, peu avant avant la sortie de son numéro inaugural :

  

Le Matin,  26 et 27 avril 1944

Le 28 : Le premier - et dernier - prix Edouard-Drumont, fondé à l'occasion du centenaire du polémiste antisémite [1844-1917], est attribué à Joseph-Maurice Rouault pour son livre : La Vision de Drumont au Mercure de France. Le docteur Fernand Querrioux, auteur de La Médecine et les juifs (Nouvelles Editions Françaises, 1940) et Joseph Santo avaient obtenu des voix au premier tour de scrutin.

Le 29 : Roger de Lafforest signe, dans Révolution nationale, un compte rendu pénétrant de Guignol's Band, «qui peut être considéré comme la première œuvre surréaliste authentique ». Après avoir constaté l'échec de l'école surréaliste il conclut : « L'œuvre restait à faire. Or, vingt ans après, la voici qui vient de paraître, et c'est Guignol's Band. »

Le 29 : Mort en déportation de Lucien Kra, ancien directeur des Editions Kra, devenues les Editions du Sagittaire en 1931.

 

Mai

 

Béatrice Appia, la veuve d'Eugène Dabit, se pourvoit en référé pour faire interrompre la publication en feuilleton de L'Hôtel du Nord dans l'hebdomadaire Germinal : « J’avais convoqué la NRF, Paulhan, et bien d’autres amis et écrivains de Dabit pour assister au palais de Justice à la décision, pour prouver que moi, veuve, je n’avais pas vendu Dabit aux Allemands. Bref le référé a ordonné la cessation immédiate de publier Dabit en feuilleton dès le prochain numéro ».

Germinal aura publié, en pleine page, plusieurs chapitres du roman de Dabit dans ses numéros des 28 avril, 5, 12, 19, 26 mai, et 2 juin 1944, avant qu'un jugement du tribunal de la Seine intervienne. On voit bien pourquoi Denoël avait relancé le roman dans la presse : une édition de luxe de L'Hôtel du Nord illustrée d'eaux-fortes par Rémy Hétreau allait paraître le 20 mai, mais le choix du support médiatique était malheureux.

  

Le 26 juin 1945, Maximilien Vox établira un nouveau contrat pour le livre et, le 11 novembre suivant, les Editions Denoël paieront à la mère et à la veuve de l'écrivain 25 000 francs de dommages et intérêts.

Le 4, Antonin Artaud écrit à Cécile Denoël à propos d'une lettre qu'il a envoyée précédemment à Robert et que les médecins ont trouvé insensée : « Moi je ne crois pas du tout que cette lettre était insensée, je crois simplement que ces médecins sont stupides, mal inspirés, ignorants et inavertis et je vois surtout que sans le savoir car ils se croient bien disposés avec moi même et croient tous les deux m'aimer ils sont possédés par le mauvais esprit, c'est-à-dire par les démons. [...] Antonin Artaud est resté dans le passé et mon moi est celui d'un autre, et Antonin Artaud n'est pour moi qu'un mort. Je ne me vois tel que je suis que depuis Ville-Evrard en octobre 1939 et je sais que le moi que j'ai est descendu du ciel une certaine nuit et qu'il n'est pas né sur cette terre comme le moi de tous les humains. »

Ni Robert ni Cécile ne pouvaient plus grand-chose pour leur ami aliéné et cette lettre est la dernière qu'il leur adressa de l'asile de Rodez.

Le 4 : Arrestation de Rémy Dumoncel, l'un des directeurs des Editions Tallandier, pour ses activités dans la Résistance ; il sera déporté le 4 juin, et mourra le 15 mars 1945 au camp de Neuengamme.

Le 8 : Denoël cède à Albert Morys 32 parts sur 50 qu’il détient dans la Société des Nouvelles Editions Françaises, et Auguste Picq, qui possède les 18 autres parts, les cède au docteur Maurice Percheron.

« Le jour de cette cession, M. Denoël, s’entourant de garanties, nous fit signer, au docteur Percheron et à moi, une rétrocession de ces parts par blanc seing, non daté, et sur lequel ne figurait pas également le nom de l’acquéreur. M. Denoël avait remis ces blancs-seings à son homme d’affaires, M. Hagopian, 24 rue de Bondy », dira Morys aux enquêteurs en septembre 1946.

Le 10 : Pierre Seghers, dont on dit qu'il se cache à Paris, publie le premier volume de sa collection « Poètes d'aujourd'hui », consacré à Paul Eluard. Plusieurs témoins de cette époque ont assuré qu'il avait obtenu du papier grâce à Robert Denoël, ce qui n'est pas impossible, mais en l'occurence c'est Gaston Gallimard qui lui permet d'en obtenir chez l'un de ses imprimeurs de Levallois-Perret.

Le 15 : Le prix Balzac [100 000 francs] est décerné pour la première - et dernière - fois à un journaliste, J.-M. Aimot, pour son roman : Raoul Champrond, publié par les Editions Balzac, ex-Calmann-Lévy.

Le 16 : Robert Denoël, « par suite de la cession de toutes ses parts à Albert Morys », ne fait plus partie de la Société des Nouvelles Éditions Françaises et démissionne de ses fonctions de gérant, qu'il cède à Albert Morys.

Les nouveaux associés, Morys et Percheron, décident de transférer le siège social de la société au 5, rue Pigalle, qui est l’adresse de Gustave Bruyneel, le père de Morys. Le transfert effectif aura lieu le 12 septembre.

Le 27 : Première représentation de Huis clos au Théâtre du Vieux Colombier, dans une mise en scène de Raymond Rouleau. Sartre aurait personnellement invité des journalistes comme Rebatet, Cousteau, Laubreaux, Castelot, ou Jean Galtier-Boissière. La presse collaborationniste, surtout Comœdia, est élogieuse.

Le Matin,  27 mai 1944

Pierre-Antoine Cousteau écrivait, en octobre 1950, dans Dialogue de « vaincus » : « Les spectateurs de la générale de Huis Clos (je n'étais pas seul et il n'y avait pas, après tout, que des Allemands) devraient être fixés sur l'intransigeance patriotique du bonhomme. Il semble d'ailleurs avoir prévu l'objection, puisqu'après la libération, il y a eu une nouvelle générale de Huis Clos et que la presse a été chargée d'imprimer que l'autre ne comptait pas, qu'elle avait été polluée par d'abjectes présences nazies et que c'était la nouvelle générale seule qui était la bonne, la vraie de vraie. »

Le 28 : Compte rendu désabusé de Guignol's Band par René Vincent dans Demain : « Guignol's Band n'offre pas la même profondeur que le Voyage au bout de la nuit. C'est une œuvre essentiellement superficielle qui prête peu à philosopher : c'est la geste d'un monde désubstancié et vide, peut-être une satire de la frénésie belliqueuse dont le sel sera plus sensible en des temps plus pacifiques. Le style de M. L.-F. Céline, lui aussi, marque une décadence : de plus en plus haché, précipité, informe, il tend à un langage informulé, abusant du vocatif, de l'exclamation, de l'invective, des points de suspension qui dispensent de l'achèvement des phrases, de toute une ponctuation haletante qui cisaille les mots et rompt l'enchaînement logique du discours. »

Le 31 : La presse annonce la mort, la veille, de Clément Serpeille de Gobineau, petit-fils du comte de Gobineau. Le Matin précise qu'il a trouvé la mort dans le train qui l'amenait à Paris et qui a été bombardé par des avions alliés.

 

Parution des Poésies complètes de Blaise Cendrars, mises en chantier par Jacques-Henry Lévesque l'année précédente et publiées, en raison de la censure (qui exige de vérifier chacun des poèmes sélectionnés), dans des conditions difficiles. L'auteur, qui demeure à Aix-en-Provence, en reçoit début juin un exemplaire mal broché et incomplet de plusieurs pages en fin de volume !

Les exemplaires de luxe sur pur fil et alfa ne seront prêts que fin juin : « Les grands papiers sont de très beaux livres de bibliothèque : près de trois fois plus épais que l'exemplaire ordinaire. Un livre de poids, comme dit Denoël ! qui est très fier d'avoir pu réaliser un si beau livre dans de telles circonstances », écrit Lévesque à Cendrars, et qui ajoute, en juillet : « Ici les Poésies complètes sont en grande vedette, à la place d'honneur, sur socle spécial etc., dans toutes les librairies, particulièrement boulevard Saint-Michel et à Montparnasse ! »

 

Juin

 

Le 2 : Jacques de Lesdain rend compte de Guignol's Band dans Aspects. Après avoir regretté que « le grand destructeur des Juifs oublie jusqu'à l'existence d'Israël », le critique tente de définir ce nouveau roman : «Guignol's Band n'est pas autre chose qu'un kaléidoscope d'images pénibles, souvent ordurières. C'est, si l'on préfère, une fresque tout au long de laquelle sont dessinés des voyous, des souteneurs, des filles, des proxénètes, des fous et des voleurs. Que vous commenciez le livre par le début ou par la fin, il n'a pas plus de sens, pas plus d'utilité. [...]

Alors que la France de 1944 redoute dans l'anxiété un redoublement de ses souffrances, Céline s'abstient de prendre parti et transporte ses lecteurs à Londres en 1917. Il tente de les captiver par les faits et gestes, vils et répugnants, des marionnettes dont il tire les ficelles. Qu'a-t-il donc fait des promesses implicitement contenues dans ses écrits précédents et d'après lesquels il se devait d'apporter le réconfort de son verbe talentueux à ses compatriotes dans le désarroi ? Céline a abdiqué devant les réalités. »

Le 4 : Echec complet du Malentendu d'Albert Camus au Théâtre des Mathurins. Malgré le mauvais accueil de la critique et du public à cette « générale » où elle fut copieusement sifflée, la pièce tient l'affiche jusqu'au 23 juillet. Remaniée, et son auteur ayant obtenu de l'avancement sur la scène littéraire de Saint-Germain-des-Prés, elle sera reprise avec un succès mitigé à partir du 18 octobre.

 

   

                     Le Matin,  3 juin 1944                                                                     L'Humanité,  19 octobre 1944

Le 6 : Début de l'opération « Overlord » et débarquement anglo-américain en Normandie.

Le 8 : Céline obtient des autorités allemandes un passeport et un visa pour se rendre en Allemagne.

Le 9 : Les services de la Propaganda Abteilung interdisent le livre du journaliste René Château, A la recherche du temps futur, que Denoël avait publié le mois d’avant avec un numéro d’autorisation d’impression accordé trop hâtivement.

Eduard Wintermayer explique ainsi l'erreur de ses services : « Quand le livre ci-dessus désigné a été présenté à l'autorisation de numéro d'impression, les Editions Denoël n'ont pas mentionné qu'elles avaient en son temps reçu du Gruppe Schriftum une lettre selon laquelle la parution du livre était indésirable. C'est pourquoi, après une lecture superficielle du manuscrit, le numéro d'autorisation d'impression fut attribué, et cela d'autant plus que la position adoptée dans ce livre par l'auteur est tout à fait dans le droit fil de la collaboration, particulièrement dans les chapitres " France et Allemagne " et " Idée de l'Europe ". » C’était le seul ouvrage de propagande publié en 1944 par l’éditeur.

 

                                                                    René Château [1906-1970]

René Château, qui publiera après la Libération sous le pseudonyme de Jean-Pierre Abel [L'Age de Caïn, 1948], était franc-maçon, philosophe, radical-socialiste, et fut directeur (jusqu'en 1943) de La France socialiste, le quotidien de Marcel Déat. Il avait fait partie du Rassemblement National Populaire (RNP) du même Déat avant d'en être exclu, en février 1943, parce que trop modéré.

Le 30 novembre 1942 il avait créé la « Ligue de la Pensée Française », une curieuse organisation politique collaborationniste composée de militants et intellectuels de gauche, laïcs, pacifistes, tels que l'écrivain Pierre Hamp, le journaliste Claude Jamet, l'économiste Francis Delaisi, la pianiste Lucienne Delforge, les pacifistes René Gérin et Robert Jospin, le philosophe Alain, ou... l'éditeur Robert Denoël.

    L'Ouest-Eclair (Caen),  23 janvier 1943

Cette Ligue ne prônait pas une collaboration idéologique mais, comme Pierre Laval, pragmatique : la France doit collaborer avec l'Allemagne pour retrouver sa place dans l'Europe nouvelle. Elle se démarquait donc du pétainisme jugé réactionnaire, et comptait dans ses rangs d'anciens membres de la Ligue des droits de l'homme ou du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. La LPF était républicaine, de gauche, et donc suspecte aux yeux des partis collaborationnistes traditionnels.

La présence de Denoël surprend mais il est vrai que plusieurs membres de cette LPF étaient assez proches de la rédaction de l'hebdomadaire de gauche Germinal, dans lequel il a publié, dès le premier numéro du 28 avril 1944, un entretien de Céline avec Claude Jamet rue Amélie, et L'Hôtel du Nord en feuilleton.

Le 9 : Denoël vend pour 500 000 francs la librairie des « Trois Magots », avenue de La Bourdonnais, aux frères Georges et Elie Alban, propriétaires parisiens, qui ont constitué le 1er juin une nouvelle société « Aux Trois Magots » dans le but de racheter le fonds de commerce.

Cécile Denoël, dans une lettre du 8 janvier 1950 au juge Gollety, avait écrit : « comme mon mari avait vendu par ailleurs la Librairie des Trois Magots, dont il avait versé entre mes mains 225 000 francs sur le produit de la vente (la vente avait produit 750 000 francs), nous avions de quoi vivre. » Il est probable en effet qu'une partie de la transaction n'a pas été portée sur l'acte de vente.

Le 10 : Luc Dietrich, qui séjourne dans une maison de repos de Saint-Lô pour préparer un ouvrage sur les malades mentaux, est blessé au pied lors d’un bombardement.

Le 10 : Le Quotidien juridique annonce que la Société des Nouvelles Editions Françaises a été dissoute le 16 mai précédent. En réalité la société a été mise en sommeil avant qu'un acte daté du 14 novembre 1944 n'en modifie la dénomination en Editions de la Tour, puis qu'un autre, le 10 juillet 1945, la domicilie boulevard de Magenta. Les premières publications de la nouvelle société datent de juin 1945.

Le 15 : Céline vide son compte en banque parisien. Deux jours plus tard il quitte Paris pour Baden-Baden en compagnie de sa femme et de son chat Bébert. Outre des pièces d'or cousues dans une ceinture, il porte, dans une petite pochette pendue à son cou, un flacon de cyanure.

Le cyanure de Céline, « mortel sec »,  et sa pochette

Le 20 : Assassinat par des membres de la Milice de l'ancien ministre d'état Jean Zay. Son corps ne fut retrouvé que le 22 septembre 1945 mais, non identifié, il fut alors enterré dans une fosse commune du cimetière de Cusset. Depuis le 15 mai 1948 il repose au grand cimetière d'Orléans.

Le 22 : La Gerbe publie une ultime lettre de Céline, qui a quitté Paris cinq jours plus tôt : « Je donnerais volontiers aux flammes toutes les cathédrales du monde si cela pouvait apaiser la bête et faire signer la paix demain. Deux mille années de prières inutiles, je trouve que c’est beaucoup. »

Le 26 : Ordonnance relative à la répression des faits de collaboration commis entre le 16 juin 1940 et la Libération. Les infractions seront jugées par des cours de justice qui fonctionneront comme des cours d'assises, ce qui implique qu'il n'existe pas d'appel. Les condamnés disposeront de vingt-quatre heures pour se pourvoir en cassation ; en cas de rejet, le dernier recours sera la grâce présidentielle.

Le Matin,  30 juin 1944

Le 28 : Philippe Henriot, secrétaire d'Etat à l'Information et speaker à Radio-Paris, est abattu par un groupe de résistants, rue de Solférino. C'est Xavier Vallat [1891-1972] qui, du 29 juin au 19 août 1944, le remplace au micro du Radio-Journal de Vichy.

Le 28 : Parution d'une édition de luxe des Marais, illustrée par l’auteur [avec un achevé d’imprimer du 30 novembre 1943], et tirée à 470 exemplaires numérotés. Ce projet remontait à février 1943, c'est-à-dire avant la rencontre de Robert Denoël avec Jeanne Loviton.

         

Le 28 , Denoël écrit à Dominique Rolin, qui a été sollicitée par Edouard Didier, le gérant des Editions de la Toison d’Or à Bruxelles, pour illustrer Les Falaises de marbre d’Ernst Jünger : « Sois très prudente avec Didier, il me doit beaucoup d'argent et il ne paie pas. »

 

Juillet

 

Les Lettres Françaises publient une nouvelle motion du Comité National des Ecrivains qui, « ayant été informé que se constituait un groupement d’éditeurs résistants,

1° tient à réaffirmer sa motion antérieure par laquelle il demandait au Gouvernement Provisoire de la France qu’une commission de juristes assistée de membres du CNÉ. fût habilitée, aussitôt après la libération, à examiner la conduite de tous les éditeurs français depuis juin 1940,

2° déclare que de toutes façons il ne lui sera possible d’appuyer de son autorité morale un groupement d’éditeurs qu’après avoir été informé de la personnalité de chacun de ses membres et acquis la certitude qu’aucun d’entre eux n’a eu la moindre part aux mesures pro-hitlériennes prises depuis juin 1940, tant par certaines maisons d’édition que par le Syndicat professionnel des Editeurs. »

 

René Julliard publie, sous le nom des Editions Littéraires de Monaco, un recueil de Paul Eluard dans lequel figure le célèbre poème « Liberté » ; cette publication « risquée » lui vaudra d’être « oublié » dans la liste des éditeurs à épurer car, quand il a sollicité, en juillet 1942, un registre de commerce à Vichy, c’est en rappelant qu’il avait publié « de nombreux ouvrages destinés à servir l’action de la Révolution Nationale ».

   

Publications de René Julliard à l'enseigne « Sequana, éditeur » en 1940 et 1941

 

Denoël a reçu sous enveloppe « un cercueil dessiné à l’encre noire, sur du papier calque », dira plus tard René Barjavel : « Il me l’avait montré à l’époque en souriant mais il en était certainement affecté. C’est une des raisons qui l’ont poussé à quitter son appartement avenue de Buenos-Ayres, pour se cacher. »

Son ami liégeois Arthur Petronio, qui l’a rencontré à cette époque dans un restaurant du faubourg Saint-Germain, et à qui Denoël avait parlé de lettres de menaces qu’il avait reçues lui reprochant d’être « l’éditeur malfaisant des livres de Céline », m’écrivait en 1976 : « Robert me confia qu’il détenait dans un coffre-fort, ailleurs que chez lui, des documents très compromettants pour une haute personnalité de la Résistance, et que si on voulait lui faire des ennuis après la guerre, il aurait de quoi clouer le bec à ses adversaires. »

Le 1er : Funérailles nationales de Philippe Henriot, abattu par la Résistance le 28 juin. Toutes les salles de spectacles sont fermées. Dès le 12 juillet un boulevard Philippe-Henriot est créé à Vichy. A Paris l'avenue du Président Wilson, près du Trocadéro, est débaptisée le 14 juillet et devient, pour quelques semaines, l'avenue Philippe-Henriot.

 

                                                                             Le Petit Parisien,  15 juillet 1944

Le journal collaborationniste Aujourd'hui rendait compte de l'événement : « À six heures hier matin, M. Philippe Henriot, secrétaire d'État à l'information et à la propagande, a été sauvagement assassiné, dans sa chambre, par des individus armés de revolvers, qui avaient réussi à pénétrer dans le ministère après avoir neutralisé les gardiens. L'assassinat de Philippe Henriot a été perpétré sous les yeux de sa femme. » [29 juin 1944].

La France intérieure, journal clandestin, écrivait : « Il n'est pas français de piétiner un cadavre ou de le pousser du pied. Notre peuple a le respect inné de la mort. Mais qu'y avait-il de français dans cet historien vénal cravachant deux fois par jour le visage de la patrie, appelant traîtres les héros et héros les traîtres, honte l'honneur et honneur la honte, salissant le courage et le sacrifice, célébrant la lâcheté et la crapulerie, détournant imperturbablement les mots les plus nobles de leur sens, selon l'exemple donné en premier par le Maréchal Pétain, adoptant tout de suite à son usage un vocabulaire à l'envers où la vérité prenait la place du mensonge et le mensonge celle de la vérité ? » [15 juillet 1944].

Le 3 : Auguste Picq, fondé de pouvoir depuis mai 1940, est nommé directeur commercial des Editions Denoël.

Le 7 : Assassinat par des membres de la Milice de l'ancien ministre d'état Georges Mandel dans la forêt de Fontainebleau. La presse annonce la nouvelle une semaine plus tard. Jean Oberlé ayant fait, à la radio de Londres, l'éloge de l'ancien ministre de l'Intérieur, Xavier Vallat lui répond, le 20 juillet, à Radio-Paris.

     Le Matin,  15 juillet 1944

Le 7 : Céline, qui a atteint Baden-Baden en compagnie de sa femme, écrit à Karl Epting pour demander qu'on lui fasse expédier trois de ses livres (Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et Les Beaux Draps) et lui transmet une lettre pour Denoël, qui n'est pas autrement attestée.

Le 7 : Edouard Degrelle, père de Léon, est abattu dans sa pharmacie par des maquisards bouillonnais. Le quotidien rexiste Le Pays réel assure que c'est Léon Degrelle lui-même qu'on voulait supprimer, la radio de Londres ayant annoncé, la veille de l'attentat, la mort du leader rexiste. Des représailles rexistes et allemandes auront lieu au cours des semaines suivantes dans cette petite ville des bords de la Semois.

Le 10 : Libération clandestin publie un « Avis à MM. les éditeurs » qui constitue un réquisitoire contre les maisons ayant maintenu leur activité durant la guerre, et donne les noms des éditeurs « les plus mouillés » : Delamain et Boutelleau [Stock], Grasset, Gallimard, Denoël « l’éditeur attitré de l'immonde Céline », Sorlot, Baudinière, les Editions de France, Les Horizons de France, et Armand Colin.

Le chroniqueur anonyme n'oublie pas les éditeurs qui ont poursuivi leurs activités en zone libre après le 1er décembre 1942 : les Editions du Chêne, Inter France, Balzac, Jean Renard.

Libération,  10 juillet 1944

Le 12 : Gilbert Dupé reçoit le prix de la Nouvelle France pour Le Bateau à soupe, publié en 1943 par les Editions de la Table Ronde, dirigées par Roland Laudenbach. Ce prix littéraire, fondé trois ans plus tôt par Les Nouveaux Temps de Jean Luchaire et doté de 30 000 francs, était présidé par Abel Bonnard, ministre de l'Education nationale. Dupé avait publié chez Denoël La Foire aux femmes en 1941, La Figure de proue en 1943, et il publiera encore chez lui La Ferme du pendu en 1944.

Le 15 : Arrestation, boulevard des Italiens, des assassins de Philippe Henriot. Le gouvernement avait offert une prime de vingt millions de francs à qui permettrait d'identifier les malfaiteurs. Curieusement la presse n'en est informée qu'une semaine plus tard. Il est vrai que ce sont des miliciens, et non des policiers, qui ont procédé à cette arrestation mouvementée.

Le Matin,  21 juillet 1944

Le 20 : Parution de Cinéma total : « Une des rares grandes engueulades de Robert contre Barjavel qu’il aimait bien ; celui-ci escomptant un succès aussi total que le titre fit procéder à un tirage excessif sans demander l’avis du patron. Ce fut un flop total. », écrit Albert Morys. Il est possible que l'auteur, qui en avait publié les différents chapitres dans une revue publiée à Vichy, L'Echo des Etudiants, ait anticipé le succès de son essai.

     

Les deux couvertures du livre chez Denoël en juillet 1944   -  La couverture de l'édition bruxelloise de janvier 1947

Si le livre se révèle une panne éditoriale, c'est surtout parce qu'il ne sera distribué normalement que durant un mois ou deux : à la Libération, la maison Denoël est mise sous séquestre et René Barjavel figure sur la première « liste noire ».

En Belgique, aucun exemplaire de Cinéma total ne sera mis en vente en raison d'un contrat signé le 15 mai 1944 entre Robert Denoël et Franz Briel, directeur des Editions de la Roue Solaire : l'éditeur bruxellois s'est assuré l'exclusivité pour la Belgique de la vente d'une édition à 5 000 exemplaires, ce qui implique que l'édition française ne peut y être mise en vente.

Le Journal de la librairie du 1er juillet annonçait que « l'importation de l'ouvrage Cinéma total par René Barjavel est interdite jusqu'à nouvel ordre », et le catalogue d'août des Editions de la Roue Solaire annonçait la parution de cette co-édition pour le 31 août. Si le livre était déjà imprimé, il fut probablement pilonné en septembre avec la plupart des autres volumes en cours de fabrication chez l'imprimeur de la Roue Solaire.

Mais une « Edition définitive » de Cinéma total parut en 1947 aux Editions de l'Onyx. Cette firme appartenait au Cercle de jazz « Onyx Club », 57 rue du Trône à Bruxelles. Etant donné qu'elle a publié plusieurs ouvrages consacrés au jazz et au cinéma précédemment annoncés aux Editions de la Roue Solaire, on peut se demander si ses dirigeants n'ont pas récupéré chez l'imprimeur leurs compositions promises au pilon.

Un autre ouvrage a fait l'objet d'un contrat, probablement signé le même jour avec le directeur de la Roue Solaire : Histoire du cinéma de Maurice Bardèche et Robert Brasillach, mais celui-là ne sera pas annoncé par l'éditeur belge.

Le 28 : Décès de l'éditeur Georges Valois [1878-1944] au camp de Bergen-Belsen, où il avait été déporté pour faits de résistance.

 

Août

 

Le 1er : Paul Valéry lit trois actes de Mon Faust chez Jeanne Loviton, à Auteuil, devant une trentaine de convives choisis par la maîtresse de maison, dont Georges Duhamel, Edouard Bourdet, Louis de Broglie, Henri Mondor, Armand Salacrou, Maurice Tœsca, Gaston Gallimard, Robert de Billy, et Robert Denoël. Jeanne Loviton réunit donc ce jour-là sous son toit trois amants, et deux amantes (Yvonne Dornès et Mireille Fellous devaient être présentes).

Dans une lettre envoyée à Jeanne Loviton fin mai 1945, c'est-à-dire après qu'il eût appris son infortune, Valéry écrivait : « il n'y manquait même pas un éditeur étranger qui se montra déjà très satisfait ». Il devait garder à l'esprit la longue lettre flatteuse, et hypocrite, que lui avait adressée Denoël le 9 août 1944 : « Durant que vous lisiez, j’éprouvais profondément le sentiment de votre existence et de son caractère irremplaçable. » Mais il est aussi intéressant de relever cette qualification d'éditeur « étranger » qui a poursuivi Robert Denoël durant toute sa carrière à Paris.

Le 1er : Décès inopiné de Maurice Bunau-Varilla, 88 ans, propriétaire du quotidien collaborationniste Le Matin, qui publiera son dernier numéro le 17 août. C'est Jacques Ménard, proche de Jean Luchaire, qui prend, pour deux semaines, la direction politique du journal.

Le 3 : Décès de Ramon Fernandez, cinquante ans, dans son appartement de la rue Saint-Benoît. La presse parle d'une crise cardiaque, Marguerite Duras d'un cancer, d'autres d'intoxication alcoolique.

Le 3 : Attentat contre la famille Montandon à Clamart. Trois résistants armés se présentent à son domicile, abattent Mme Montandon, venue ouvrir la porte, et trouvent George Montandon, armé lui aussi, au premier étage.

   George Montandon [1879-1944]

Après un échange de coups de feu, les agresseurs prennent la fuite ; blessé au côté droit, George Montandon demande à être transporté à l'hôpital Lariboisière, qui est alors sous administration allemande. Transféré quelques jours plus tard en Allemagne, Montandon meurt le 30 août à l'hôpital Karl-Weinrich-Kranhenhaus de Fulda.

Une légende a couru la presse selon laquelle Montandon, une fois soigné de ses blessures, aurait rejoint la Suisse où il serait mort le 4 septembre 1961. Il s'agissait d'un homonyme. Le « Professor Doktor » George Montandon est bien mort à Fulda, comme en témoigne son acte de décès établi à l'hôpital le 2 septembre 1944.

Cet attentat est un signal pour plusieurs collaborateurs. Armand Bernardini et Henry Coston, accompagnés de leurs épouses, quittent Paris peu après. Arrivés en Allemagne dans un camion, ils trouveront refuge à Wiesbaden, avant d'être évacués à Constance où l'état-major du P.P.F. s'est replié.

Le 4 : Dominique Rolin, sollicitée en juin par Edouard Didier pour illustrer Les Falaises de marbre d'Ernst Jünger aux Editions de la Toison d'Or, a redemandé conseil à Denoël qui lui écrit : « En attendant, continue à travailler. Accepte les Falaises à condition de recevoir l'argent nécessaire. Demande même de l'avance. De toute manière cela ne paraîtra pas avant plusieurs années, par conséquent, tu n'as rien à craindre ».

L’édition ne se fera pas car Edouard Didier, qui craint avec raison d’avoir quelques comptes à rendre à la Libération, s'absente de plus en plus souvent de Bruxelles en vue de préparer sa retraite à Paris.

Le 8 : Dominique Rolin écrit à Denoël : « Il va falloir maintenant que j'attrape au vol Didierman qui continue ses migrations entre Bruxelles et Paris, Paris et Bruxelles. J'ai même l'impression qu'il essaie de se trouver à Paris pour le moment critique. »

Elle ne se trompe pas : quelques jours plus tard, comme s'ils partaient en vacances, Lucienne et Edouard Didier rejoignent le siège parisien de leur société, 18 boulevard des Invalides. Avant de quitter Bruxelles, ils ont pris soin de vider leurs comptes bancaires.

Le 8 : Denoël écrit à Rémy Hétreau : « Comme suite à notre accord verbal, nous vous confirmons notre convention au sujet de l’illustration du livre d’Elsa Triolet : Mille Regrets. Vous vous engagez à nous fournir pour l’édition de ce livre 26 pointes sèches.

Pour prix de ce travail il vous sera alloué des honoraires fixés à 6 % du prix fort de vente de chaque exemplaire du tirage. A titre d’à-valoir il vous sera versé une somme de 30.000 frs payable en 6 mensualités à dater du 15 août prochain. Nous vous serions obligés de bien vouloir nous confirmer votre accord en signant la formule ci jointe. »


    Cet accord verbal remonte probablement à plusieurs semaines, mais on est surpris qu’à quelques jours de son départ de la rue Amélie et son domicile, rue de Buenos-Ayres, Denoël s’engage financièrement vis-à-vis d’un artiste à propos d’une édition illustrée qui risque fort de ne pas voir le jour. Toujours optimiste, l'éditeur pense-t-il au nouveau marché qui va se créer au lendemain de la Libération, sans voir que sa position est compromise ?

Le 10 : Louis Thomas, directeur des Editions Balzac, quitte son domicile parisien pour l’Allemagne. Début septembre, il gagne Sigmaringen.

Le 12 : Mort de Luc Dietrich à la clinique Lyautey. La septicémie avait gagné sa jambe, et il mourut privé de parole et paralysé du côté droit. Selon Morys, son enterrement eut lieu alors que les employés des pompes funèbres faisaient la grève, « et ce sont quatre gaillards en bleu de chauffe, recrutés au dernier moment, qui portèrent son cercueil dans l'église où avait lieu la cérémonie. »

  

                                                                                                Le Matin,  15 août 1944

Dans son Journal d'un homme simple, René Barjavel écrit : « Luc est mort de cette guerre. Blessé à Saint-Lô, il a traîné quelques semaines dans une clinique parisienne. Il est mort de sa propre faiblesse et de la blessure qui a brisé son apparence de santé. Il a fallu peu de chose. Il était fragile comme un cristal. Fragile, mais entier. Sans la blessure, il aurait peut-être duré encore cinquante ans. On l'a enterré mercredi. Ou plutôt on n'a pas pu l'enterrer. Les croque-morts s'étaient mis en grève pour gêner l'ennemi. »

Le 13 : Avant de quitter Paris, le lieutenant Gerhard Heller [1909-1982], chef du service de la censure allemande, aurait enterré dans le sol de l'esplanade des Invalides le journal qu'il a tenu durant toute l'Occupation: il n'a jamais été retrouvé. Peut-être aussi Heller avait-il fait courir ce bruit pour prévenir toute attaque personnelle.

En juin 1948 Céline écrivait à Charles Deshayes : « Heller à Paris ? hé je l’appelais le Zazou de la NRF. C’est un enculé plein de ressources et de perfidies policières. C’est une âme de chienne perverse - Il ne vaut rien - Sa place est au bordel. Il doit être passé indicateur de la Police française... »

Le 15 : Le ministère de l’Information envoie au secrétaire général à la Justice une liste de personnalités qui doivent être arrêtées en priorité. Il y a là 93 noms : directeurs de journaux, journalistes de la presse écrite et de la radio, et neuf directeurs de maisons d’édition parisiennes. J'ai quelques raisons de croire que Denoël figurait parmi eux.

Le 16 : Dernier numéro de Je suis partout. Le soir même, la plupart de ses journalistes : Pierre-Antoine Cousteau, Lucien Rebatet, Ralph Soupault, Pierre Villette, Jean Hérold-Paquis, Jean Lousteau, quittent Paris dans un camion du P.P.F. Après une halte à Baden-Baden, où ils retrouvent Céline et sa femme, ils gagnent Neustadt puis, pour certains d'entre eux, Sigmaringen.

Le 18 : Début de l’insurrection armée. Denoël, qui a refusé l’hospitalité de Jeanne Loviton pour ne pas la placer dans une situation délicate, se réfugie chez des amis qui lui ont aménagé un logis, rue Favart, « dans l'immense magasin où étaient entreposés les décors de l'Opéra-Comique, chez les Lemesle, dont la fille Noëlle était la répétitrice de piano du Finet », écrit Morys.

Le soir même, il écrit à Jeanne Loviton : « Je suis arrivé dans cette maison le cœur oppressé, navré de ton chagrin et d’en être l’auteur, mais certain d’avoir bien agi pour ta sécurité de demain et ta liberté d’action. C’est cela qui a guidé ma résolution avant tout, crois-le. Où pouvais-je être plus heureux que près de toi ? Où ces heures tristes et déprimantes pouvaient-elles couler plus doucement ?

L’accueil des excellentes gens qui me reçoivent avait été gentil et timide. Ils ignoraient mes sentiments et ne pouvaient m’être d’aucun secours. La soirée s’était traînée, au crépitement de la mitraillade. L’atmosphère était pesante, des grondements ébranlaient la terre, des explosions lointaines, un canon infatigable. Vers onze heures je me suis couché sur un petit divan dur. J’avais chaud. Ma tête travaillait sans répit.

La nuit était opaque et de la couchette où j’étais étendu, je ne distinguais rien. Tout m’était étranger, les bruits, les formes, les odeurs. Une pendule laissait tomber les heures et jusqu’à cinq heures je l’ai entendue sonner. Je pensais à tous les morts de la journée et de la nuit, à tous les morts de cette guerre, à toutes les ruines faites dans l’instant. La maison ne dormait pas non plus. Les planches gémissaient, des portes s’ouvraient doucement. Des éclairs pâles apparaissaient parfois sur le mur.

Je me suis levé à tâtons, le corps moite, la tête lourde. Je suis allé à la fenêtre, le ciel était cotonneux, quelques étoiles brillaient, un peu d’air frais me toucha le visage. J’ai fumé une cigarette, des détonations éclataient encore, çà et là, dans le vague de la nuit. »

Jeanne Loviton déclarera plus tard, aux enquêteurs : « M. Denoël a quitté le domicile conjugal à la Libération, il est allé se réfugier chez des amis. Je ne me rappelle plus le nom de ces derniers, mais je sais toutefois que le monsieur était machiniste à l’Opéra-Comique. Il n’est resté chez ces personnes qu’une quinzaine de jours, il est allé ensuite habiter dans un appartement dont j’étais locataire, 39 boulevard des Capucines. Je possédais cet appartement depuis le 1er avril 1944 ; je l’avais remis en état et l’avais meublé. J’étais en possession d’un bail qui a été enregistré le 3 mai 1944. »

 

39  boulevard des Capucines (état actuel)

Puisque cet appartement était prêt depuis trois mois, on ne voit pas pourquoi l’éditeur ne s’y est pas rendu directement. Composé de quatre pièces, ce pied-à-terre situé au premier étage de l’immeuble, avait été loué au nom de Mme Loviton pour un loyer annuel de 7 500 francs, plus 15 % des charges.

Selon la concierge de l’immeuble, Denoël y venait « irrégulièrement, tantôt le matin, tantôt l’après-midi. Il y disposait du téléphone, mais n’y recevait pas de courrier, ni même de visites. Il n’y avait amené aucun meuble ni objet. Le ménage était fait par la bonne de Mme Loviton qui venait de temps en temps. Mme Loviton elle-même n’y venait que très rarement ».

Jeanne Loviton expliquera ensuite à la police : « Monsieur Denoël vivait extrêmement retiré, il ne donnait son adresse à personne, sauf à quelques rares amis, lorsqu’il téléphonait c’était sous un faux nom, il avait déposé là une valise contenant ses affaires personnelles et aucun autre objet, à ce que je sache. Il y avait cependant le téléphone dans l’appartement, c’était pour lui un lieu de refuge car tant qu’il n’avait pas échappé à la justice, il ne voulait pas que l’on sache où il habitait. Il ne recevait donc là que ses intimes. »

Elle précisera encore que, quand il téléphonait, il se faisait appeler « Monsieur Marin », « pour harmoniser son nom avec celui de Voilier », écrira l’inspecteur Ducourthial dans son rapport du 15 novembre 1946. Est-ce Jeanne Loviton qui lui a soufflé cette charmante idée ou le policier l’a-t-il déduite du rapprochement de leurs deux pseudonymes ? Denoël a simplement repris celui qu’il utilisait vingt ans plus tôt dans la presse belge.

La version de Morys est sensiblement différente : « Denoël avait loué, au nom de sa maîtresse, par prudence, une garçonnière boulevard des Capucines, juste au-dessus du théâtre qui porte ce nom. Je connais parfaitement l'endroit et le Finet aussi, mais jamais nous n'y avons rencontré ni l'un ni l’autre la dame en question.

Denoël y avait emménagé des meubles de bois clair, ainsi que des archives volumineuses et un nombre important de livres ; ces livres provenaient de la rue de Buenos Ayres, où je les ai vus emballés. J'allais régulièrement l'y voir et, dès qu'il fut revenu à Paris, son fils y allait deux ou trois fois par semaine pour voir son père qui lui donnait des leçons de latin et de grec. Tous les après-midi, à cinq heures, Cécile et Robert se rencontraient, seul à seule, dans un café de l'avenue George V où il avait ses habitudes. »

Morys ne dit pas quand il a vu la garçonnière de Denoël pour la première fois ; est-ce que les meubles de bois clair, les archives et les livres y avaient été déposés entre mai et août 1944, ou bien y sont-ils venus ensuite ? Si plusieurs amis et auteurs ont reçu des courriers de l’éditeur à l’en-tête du 39 boulevard des Capucines, peu de personnes ont pénétré dans cet appartement.

Le 18 septembre 1946, Auguste Picq déclarait à la police : « Il m’était arrivé de rendre visite à M. Denoël 39 boulevard des Capucines, où il possédait un pied-à-terre et recevait ses collaborateurs. »

Interrogé par l’inspecteur Voges, le 1er février 1950, il donnait d'autres précisions : « Je suis allé un certain nombre de fois rendre visite à Mr Denoël, 39 boulevard des Capucines. J’y ai souvent rencontré son fils auquel il corrigeait les devoirs. J’ai remarqué qu’outre les meubles, il y avait des dossiers, notamment dans une armoire vitrée » [la suite est illisible].

Si Denoël y a reçu d’autres collaborateurs, il ne pouvait s’agir que de René Barjavel, mais celui-ci n’en a rien dit aux enquêteurs, et de Guy Tosi, lequel déclare à la police, le 18 octobre 1946 : « Peu de jours avant sa mort, alors que je me trouvais chez M. Denoël, boulevard des Capucines, il m’a dit que la cession des parts était chose faite, et qu’il espérait épouser Mme Loviton dès que son divorce serait prononcé. »

Tosi n’a pas été invité à décrire l’appartement. Sans doute Madeleine Collet, sa fidèle secrétaire, y est-elle venue aussi, mais on ne l’a pas interrogée à ce sujet.

Ce qui est sûr, c’est que Denoël avait entreposé bon nombre de livres dans sa garçonnière, puisqu’il écrivait, le 17 juillet 1945, à Jeanne Loviton : « Il faudra sans doute installer tous ces volumes dans la petite maison du fond quand je quitterai les Capucines. A moins qu’à ce moment, je m’installe en bibliothèque personnelle une pièce de la rue Amélie. »

    Auguste Picq m’avait écrit, le 30 janvier 1980, que « les archives personnelles de Robert Denoël ont été transférées par lui chez Mme Voilier, rue Saint-Jacques, et aussi au pied-à-terre qu’elle avait boulevard des Capucines. »

Si j’ai rassemblé ces éléments relatifs à l'appartement qu’a occupé Denoël entre septembre 1944 et décembre 1945, c’est que j’ai, comme Armand Rozelaar, la conviction qu’il y avait concentré tous les dossiers qui lui ont permis de poursuivre ses activités éditoriales, tant avec les Editions Denoël, dont il était tenu éloigné, qu’avec les Editions de la Tour, où il passait tous les soirs.

Au cours des semaines qui ont suivi l’insurrection parisienne, il écrit à son amie Champigny, qui s’inquiète à son sujet : « Je n’ai en ce moment ni bureau, ni domicile fixe. Je vis en bohémien, en attendant des événements qui ne peuvent pas être très agréables. Cécile est chez des amis à Paris, le Finet est en son village de Mayenne où pas un coup de fusil n’a été tiré.

Je ne sais pas si demain je pourrai encore exercer mon métier. Il n’est pas tout à fait sûr que je ne sois pas expulsé. Tout cela n’est pas très excitant. Si dans trois ou quatre mois les choses ont pris une tournure plus favorable, je ne demande qu’à rencontrer votre ami. Peut-il attendre ?

Je me découvre en ce moment une quantité d’ennemis fort agressifs. Dans l’ensemble, assez répugnants, les amis ne sont pas au pouvoir ou ceux qui y sont se révèlent comme des planches pourries. Bref ma situation est noire pour plusieurs mois. Je ne peux avoir aucune correspondance. Cécile non plus. N’écrivez pas. »


    A ce moment-là, Denoël se fait en effet très discret, et veut éviter de nouer des correspondances qui pourraient le compromettre, mais il reste en contact étroit avec la rue Amélie, car c’est par Guy Tosi qu’il a appris que Champigny voulait l’aider : elle a fait proposer à Robert de rencontrer Jean Brunel, « intime d’enfance avec Pascal Copeau, du Comité de Libération ». Copeau [1908-1982] était membre de la direction du Mouvement de Libération Nationale (MLN). L’éditeur ne paraît pas avoir donné suite à cette proposition, à moins que Copeau se soit récusé.

Champigny ne s’adresse pas à Barjavel, « craignant qu’il fût suspect ou surveillé », car elle sait qu’il a figuré sur la première « liste noire » publiée par le CNÉ.

Le 19 : Les parts et l’actif de Wilhelm Andermann dans la Société des Editions Denoël sont mis sous séquestre par l’administration des Domaines.

Le 19 : Arrestation de Bernard Faÿ, administrateur de la Bibliothèque Nationale et directeur des Documents maçonniques. Son procès aura lieu le 5 décembre 1947.

Le 20 : Arrestation, par un groupe de F.F.I., de Lucien Pemjean [1861-1945], qui est incarcéré à la prison de la Santé puis au camp de Drancy. Son état de santé ne permet pas à un juge d'instruction de l'interroger : il meurt le 10 janvier 1945 à l'hôpital Tenon, dans le XXe arrondissement.

Le 20 : Cécile Denoël a quitté, elle aussi, son domicile, et loge durant quelques jours dans un hôtel de la rue de Lille, puis, « à la demande de Robert, Cécile et moi venions nous installer dans mon appartement au 5 de la rue Pigalle, dont l'immense balcon donnait sur la rue Blanche et le clocher de l'Église de la Trinité toute proche. J'avais laissé cet appartement à mon père qui nous y accueillit avec joie : il y avait trois chambres et une salle à manger, cela suffisait largement », écrit Morys.

5 rue Pigalle (état actuel)

Denoël téléphone à Gustave Bruyneel pour s’assurer que ses « invités » sont bien arrivés rue Pigalle : « Midi, ils arrivent », note Bruyneel dans son journal. Ils y resteront jusqu’au 8 mars 1945.

Le couple Vialar occupe l’appartement des Denoël, rue de Buenos-Ayres, durant leur absence : « afin qu’il ne fût pas occupé, comme Denoël le craignait, par quelque résistant au petit pied », m'écrivait Paul Vialar.

Le 21 : Premier numéro du quotidien Libération, qui s'est installé dans l'imprimerie de Paris-Soir.

Le 22 : Premier numéro du quotidien socialiste Le Populaire, qui a pour directeur Léon Blum, toujours déporté. Alors que la plupart des journaux célèbrent la libération de Paris, L'Humanité, qui tire à 170 000 exemplaires, se préoccupe de mettre en action les milices patriotiques et de faire arrêter « les traîtres, les lâches et les combinards ».

 

 

La veille, devant le comité central réuni au siège du Parti communiste, Jacques Duclos a fixé la stratégie à adopter et a plaidé pour une épuration radicale n'épargnant que les communistes et leurs compagnons de route. Marcel Willard, ministre communiste de la Justice dans le gouvernement provisoire, a reçu du Parti une première liste de 93 noms de directeurs, rédacteurs et administrateurs de journaux à arrêter.

Le 22 : Ce Soir reparaît, « après cinq ans de silence ». Son dernier numéro paru avant guerre datait en effet du 26 août 1939. La direction du journal est assurée par un collectif de rédacteurs communistes, avant le retour à Paris d'Aragon (fin septembre), puis de Jean-Richard Bloch (janvier 1945), qui a passé toute la guerre en URSS, où il fut « la voix de la France » sur Radio-Moscou. Le ton est vite donné :

Ce Soir,  22 août 1944

Le 23 : Arrestation de Sacha Guitry. Emprisonné au Cherche-Midi, il sera discrètement libéré le 24 octobre. L'Humanité, qui n'en est informé que trois semaines plus tard, écrit : « La nouvelle incroyable a été transmise hier dans la soirée. Sacha Guitry qui s'est vautré aux pieds de l'envahisseur, Sacha Guitry qui a banqueté avec les tortionnaires, Sacha Guitry qui a ramassé des millions pendant l'occupation, Sacha Guitry est libéré par le juge d'instruction Angeras. » [14 novembre 1944].

Le 23 : Arrestation de Paul Chack [1876-1945] dans son appartement du VIIe arrondissement. Condamné à mort, le 18 décembre, par la Cour de justice de la Seine, il sera exécuté au fort de Montrouge le 9 janvier 1945. Selon Jean Galtier-Boissière, le journaliste s'était abaissé jusqu'à proposer d'écrire un livre à la gloire du général de Gaulle : « Les jurés, écœurés, l'ont condamné à la peine capitale » [Mon Journal depuis la Libération].

 

                                               L'Humanité, 19 décembre 1944             Louis Darquier de Pellepoix en 1942

Plusieurs journaux annoncent l'exécution, par des patriotes, de Louis Darquier de Pellepoix [1897-1980]. En fait, l'ancien commissaire général aux questions juives s'est enfui en Espagne. Condamné à mort par contumace le 10 décembre 1947, il y finira ses jours le 21 août 1980 : son extradition n'a jamais été demandée par la France.

Le 24 : Lucienne et Edouard Didier, qui se sont réfugiés dans le chalet qu'il possèdent au Grand-Bornand, en Haute-Savoie, sont arrêtés en compagnie d'Henri De Man par des F.F.I. alors qu'ils tentaient de passer en Suisse. Ils seront libérés sur l'intervention d'Emmanuel d'Astier de La Vigerie.

La Belgique réclamera en vain leur extradition. Le 29 novembre 1946 le directeur des Editions de la Toison d'Or est jugé par défaut à Bruxelles : il est condamné à la peine de mort par fusillade. Edouard Didier mourra dans son appartement parisien, 51 rue de Seine, au cours de l'été 1978.

Le 24, Ce Soir, dès son troisième numéro, montre qu'il aurait dû titrer : « Fini de rire, mesdames... ». Dans un article intitulé « Des têtes carrées aux têtes rasées », un chroniqueur raconte qu'en Norvège, on déculottait les dames qui se montraient trop proches des soldats d'occupation : un peu plus tard leur petite culotte flottait au haut d'un mât marqué du sceau infâmant de la croix gammée : « Pas méchant et plein d'humour ! », conclut-il, avant d'expliquer que les Parisiens, eux aussi, savaient rire : la veille, le quartier des Halles « a été égayé par deux personnages de carnaval qui défilaient dans les rues : il s'agissait d'une pillarde et d'une " collaboratrice ". Toutes deux avaient une coiffure inédite, " à l'allemande ", c'est-à-dire le crâne entièrement rasé. »

Le 25 : Premier numéro du Parisien libéré, qui s'est installé dans l'imprimerie du Petit Parisien.

Le 25 : France Libre publie un article intitulé « Les éditeurs pro-Allemands » : « De même que la presse, l’édition française sera épurée ; il s’agit d’expulser de toutes les branches de l’activité nationale ceux qui, pendant cinq ans, ont collaboré avec l’ennemi. Parmi les éditeurs pro-Allemands, citons : Grasset, Denoël, Gallimard, Baudinière, Editions de France, Armand Colin, et d’autres maisons de moindre importance ».

Le 26 : Premier numéro de l'hebdomadaire Carrefour, issu de la Résistance, dont le rédacteur en chef est Gérard Boutelleau, le fils de Jacques Chardonne.

Le 26 : Temps présent publie sous le titre « Epuration » l’article suivant : «Nous avons appris, avec satisfaction, que les éditeurs qui avaient collaboré avec l’ennemi auront des comptes à rendre. C’est justice. Il ne faut pas que les mêmes hommes et les mêmes officines puissent propager la pensée anti française et la pensée française tour à tour. Des noms importants ont été cités : MM. Grasset, Gallimard, Denoël, Baudinière. Les sceptiques prétendent que ces grands éditeurs trouveront le moyen de se ‘dédouaner’... Nous n’aimons pas les sceptiques. Mais...»

Le 26 : Le général de Gaulle descend les Champs-Elysées.

Le 29 : Ce Soir publie sous le titre « Lu pour vous » un article mettant en cause certains éditeurs : « Où sont MM. Gallimard, Grasset, Baudinière, Denoël ?... Ils auront bien du mal à s’en tirer. »

Le dénonciateur anonyme s’en prend particulièrement à Bernard Grasset « qui célébrait l’ordre nouveau à Radio-Paris » et à Robert Denoël « qui publiait les livres nazis de M. Céline et " Les Décombres " de Rebatet ».

Le 30 : La Cour de justice de la Seine lance une commission rogatoire qui vise à « rechercher les éditeurs qui par leurs publications ont pu servir les intérêts des occupants ».

Arrestation de René Château, directeur de La France socialiste, auteur de A la recherche du temps futur, un ouvrage paru en mai 1944 chez Denoël, et interdit le mois suivant par la Propaganda Abteilung. Détenu par les F.T.P. durant deux semaines à l'Institut Dentaire, il est ensuite incarcéré au camp de Drancy.

Arrestation de Jean Giono à Manosque. Libéré le 31 janvier 1945, il est ensuite assigné à résidence à Marseille durant huit mois avant d'être arrêté à nouveau et conduit à Saint-Vincent-les-Forts.

Inscrit sur les listes noires depuis le 9 septembre 1944, il y resta jusqu'en 1947, régulièrement calomnié dans Les Lettres Françaises par Louis Aragon et Tristan Tzara qui ne lui pardonnaient pas d'avoir dénoncé le stalinisme après 1935.

Septembre

 

Gaston Gallimard organise un dîner dans un restaurant de la rue Chabanais, où est convié Pierre Seghers. Il lui propose de diriger Marianne, l’hebdomadaire qu’il compte relancer, et de publier chez lui sa collection « Poètes d’aujourd’hui », dont il serait le directeur, avec un bureau dans sa maison.


    Seghers est son obligé : Gaston l’a parrainé en janvier 1944 quand il a demandé à être admis au syndicat de l’Edition, il lui a obtenu du papier pour sa revue, et il lui a donné son autorisation de publier dans sa collection «Poètes d’aujourd’hui» plusieurs auteurs dont la NRF avait les droits. Malgré cela, Seghers refusera l’offre de Gallimard, qui sentait tout de même un peu la sujétion.

Le ministère de l’Information établit une liste provisoire d’éditeurs « irréprochables » parmi lesquels : Fasquelle, Emile-Paul, Champion, Delagrave, Garnier, Lemerre, Payot, Firmin-Didot, Perrin.

Le 4 : L'Académie des Sciences, « considérant que M. Georges Claude a eu une activité contraire à l'honneur et à l'intérêt de la nation, a décidé de le rayer de la liste de ses membres ».

Le 4 : Le Comité National des Ecrivains adopte une motion qui attire « l’attention du gouvernement sur le péril qu’il y aurait à laisser impunie la complicité qui fut celle d’un certain nombre d’écrivains durant l’occupation ».

Douze noms sont retenus, dont celui de Céline, et la liste en sera publiée le 6 par Les Lettres Françaises. La Commission d'épuration du C.N.É. est composée de : Jacques Debû-Bridel, Paul Eluard, Gabriel Marcel, Raymond Queneau, André Rousseaux, Lucien Scheler, Vercors, Charles Vildrac.

On a souvent imputé cette liste noire à Louis Aragon : force est de constater qu'il ne fait pas, à l'origine, partie de la Commission épuratrice, mais il en sera, par la suite, le principal exécuteur.

Le 5 : L'Humanité publie une première liste de collaborateurs contre lesquels des poursuites ont été décidées au ministère de la Justice dont le communiste Marcel Willard a été nommé secrétaire général provisoire.

Celle des organes de presse dont plusieurs ont été perquisitionnés : L'Œuvre, Le Matin, Le Petit Parisien, Les Nouveaux Temps, Paris-Soir, Au Pilori, L'Illustration, La Gerbe, Je suis partout, et quelques autres. Des mandats d'arrêt ont été décernés contre plusieurs de leurs dirigeants : Alphonse de Chateaubriant, Marcel Déat, Charles Lesca, Robert de Beauplan, Jean Hérold-Paquis, Georges Suarez, Stéphane Lauzanne, Abel Hermant...

Celle des groupes politiques collaborationnistes comme le P.P.F., le R.N.P., le parti Franciste, la Milice, le groupe Collaboration, et leurs dirigeants : Jacques Doriot, Marcel Bucard, Joseph Darnand...

Celle des mouvements de recrutement de combattants ou de travailleurs pour l'ennemi : la L.V.F., la Phalange africaine, le S.T.O., et leurs dirigeants : le colonel Edgard Puaud, Gaston Bruneton, Fernand de Brinon...

Celle des organes de police et d'administration « qui ont servi l'ennemi » et leurs dirigeants ; les organismes antisémites comme le commissariat aux Affaires juives ; de nombreux magistrats...

Le 5 : Arrestation de Bernard Grasset, victime d'une dénonciation anonyme. Détenu durant trois jours au commissariat du Ve arrondissement, puis au dépôt du palais de Justice, quai de l'Horloge, il est incarcéré, le 11, au camp de Drancy.

Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach, s'est trouvé incarcéré dans ce même camp au début septembre, et il en a témoigné dans ses « Souvenirs » :

Il s'avère rapidement que l'éditeur est victime d'une campagne de calomnie initiée par un de ses collaborateurs, René Jouglet, et relayée par le parti Communiste qui, dans ses organes de presse, publie trois lettres de Bernard Grasset jugées compromettantes.

Jean Galtier-Boissière écrit : « Gallimard est un gros malin. Il ne sera pas arrêté comme Grasset car, lui, jouait habilement sur les deux tableaux. Pas fou, le vieux ! A la Nouvelle Revue Française, deux bureaux se faisaient face : le bureau de Drieu, membre dirigeant du parti de Doriot, collabo sincère, directeur de la revue N.R.F. pro-nazie, et celui de Jean Paulhan, résistant de la première heure et fondateur, avec Jacques Decour, du journal clandestin antiboche Les Lettres françaises. Le " percheron qui se pique à la morphine ", comme l'appelait Cocteau, est un as du double jeu. » [Mon Journal depuis la Libération, à la date du 6 septembre 1944].

Le même jour, arrestation de Fernand Sorlot, qui sera remis en liberté le 24 septembre.

 

    

Bernard Grasset en 1945 - Fernand Sorlot vers 1970

 

Le 6 : Le Comité national des écrivains [CNÉ] diffuse une première « liste noire » comportant douze noms d'écrivains mis à l'index, en précisant que les auteurs de cette liste refuseront leurs ouvrages à tout éditeur ou revue qui publierait l'un de ces écrivains. Cette liste sera ensuite publiée dans Les Lettres françaises des 9, 16 et 23 septembre.

Le 6 : Le Figaro publie une interview d’Etienne Repessé, directeur de l’Edition et de la Librairie au ministère de l’Information, qui déclare que la première tâche qu’on lui a confiée est « une œuvre d’épuration ».


    Il explique qu’au sein de la Résistance s’était déjà constitué un comité d’éditeurs « ayant prouvé en actes leur attachement au gouvernement du général de Gaulle », mais il ne dit pas lesquels.


    C’est ce comité, auquel est adjoint un représentant du CNÉ qui va, officiellement, poursuivre son action : « La justice est maintenant en possessions des dossiers des principaux coupables : elle fera à leur égard tout ce que le devoir exige. [...] Les maisons dont les directeurs auront été jugés indignes d’exercer la profession recevront un administrateur provisoire jusqu’à leur vente ou liquidation. » Il ne dit pas lesquels non plus, mais « leurs noms sont sur toutes les lèvres ».

Le 7 : Pierre Seghers, dans un article intitulé « Littérature et propreté » publié par Le Parisien libéré, s’en prend aux écrivains et éditeurs qui ont perdu « tout sens de l’honneur national », et prône une épuration sévère :

« Certains maux, on ne les soigne pas avec des emplâtres. Nous en sommes à la période chirurgicale. Le mal est plus profond qu’on ne pourrait le penser. Des amputations, si pénibles qu’elles puissent paraître, sont indispensables ».


    Néanmoins tout n’est pas perdu pour la profession, puisque « sans moyens, avec le seul souci de défendre la France, les éditeurs pauvres mais patriotes rachetaient l’honneur de la profession ». Il ne va pas jusqu’à citer des noms, mais il ne manque pas d'épingler ceux des écrivains qui ont « failli » : Montherlant, Chardonne, Drieu, Maurras, Brasillach, Thérive, Céline, Morand, ou Armand Petitjean « qui, dans la NRF, s'avouait le chef d'un rassemblement de super-miliciens ».

Le 7 : Le maréchal Pétain et les membres du gouvernement de Vichy investissent le château de Sigmaringen, une ville du sud de l'Allemagne, sur le Danube. Les collaborateurs qui les accompagnent seront logés dans les deux hôtels de la ville : le Löwen et le Bären.

Le 7 : Georges Bidault, ancien président du C.N.R., devient ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire du général de Gaulle. Il le restera jusqu’au 28 novembre 1946.

Georges Bidault [1899-1983] et Suzanne Borel [1904-1995]

 

Tout en occupant différents postes dans les gouvernements suivants, il reprendra le portefeuille des Affaires étrangères du 22 janvier 1947 au 19 juillet 1948, et du 28 octobre 1949 au 24 juin 1950.

Premier numéro non clandestin des Lettres Françaises, dans lequel Gaston Gallimard passe des annonces publicitaires pour des ouvrages du nouveau directeur : Aurélien, « ouvrage composé clandestinement », Les Voyageurs de l’impériale, « ouvrage publié en 1943 et interdit par les Allemands » ; de Malraux : Le Temps du mépris, « ouvrage interdit par les Allemands » ; de Saint-Exupéry : Pilote de guerre, « ouvrage publié en 1942 et saisi par les Allemands ». Le mois suivant c'est dans L'Humanité qu'il annonce les livres d'Aragon, après avoir gommé les allusions aux interdictions de l'occupant.

     L'Humanité,  11 octobre 1944

Jean Galtier-Boissière note, dans son Journal depuis la Libération : « Gallimard était brouillé avec Aragon qu'il avait même poursuivi à boulets rouges [en juillet 1936]. Mais les temps sont changés. Denoël, qui publiait les romans-fleuves d'Aragon, est en fuite. Et Gallimard, qui a éprouvé quelques inquiétudes au sujet de l'épuration, est trop content de publier le prochain roman du leader tricoloro-communiste. » [à la date du 18 décembre 1944].

Le 8 : Temps présent signale que Bernard Grasset, la veille de son arrestation, écrivait une lettre à un des collaborateurs du journal pour se justifier, et que Gilbert Baudinière « nous prouve par A plus B que sa maison a roulé - et comment ! - l’occupant ».


    Une vingtaine d'écrivains amis de Gaston Gallimard ont écrit au journal pour dire qu’il était « horriblement injuste » de mettre l’éditeur sur le même plan que Grasset et Baudinière. Parmi eux, Jean-Paul Sartre, qui a publié deux ouvrages rue Sébastien-Bottin et qui n'hésite pas à écrire : « J'estime que tout blâme qui serait porté contre la maison Gallimard atteindrait tous les écrivains qui faisaient partie de la Résistance intellectuelle et qui se sont fait publier par lui. »

Albert Camus, qui a trois titres au catalogue de Gaston Gallimard, évoque lui aussi, ces écrivains résistants qui ne peuvent « être aujourd'hui désolidarisés de la maison d'édition qui les a imprimés. Tout jugement porté sur cette Maison est un jugement porté sur eux. Et personnellement, je me considérerais, ainsi que d'autres confrères plus connus, comme condamné par un semblable jugement. »


    Denoël, qui ne peut compter sur de tels témoignages, ne s’est pas manifesté : « Lui seul, alors des quatre grands éditeurs que nous nous étions permis de nommer, n’arriverait-il pas à la victoire avec la robe nuptiale ? »

Le 9 : L'Humanité cite les noms d'artistes récemment arrêtés : Arletty, Alice Cocéa, Alfred Cortot, Pierre Fresnay, Sacha Guitry, Albert Préjean.

Le 9 : Réunion, au Cercle de la Libraire, boulevard Saint-Germain, du Comité du Syndicat des Editeurs qui décide l’exclusion de Bernard Grasset, Gilbert Baudinière, Fernand Sorlot, Jacques Bernard, Jean de La Hire et Henry Jamet, « en raison de leur attitude professionnelle pendant l’Occupation ».

Le 10 : Ce Soir, qui rend compte de cette réunion dans un article intitulé « L’Epuration se poursuit. Chez les éditeurs », précise que le cas de Robert Denoël n’a pu être pris en compte « puisque, n’étant pas Français, il ne faisait pas partie du syndicat ».


    On ignore qui, du syndicat ou du journal, commet cette erreur, mais Denoël fait bien partie du Syndicat des Editeurs depuis 1932.

Le 11 : Le CNÉ diffuse une deuxième « liste noire » qui comporte 44 noms d'écrivains mis à l'index.

Le 11 : Albert Morys, agissant en tant que seul gérant de la Société des Nouvelles Editions Françaises, déclare au greffe du Registre de commerce de la Seine que le lieu d’exploitation de la société est désormais situé au 5 de la rue Pigalle.


    A noter que l’ancienne adresse légale : « 19 rue Amélie » réapparaît dans ce document, ce qui indique bien que le « 21 rue Amélie » n’avait été qu’une modification de complaisance.

Le 14 : Ayant appris l'arrestation, le 25 août, de sa mère, Robert Brasillach, qui avait trouvé refuge dans une chambre de bonne de la rue de Tournon, se constitue prisonnier.

Le 15 : Création des cours spéciales de justice chargées de la répression des faits de collaboration. Raymond Durand-Auzias [1889-1970] est nommé président de la Commission d’épuration de l’Edition, titre qui lui est contesté car, en 1940 et 1941, il fut administrateur provisoire de maisons d’édition juives, comme Ferenczi, Nathan, Gedalge ou Cluny.

Les autres membres de la commission sont Jean Fayard, Francisque Gay, Robert Meunier du Houssoy, Pierre Seghers, Etienne Repessé, Vercors, et Jean-Paul Sartre. Par la suite viendront s'y adjoindre Jean Paulhan et François Mauriac.

D’autre part cette commission reste officieuse : « La pression des grands éditeurs l’a emporté sur la volonté de notre petit groupe », dira Vercors à Pierre Assouline. Vercors laisse entendre que certains membres de cette commission ont d’autres intérêts que la justice épuratoire ; Sartre et Paulhan plaident la cause de Gallimard, Mauriac celle de Grasset. Or c’est précisément sur ces deux maisons que Vercors concentre ses attaques. Quarante ans plus tard il écrira : « Sartre a trop de liens d'amitié avec Gaston Gallimard, Mauriac avec Bernard Grasset, pour penser à leur faire nulle peine même légère » [Les Nouveaux jours, 1984].

La France intérieure publie trois lettres écrites en juillet et août 1940 par Bernard Grasset : « elles émanent d’un homme qui, au lendemain de la défaite de son pays, ne souhaitait - et avec quelle impatience ! - que de se voir désigné par l’ennemi comme le Führer de l’édition française ».

Le 16 : Les Lettres Françaises publie la liste des écrivains « mis à l’écart » pour leur attitude durant l’Occupation, et s’en prend à deux éditeurs, Jacques Bernard du Mercure de France, et Gilbert Baudinière, qui a été exclu du Syndicat des Editeurs : « et c’est justice car de son officine sortit une bonne partie de toute cette littérature nazie que le grand public, fort heureusement, s’est catégoriquement refusé de lire pendant quatre ans, et qui, plein d’aplomb, passe des annonces publicitaires pour des ouvrages de son fonds, dont un : " condamné au pilon par les Fritz, ce livre a pu être sauvé " ».

Le 16 : Arrestation de Jean Drault [1866-1951], directeur de La France au travail et de Au Pilori. Emprisonné à Drancy puis à Fresnes, il sera condamné, le 4 novembre 1946, à sept ans de réclusion, à la confiscation de ses biens et à dix ans d'interdiction de séjour. Sa peine est commuée en 1947 en cinq années de prison. Libéré en 1949, il meurt le 11 septembre 1951.

Le 16 : Arrestation à Bayonne de Pierre Benoit [1886-1962], qui est conduit à la prison de Dax puis, deux mois plus tard, est placé en résidence surveillée. Arrêté à nouveau en janvier 1945, il séjourne à la prison de Fresnes, dont il sort le 4 avril, lavé de toute accusation... mais interdit de publication pour deux ans. Son nouveau roman Jamrose paraîtra donc au Canada avant d'être repris, en 1948, par son éditeur habituel, Albin Michel.

Le 16 : L'Humanité a des nouvelles du « poète du maquis » et de sa femme, qui sont sur le point de rentrer à Paris, mais qui ont fait un détour par la station de radio lyonnaise afin d'y proclamer leur foi communiste.

  L'Humanité,  16 septembre 1944

« Il y a un homme qui, plus qu'aucun autre, a fait de moi un patriote », déclare Aragon. « Depuis 1939, j'ai rêvé au jour où, à Paris, je lui serrerai la main. C'est en pensant à lui que je me suis battu, que j'ai mérité, paraît-il, cette médaille militaire que je lui offre ici publiquement. [...] Et je voudrais que le général de Gaulle à qui je m'adresse ici respectueusement m'entendît : la France ne sera pour moi tout à fait libérée que le jour où, la dernière trace allemande lavée sur notre sol, j'aurai le droit de serrer la main de Maurice Thorez à Paris. »

Déserteur en 1939 et réfugié à Moscou, où il a passé la guerre, Thorez sera amnistié par le général de Gaulle le 30 octobre et rentrera à Paris le 27 novembre.

Le 17 : Denoël charge Gustave Bruyneel de lui trouver « une boutique à louer dans le 6e arrondissement ».

Ce Soir,  12 octobre 1944

Le 18 : Robert Denoël est exclu du Groupement corporatif du Livre, dont il était vice-président, « parce que son incorrigible franchise n'avait pas fait plaisir à la majorité de ses confrères », estime Morys.

L'Echo d'Alger,  21 septembre 1944


    Etant donné que trois autres éditeurs, Sorlot, Jamet et Jacques Bernard, ont subi la même mesure, on peut douter de cette explication, et de toutes façons, cet organisme présidé par Baudinière (qui se fait réélire ce jour-là, et crée un Comité de Libération !), collaborateur notoire, est contesté et ne représente pas officiellement la corporation des éditeurs.


   « Nous nous demandons avec surprise ce que peut entreprendre un Comité de Libération placé sous le patronage de M. Baudinière », écrit Le Populaire, qui rend compte de la réunion. Les Lettres françaises commentent à leur tour la nouvelle dans un article édifiant : « M. Baudinière fait de l’Epuration ! Etat de services ».

Le 19 : Plusieurs écrivains signent, à l'intention du Comité d'épuration de l'Edition, une supplique en faveur de Bernard Grasset, toujours incarcéré à Drancy. On relève les signatures de Georges Duhamel, Paul Valéry, Jacques de Lacretelle, Alexandre Arnoux, François Mauriac. Le 31 octobre, il est transféré à l'infirmerie de la prison des Tourettes, puis assigné à résidence.

Le 19 : Déjeuner chez Gustave Bruyneel, rue Pigalle, à l’occasion de l’anniversaire de Cécile Denoël. Y assistent : Paul et Madeleine Vialar, Morys et son père, Robert et Cécile. C'est l'une des premières sorties de Denoël.

Le 19 : Franc-Tireur publie un article : « Un livre ? Non : un alibi », à propos d’un ouvrage consacré au général de Gaulle publié par les Editions Colbert, dirigées par Jean d’Agraives : « On ne saurait admettre qu’une telle étude paraisse sous la plume des Editions Colbert, qui étaient et demeurent, même sous camouflage ‘français’, une maison allemande dont les dirigeants ont tous eu des attaches nettes et notoires avec les occupants nazis ».

Le 20, Denoël répond à Rogissart, qui s’est inquiété de lui : « Je suis ravi de vous savoir enfin hors de danger. Un de vos amis m’avait informé de votre arrestation et je craignais le pire. Vous voilà délivré de toutes les façons et prêt au travail. C’est admirable et réconfortant. Mon fils est ‘délivré’ sans avoir jamais été occupé. Il n’y avait pas un Allemand dans la région, pas un coup de fusil n’a été tiré à plusieurs kilomètres à la ronde.

Je me débats actuellement dans les histoires d’épuration. On me reproche certains livres à succès et mon succès tout court. Mais je pense m’en tirer sans de trop graves dommages. »


    Denoël ne donne aucune adresse où le joindre : on peut penser qu’il a, dès ce moment, une «boîte aux lettres», qui ne peut se trouver qu’aux Editions Denoël : Barjavel, Picq, Collet, ou Tosi ?

Le 21 : Dans Le Populaire Marc Carriche estime que « Dans l’édition l’épuration somnole », et il pense que «pour accuser des confrères, il faut avoir la conscience tranquille».

De plus l’exclusion de certains membres du Syndicat des Editeurs n’empêche pas leur maison de fonctionner. Le Comité d’épuration a entrepris de constituer le dossier de chaque maison, mais ce sera très long : « En fait, c’est le dossier de la grosse majorité des firmes françaises qu’il faudra établir ».

Le 22 : France libre publie un article incisif à propos du Syndicat de l’Edition « qui a servi l’ennemi » et de ses trois dirigeants dont le trésorier Durand-Auzias, qui représente une firme ne publiant que des ouvrages scientifiques ou de jurisprudence « qui ne risquaient pas de figurer sur les listes Otto ».


    Gilbert Baudinière envoie au quotidien une lettre de félicitations pour son « courageux article » dans laquelle il s’emploie à démontrer que Hachette, dirigé par Philippe Hatchi [sic pour Henri Filipacchi], « un métèque beau-frère de Luchaire », « a été le grand maître et le grand profiteur de l’édition », ne faisant bénéficier de privilèges que ses 23 éditeurs préférés, dont il ne fait pas partie.

Le Populaire s’indigne que Baudinière annonce qu’il va faire paraître un livre à la gloire des F.F.I. : « Non, pas ça, et pas lui. Des livres à la gloire des F.F.I., il faut en éditer. Mais que ce ne soit pas sur des presses où l’encre de la Propaganda Staffel n’a pas encore eu le temps de sécher ».

Le 23 : Edmond Buchet note dans son journal que la situation paraît assez confuse dans l'édition. Le Syndicat des Editeurs a exclu Baudinière, Grasset, Jean de la Hire et Sorlot mais « Denoël n'en faisant pas partie ne peut être exclu mais il est mis à l'index. » L'éditeur commet la même erreur que le journal Ce Soir du 10 septembre, dont il relaie l'information.

Le 25 : Aragon et sa femme rentrent à Paris et réintègrent leur appartement de la rue La Sourdière, qui a été perquisitionné deux fois durant l’Occupation. Dès le 28, Aragon reprend la direction de Ce Soir, qui reparaît depuis le 21 août.

Le 26 : André Frénaud, à la Direction de l’Edition et de la Librairie, transmet à la justice une liste de neuf éditeurs « qu’il y a lieu d’arrêter pour leur activité anti-nationale » : Gilbert Baudinière, Horace de Carbuccia, Robert Denoël, Bernard Grasset, Jean de La Hire, Henry Jamet, Dominique Sordet, Fernand Sorlot, Louis Thomas. Il s'agit sans doute des mêmes que ceux désignés le 15 août par le ministère de l'Information.

Avec une mention spéciale pour Baudinière « qui donne des interviews à la presse et fait sa propre apologie dans de multiples lettres adressées à des organismes patriotiques [...] Il me paraît indispensable de mettre un terme au plus tôt à l’activité de Monsieur Baudinière ».

Il ne se trouve malheureusement pas, comme pour Gaston Gallimard, des « amis de Robert Denoël » pour trouver « horriblement injuste » de mettre l’éditeur sur le même plan que ces confrères-là, dont quatre sont en fuite.

Les Lettres françaises refusent désormais de publier des publicités pour les éditeurs en délicatesse avec la justice de l’épuration.

Le 26 : Carrefour, dans un article intitulé « Tradition et extradition », s’en prend à l’éditeur des Discours d’Hitler, en regrettant que l’on extrade rarement les étrangers en dehors des criminels de droit commun : « Denoël, qui doit à sa nationalité de n’être pas exclu du Syndicat des Editeurs, va-t-il au lieu de s’asseoir entre deux chaises, se prélasser dans un fauteuil ? »

Le 27 : Denoël déjeune chez Gustave Bruyneel, rue Pigalle, avec Aragon et Elsa, Cécile et les Bruyneel.

Le 28 : Maximilien Vox, qui a été nommé président de la Commission d’épuration des Arts et Industries Graphiques, est appelé à défendre Henri Filipacchi qui, aux Messageries Hachette réquisitionnées, est accusé d’avoir participé à l’élaboration de la liste Otto et d’avoir mis les Messageries au service des Allemands en diffusant leurs brochures de propagande, notamment celles publiées par Jean-Renard et Baudinière.


    Vox fait remarquer qu’Hachette n’avait aucun intérêt à voir disparaître des centaines de titres qu’il distribuait, et que d’autre part, la liste Otto lui paraît avoir été établie par des non-professionnels du livre, à cause des erreurs qu’elle contient.

Le 30 : Cécile et Robert Denoël font passer le bail de leur appartement de la rue de Buenos-Ayres au nom d’Albert Morys : « Par acte enregistré le 5 octobre, j'avais acheté - en payant par chèque bien que la somme fut beaucoup moins importante que 1515 parts des Éditions Denoël - la totalité des meubles et objets appartenant à Cécile et à Robert, bien résolu à leur restituer le tout lorsque la flambée de violence qui accompagnait la Libération puis la fin de la guerre se serait calmée, de même que le ‘droit au bail’ de cet appartement qui m'avait été cédé le 7 octobre 1944 », écrit Morys.

Le 30 : Le Groupement corporatif du Livre de Gilbert Baudinière publie une lettre circulaire appelant à l’union contre le Comité d’organisation du Livre : « Messieurs, la politique de Vichy est périmée ! La liberté d’écrire nous est rendue ! La libération sera totale ». Les journaux résistantialistes s’impatientent de ces gesticulations, et regrettent que l’éditeur ne soit pas encore arrêté.

Le 30 : Ordonnance relative à la presse interdisant les titres nés, ou ayant continué de paraître, après le 25 juin 1940.

 

Octobre

 

Le 3 : Jean d’Agraives, directeur des Editions Colbert, est arrêté à la demande d’un juge d’instruction qui l’inculpe, quatre jours plus tard, d’intelligence avec l’ennemi. Georges Suarez, directeur du journal Aujourd'hui, est arrêté à son domicile, dans le XVIIe arrondissement.

Le 4 :  Marcel Cachin, directeur de L'Humanité, consacre son éditorial à la Belgique libérée, « qui donne l'exemple de l'épuration en condamnant à mort 300 traîtres » : « Voilà un gouvernement qui agit promptement et vigoureusement. Il est rentré à Bruxelles il y a quelques jours à peine, et son premier acte est de donner satisfaction à un sentiment très fort en Belgique, comme il l'est en France. »

Pourtant, poursuit Cachin, il y avait moins de traîtres en Belgique qu'en France, où un gouvernement félon encourageait la trahison. Qu'est-ce qui a poussé ces ministres belges réfugiés en Angleterre durant toute l'Occupation à faire preuve d'autant de rigueur en rentrant chez eux, où le parti communiste a beaucoup moins d'influence qu'en France, c'est en effet une question qui, aujourd'hui encore, reste sans réponse mais, comme l'écrit Cachin, qui prône une épuration sévère : « Il semble que les ministres belges ont adopté la bonne procédure en recourant à une justice expéditive et vigoureuse. »

L'Humanité,  5 octobre 1944

Le 5 : Denoël déjeune chez les Bruyneel en compagnie du couple Vialar. André Thérive, critique littéraire aux Nouveaux Temps, est arrêté à son domicile parisien. Pablo Picasso se rallie au parti communiste qui, pour la circonstance, a abandonné l'appellation « parti des fusillés ».

Le 7 : Edmond Buchet se livre à quelques réflexions sur l'épuration dans l'édition qui est, certes, nécessaire mais qui doit avoir des bornes dans le temps et dans sa notion, « sinon, " un pur trouve toujours un plus pur qui l'épure " et l'on n'en aura jamais fini. Je puis le dire d'autant mieux que notre maison va bénéficier de la suppression de certains de nos concurrents. Jamais, d'ailleurs, nous n'avons eu tant de propositions. »

Le 8 : Arrestation de Gilbert Baudinière « qui, depuis la libération, avait montré un amour de la publicité dont la plus élémentaire prudence aurait dû le détourner », écrit Combat.

Le 9 : Une centaine de « jeunes voyous » tentent de décrocher des toiles de Picasso au Salon d'Automne, où une salle entière a été consacrée au peintre fraîchement rallié au « parti des fusillés ».

     L'Humanité,  10 octobre 1944

Les « voyous » ne sont pas autrement identifiés mais, le 26 octobre, le quotidien communiste annonce que « les plus grands écrivains et artistes français », dont les noms ne sont pas cités, ont publié un communiqué dans lequel, indépendamment de toute opinion particulière sur l'art de Picasso, ils constatent que la manifestation organisée au Salon d'Automne contre les toiles du maître « perpétue l'interdiction d'exposer faite à un artiste par les envahisseurs, renouvelle les procédés de brutalité physique et d'intimidation qui sont ceux des hitlériens contre la culture et introduit en plein Paris un contrôle par la force de la liberté d'expression. »

Le 11 : L'Humanité annonce l'arrestation de Jacques Bernard, « l'éditeur nazi du Mercure de France, malgré la protection d'un illustre académicien », c'est-à-dire Georges Duhamel.

Le 14 : Cécile Denoël quitte Paris pour Saint-Quentin-les-Anges, dans la Mayenne, « en auto avec Monsieur Bart, chauffeur bénévole de Louis Aragon », selon Morys, pour y voir son fils. Elle y demeure une dizaine de jours, et rend visite à Jacques de Fourchambault, ami et auteur de la maison, grâce auquel Robert et elle avaient connu l’instituteur Laisné, qui a pris en charge leur fils durant de longs mois.

     M. et Mme Laisné, Robert junior, Jean Bart, X (photo Cécile Denoël)

Le 15 : Denoël a rendez-vous avec Elisabeth Porquerol chez les Bruyneel, rue Pigalle.

Le 17 : Albert Morys, gérant des Nouvelles Editions Françaises, répondant à un courrier du 6 octobre, envoie à Raymond Durand-Auzias, président de la Commission d'épuration de l'édition, qui fonctionne au Cercle de la librairie, 117 boulevard Saint-Germain, la liste des publications de la société entre 1940 et 1944.

Le 17 : Sous le titre « Fusillés en Périgord », L'Humanité annonce la condamnation à mort et l'exécution de l'amiral Platon et de Louis Darquier de Pellepoix. S'il est avéré que Platon fut passé par les armes le 18 ou le 28 août, Darquier, lui, s'était réfugié en Espagne, où il est mort, le 21 août 1980.

Le 18 : Arrestation de Jacques Barnaud [1893-1962], co-directeur de la banque Worms. Il bénéficiera d'un non lieu en janvier 1949 et retrouve son poste à la banque.

Le 18 : L’Humanité, qui avait annoncé l'arrestation de Jacques Bernard, une semaine plus tôt, publie un démenti furieux :


    Dans le même numéro, le quotidien communiste annonce que des administrateurs provisoires vont être désignés incessamment : Renée Rouelle aux Editions Balzac (Calmann-Lévy), Jacques Berger aux Armes de France, Maximilien Vox chez Denoël, Georges Rageot chez Grasset, Raymond Durand-Auzias aux Editions de France, Paulette Alexandre chez Ferenczi. Pour le Mercure de France, c’est Duhamel, principal actionnaire de la société, qui désignera l’administrateur.

L'Humanité rappelle aussi les publications récentes de René Julliard, notamment celle de Paul Eluard : Dignes de vivre, où figure le poème « Liberté », qu'il a éditée ouvertement en juillet : « pour éviter d'avoir à solliciter des Allemands l'autorisation de paraître, qui eût été inévitablement refusée », l'éditeur l'a publiée à l'enseigne des Editions Littéraires de Monaco : « Les nazis n'y virent que du feu. » Les épurateurs, aussi.

Le 20 : L'actrice Arletty est arrêtée. Incarcérée à la Conciergerie durant onze jours, elle est ensuite emmenée au camp de Drancy. Libérée quelques semaines plus tard, assignée à résidence au château de la Houssaye avec interdiction de tourner, elle sera finalement condamnée, le 6 novembre 1946, à un blâme par le CNÉ.

Le 20 : Samuel Monod dit Maximilien Vox [1894-1974] est nommé administrateur provisoire des Éditions Denoël, « par arrêté du ministre de la Production Industrielle, M. Robert Lacoste » : « Cette administration m’a été confiée au choix, avec les Editions Grasset, mais en réalité j’ai préféré m’occuper des Editions Denoël, que je considérais plus simples au point de vue société », dira Vox à la police, en octobre 1946.


    Morys pensait que cette nomination était due à l’intervention d’amis influents de Jeanne Loviton. D’autre part Vox connaissait Denoël, puisqu’il a composé plusieurs couvertures de sa revue Le Document en 1936.

 

« On n’a pas idée de s’appeler Maximilien quand on pourrait briguer la gloire du plus petit conscrit de France », écrivait malicieusement Robert Denoël à Paul Vialar, le 18 juillet 1945.

Vox lui-même écrit en 1974 dans ses souvenirs inédits : « Je pouvais malaisément esquiver la besogne qui me fut quasiment imposée - de me laisser instituer administrateur provisoire de la firme en litige, rue Amélie. L’ordre venait de Gabriel Le Roy-Ladurie en personne, auquel je devais tant de reconnaissance : d’autant plus impératif qu’il se trouvait détenu - à cette date - dans la prison de Fresnes. Il tenait par dessus tout à savoir en bonnes mains les intérêts (légitimes) d’une personne de son entourage - qui se trouvait être la meilleure et plus chère amie de Robert Denoël. » On trouvera des commentaires sur cette nomination dans la rubrique Notices biographiques.

Le 23 : Arrestation de Robert Poulet à Florenville, dans les Ardennes belges, où il vivait discrètement depuis six mois sous le nom de Robert Van Hamme. L'écrivain sera emprisonné à Arlon, puis dans plusieurs établissements pénitentiaires bruxellois jusqu'à son procès, fixé au 23 juillet 1945.

Le 24 : Décès, dans un hôpital parisien, de Louis Renault. Agé de 67 ans, aphasique (c'est-à-dire ne pouvant plus ni parler ni écrire), il s'était rendu le 23 septembre à la convocation du juge d'instruction Martin qui l'avait aussitôt inculpé de commerce avec l'ennemi et fait incarcérer à la prison de Fresnes, où il fut roué de coups durant toute sa détention.

L'annonce de sa mort ne fit l'objet d'aucun commentaire dans la presse, si ce n'est celui de L'Humanité - dont la campagne de délation avait contribué à son arrestation - qui, le 16 novembre, annonçait la confiscation de ses usines : « Il eût été inadmissible que le décès fortuit de Louis Renault, survenu après son arrestation, eût pour effet d'éteindre l'action publique et de faire passer aux héritiers de ce mauvais Français la propriété de ce qui avait été instrument de trahison. »

Le 27 : Marie-Anne Desmarest, qui a publié en 1938 l'un des meilleurs best-sellers de la maison Denoël, signe ses petits romans dans une librairie parisienne, non sans informer le public qu'elle n'a absolument aucun rapport avec une journaliste arrêtée lors de la Libération. L'avertissement est d'autant plus insolite que tout Paris connaît Titayna, dont le vrai nom est Elisabeth Sauvy, ce que peu de gens savent, mais qui a épousé durant l'Occupation le chirurgien Jacques Desmarest, ce que tout le monde ignore.

 

France-soir,  27 octobre 1944

Le 27 : Raymond Durand-Auzias est nommé administrateur provisoire des Editions Nathan, une maison qu'il connaît bien puisqu'il y a occupé la même fonction en décembre 1940. Fernand Nathan reprendra la direction de sa maison deux mois plus tard.

Le 27 : Déjeuner chez les Bruyneel avec Robert, Cécile, Maurice Percheron et sa femme Suzanne : « Pendant le déjeuner », écrit Morys, « Elsa Triolet est venue rendre visite ; Percheron a dit qu'il avait été à Drancy et a donné quelques détails sur la façon dont on traite les détenus. Mme Elsa Aragon s'est fâchée et est partie. »

Le 28 : La destitution de Jacques Bernard ayant été prononcée, c’est Marcel Roland qui lui succède comme administrateur provisoire du Mercure de France. Raymond Durand-Auzias est nommé administrateur chez Nathan, et Fernand Hazan chez Baudinière.

Le 30 : Stéphane Lauzanne [1874-1958], rédacteur en chef du Matin, est condamné à vingt ans de travaux forcés.

    

                      L'Humanité,  30 octobre 1944               Stéphane Lauzanne le jour de son arrestation,  le 25 août 1944 (© ina.fr)

Dans le même numéro, L'Humanité publie une interview de Picasso expliquant, « à l'intention de la revue américaine New Masses », les raisons de son engagement : « ces années d'oppression terribles m'ont démontré que je devais combattre non seulement par mon art, mais de tout moi-même... [...] si je n'avais pas encore adhéré officiellement, c'était par " innocence " en quelque sorte, parce que je croyais que mon œuvre, mon adhésion de cœur, étaient suffisantes, mais c'était déjà mon Parti. »

Dans son Journal depuis la Libération Jean Galtier-Boissière écrit, lui : « La vérité que connaissent tous les artistes, c'est que Picasso a une peur panique de se voir privé de son immense fortune. En adhérent au Parti communiste, il prend une assurance, et certains donnent même le chiffre exact de la prime. Mais l'archi-millionnaire Picasso collectiviste, c'est tout de même un beau sujet de rigolade à Montmartre et à Montparnasse ! »

Le 31, Denoël écrit à Jean Rogissart : « Votre lettre m’a touché de la manière la plus sensible. Elle arrivait au moment où j’avais besoin d’un témoignage d’amitié solide comme la vôtre. La vie très retirée que je mène actuellement, l’éloignement où je me trouve de mon travail, de ma femme, de mon enfant, tout cela me peine.

J’attendais de deux auteurs de ma maison auxquels j’ai toujours témoigné la plus vigilante et la plus active amitié, une aide décisive. Elle m’a manqué et cela m’est cruel. Au contraire, toute mon équipe m’a témoigné comme vous la fidélité entière dans la mauvaise fortune. Et ceci me console de cela.

Il n’empêche que la situation reste confuse et difficile. Je vis sous la menace constante et je dois rester caché. On me dit que la situation s’éclaircira bientôt, que je pourrai dans quelques mois reprendre ma place. Mais je n’en suis pas tout à fait sûr. En attendant la maison est administrée par un homme fort convenable.

Peut-être Les Semailles paraîtront-elles avant la fin de l’année : ce n’est qu’une question de papier. Les imprimeries tournent à nouveau. Mais il faut, en outre, pour un lancement que les transports aient repris d’une manière à peu près normale. Et cela semble encore lointain.

Ne vous troublez pas trop pour votre histoire d’épuration. Vous ne figurez pas dans la liste noire du Comité d’Epuration des Ecrivains, vous pouvez donc publier où vous voulez. Quand votre livre aura paru, tout s’arrangera.

Je me réjouis de lire bientôt " La Moisson " [sic pour Les Moissons]. Avec ce dernier volume, vous aurez achevé une œuvre de grande classe, qui restera, j’en suis certain, à la fois comme une suite romanesque, d’une ampleur et d’une force peu communes, mais encore comme une ‘geste’ ardennaise et ouvrière, sans précédent dans nos lettres.

Peut-être, si je passais en jugement, vous demanderais-je de venir témoigner en ma faveur. Je crois ou plutôt j’espère que j’échapperai à cette mesure. Mais enfin, je retiens votre généreuse proposition pour le cas où elle pourrait m’être utile. Barjavel a été éliminé de la seconde liste noire : il est donc " pur " désormais. Dupé n’y a pas figuré. »

 Louis Aragon et Elsa Triolet dans leur appartement parisien (© Life)

Cette lettre sans en-tête ni adresse, montre qu’il n’a pas obtenu l’aide « décisive » de Louis Aragon et d’Elsa Triolet. En fait, il aurait été invité à dîner chez les Aragon. Denoël était persuadé qu’il pouvait compter sur ces deux auteurs qu’il a protégés durant l’Occupation, et qui ont à ce moment tant d’influence dans les milieux littéraires et politiques, mais il rentre déçu chez Jeanne Loviton : « Je leur ai demandé de m’aider... ils m’ont répondu : c’est impossible, on vous a supporté pendant la guerre... Vous ne pouvez pas savoir le calvaire que ce fut pour nous d’être publiés à côté de Céline et de Rebatet, dans la même maison qu’eux », dira Mme Loviton à Pierre Assouline.

Gilbert Dupé n'a en effet pas figuré sur les listes du CNÉ. mais il eut à rendre quelques comptes à cause de la publication, entre juillet 1941 et septembre 1943, de sept nouvelles dans les colonnes de Je suis partout.

 

Novembre

 

Le 3 : Claude Maubourguet [1921-?] est condamné aux travaux forcés à perpétuité. C'est sans doute son engagement dans la Milice (il fut attaché de presse de Joseph Darnand), plus que ses chroniques littéraires dans Je suis partout, qui lui vaut cette peine sévère.

Le 4 : la presse communiste se préoccupe du sort des écrivains proscrits dont la première « liste noire » a été publiée dans Les Lettres Françaises, le 9 septembre. Elle ne comportait alors que douze noms dont celui de Céline, qui a quitté Paris dès le 25 juin. Certains pensent qu'il a gagné la Suisse, d'autres qu'il s'est réfugié en Espagne ou au Portugal.

Les Lettres Françaises,  4 novembre 1944

Le même jour l'hebdomadaire communiste publie une nouvelle inédite d'Elsa Triolet, qui donnera son nom au recueil publié par Denoël en mars 1945. Comme le nom de l'éditeur n'y est pas le bienvenu, la rédaction annonce brièvement à la fin du texte : « Ce récit est extrait d'un ouvrage à paraître sous le même titre ».

Les Lettres Françaises,  4 novembre 1944

Le 5 : Décès à Paris, des suites d'une attaque cardiaque, d'Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, auteur de L'Homme cet inconnu en 1935. Il avait été suspendu de ses fonctions le 21 août, à la demande de ses confrères résistants Paul Milliez et Louis Pasteur Vallery-Radot.

Le 8 : « Déjeuner Robert, Cécile, Paul Vialar, Madeleine, Maurice et moi », note Gustave Bruyneel dans son journal.

Le 9 : « Déjeuner avec Paul Vialar, Madeleine, Maurice Percheron, Suzanne, Robert, Cécile, Maurice et moi », note encore Bruyneel.

Le 9 : Georges Suarez, directeur du journal Aujourd'hui, condamné à mort le 23 octobre, est exécuté par fusillade au fort de Montrouge. C'est le premier journaliste victime de l'épuration. Après un pourvoi en Cassation, rejeté le 3 novembre, il avait signé un recours en grâce, rejeté lui aussi, auprès du général de Gaulle.

 

                                                             Georges Suarez [1894-1944]                          L'Humanité, 24 octobre 1944

Le 11 : « Déjeuner avec Paul Vialar, Robert, Cécile, Maurice et moi », écrit Bruyneel.

Le 11 : Cérémonie au cimetière du Père Lachaise en vue d'honorer les victimes communistes de la guerre. Parmi les personnalités réunies devant la bannière d'un « Front National Universitaire » : Paul Eluard, Elsa Triolet, Pablo Picasso, Raymond Queneau, Jacques Debu-Bridel, Maurice Chevalier, le protégé de Louis Aragon, Pascal Copeau.

Photo David E. Scherman (© Life)

Le 14 : Albert Morys et Maurice Percheron transforment la raison sociale des Nouvelles Éditions Françaises en Éditions de la Tour : « Dans la société des Editions de la Tour, j’étais en fait un salarié », explique Morys aux enquêteurs. « Tous les profits revenaient à M. Denoël. Il ramassait d’ailleurs la caisse tous les soirs, mais mon salaire réel était de 4 000 francs par mois, plus 3 % sur les affaires. Le docteur Percheron n’était pas appointé. Il ne venait d’ailleurs jamais au siège des Editions ».

Plus tard, Morys écrira, à propos de cette maison d’édition : « Il s'agissait d'une affaire plus que modeste où j'étais seul ; j'eus, par la suite, un coursier. Mes appointements de 6 500 F par mois n'étaient vraiment pas excessifs ».


    Outre des brochures à la gloire de la Résistance et quelques volumes de demi-luxe, la maison vendra aussi des collections de cartes de Noël : « Denoël voulait garder cette maison en réserve : au cas où les Editions Denoël lui auraient été confisquées, il aurait continué avec la Tour d'une part, et avec Domat où il avait déjà amené un contrat Vialar (Il avait fait des Editions Domat-Montchrestien, affaire de famille qui ne publiait pratiquement que des cours et ouvrages de Droit, un embryon de maison d'éditions littéraires) », m'écrivait Morys le 29 avril 1980.

Le 15 : Antonin Wast, directeur de la librairie Gédalge et ancien résistant, est nommé par Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, administrateur provisoire de la société des Editions Bernard Grasset. Le 10 mars 1945, il est remplacé par Antoine de Tavernost, lequel, à la demande de François Mauriac, nomme Jean Blanzat, autre résistant, au poste de directeur littéraire.

Le 20 : Denoël rencontre Charles Lejay, représentant des Editions Denoël, chez Gustave Bruyneel. Lejay, qui est l’un de ses plus anciens collaborateurs, sera aussi le représentant des Editions de la Tour.

Le 21 : Le CNÉ diffuse une troisième « liste noire » d'écrivains mis à l'index. Cette version définitive comporte 165 noms.

Le 22 : L'Humanité rend compte de la dernière réunion du CNÉ, au cours de laquelle il a été décidé de communiquer à la presse cette motion : « Il est de fait que, pour des raisons que nous ne connaissons pas, M. [René] Philippon a été maintenu à la présidence du Syndicat des éditeurs. Quels que soient les attendus de cette décision, il nous paraît impossible, à nous écrivains, de retrouver à la tête de l'Edition française le nom d'un homme qui a signé la liste Otto et qui a assisté à l'inauguration de la librairie Rive-Gauche. »

Le 25 : Les Lettres Françaises annoncent que Jean Paulhan a été nommé, « à sa demande », conseiller extraordinaire auprès de la direction des Editions Gallimard ; il est chargé de procéder à la liquidation de la NRF et de faire disparaître la mention « Editions de la Nouvelle Revue Française » des ouvrages et dans les périodiques.

Presque simultanément on annonce la parution d’une nouvelle revue chez Gallimard : ce sera Les Temps Modernes, dont le premier numéro paraîtra le 29 octobre 1945. Le numéro 3, sorti la veille de l'assassinat de Denoël, contient le célèbre « Portrait de l'antisémite » par Jean-Paul Sartre.

Le 25 : La Commission d’épuration de l’Edition publie un communiqué dans Les Lettres Françaises pour annoncer qu’elle suspend ses travaux. Depuis trois mois elle constitue des dossiers, aujourd’hui bouclés, et elle n’a toujours pas été dotée d’un statut légal, ni reçu les moyens de proposer la moindre sanction professionnelle.

Le 27 : Maurice Thorez, amnistié par le général de Gaulle le 30 octobre, rentre à Paris. Depuis plusieurs semaines le parti communiste réclamait son retour dans la presse et au cours de meetings retentissants.

Raymond Pouvreau est nommé par l’administrateur provisoire, Maximilien Vox, secrétaire général des Editions Denoël.

 

Décembre

 

Le 2 : Pierre Seghers fulmine dans Les Lettres Françaises contre Fernand Sorlot qui a annoncé la parution d’un ouvrage posthume d’Isabelle Eberhardt, « M. Sorlot qui continue sa carrière d’éditeur français après avoir accepté 800.000 francs des Allemands, au su et au vu de tout le monde et du président de son syndicat, lui-même signataire de la liste Otto... [...] qui va devenir patriote sans doute après avoir été officiellement l’éditeur de l’Institut allemand, le distributeur de la Propaganda Staffel ! »

    

Pierre Seghers [1906-1987] et Jean Bruller dit Vercors [1902-1991]

 

C’est si insupportable que Seghers a pris sa décision : « Il y avait, dans le cadre professionnel, une commission d’épuration de l’édition. J’en faisais partie. Je m’en retire. On peut être de bonne foi et croire pendant un temps à la propreté et à la justice. Mais ce temps passé, si l’on persiste à espérer, on est idiot ou on est complice. Et tout à coup, une simple publicité d’un M. Sorlot vous dévoile que, pendant trois mois, vous avez été à la fois l’un et l’autre ».

L’article est suivi d’un communiqué de la rédaction : « Notre ami Vercors nous prie d’ajouter qu’il approuve pleinement chaque mot, chaque ligne du présent texte. Que s’il suspend un temps sa propre démission, c’est seulement pour éviter d’éteindre la dernière chance qui reste à l’édition de se sauver du déshonneur. Mais que si, dans la huitaine, rien n’est fait pour permettre à la commission de réduire au silence M. Sorlot et ses pareils, il ajoutera la démission des Editions de Minuit à celle de son ami Seghers. »

Cette Commission d’épuration de l’Edition, dont Seghers et Vercors se désolidarisent parce qu’elle n’a pas le pouvoir d’épurer, a bien composé ses dossiers car ce n’est pas « tout le monde » qui sait que Sorlot a accepté 800.000 francs d’un éditeur allemand. Ou que Seghers a, en juin 1942, accepté cinq abonnements « d'honneur » du maréchal Pétain à sa revue Poésie 42. Mais de cela, il n'est pas question.

Le 2 : Les Lettres Françaises annoncent la création d’un groupe d’éditeurs qui se proposent de défendre le patrimoine littéraire, scientifique et artistique français: «Trop d’éditeurs, durant ces cinq années, ont failli aux devoirs de leur charge et accepté, ou propagé, les théories de l’occupant. Il s’agit, à présent, pour l’édition française demeurée nette, d’affirmer sa présence et de défendre les valeurs humaines, qui sont celles de notre pays ».


    On trouve parmi les fondateurs de ce groupe qui s’appellera « Pour le livre » des éditeurs « demeurés nets » tels que Corrêa, Seghers, les Editions de Minuit, Emile-Paul, et Durand-Auzias, qui fait décidément partie de tout. Ces éditeurs « restés dignes pendant l’Occupation » se proposent de vérifier la déontologie du métier, mais ne joueront aucun rôle direct dans les condamnations, si ce n’est par la présence de certains de leurs membres dans des comités d’épuration ultérieurs.

Le 4 : Robert et Cécile dînent dans un restaurant de la rue Pigalle avec Eliane Bonabel, qui est pressentie pour illustrer des ouvrages aux Editions de la Tour : « Cécile me dit que Robert a été charmant et qu'ils ont dîné au champagne », note Gustave Bruyneel. Eliane Bonabel illustrera, en avril 1945, un ouvrage de Gobineau.

      Eliane Bonabel (photo Anne-Marie Lindequist)

Le 6 : Combat annonce que Fernand Sorlot a été arrêté par la police judiciaire dans sa maison d’édition, rue Servandoni. Il est accusé d’avoir publié « de nombreux ouvrages de propagande ». Il avait déjà été arrêté le 5 septembre, et remis en liberté le 24 septembre.

Le 6 : Jean Bouret, envoyé spécial de Ce Soir sur les quais de la Seine, interroge les bouquinistes à propos des demandes de leurs clients :

Ce Soir,  6 décembre 1944

Le 8 : Combat annonce l’arrestation des éditeurs René Debresse et de Pierre Leroyer, directeur des Editions Littéraires et Artistiques, accusés d’avoir publié « de nombreux ouvrages de tendance hitlérienne ».

Le 9 : En sommeil depuis plusieurs mois, les Editions Denoël - « direction Maximilien Vox » - annoncent dans Les Lettres Françaises une nouvelle édition des Beaux Quartiers d'Aragon, « épuisé depuis plusieurs années », Les Semailles de Jean Rogissart, et La Route qui monte de Michèle Saro. La semaine suivante c'est L'Humanité qui annonce le même titre d'Aragon, et un ouvrage de Maximilien Gauthier : Le Corbusier ou l’Architecture au service de l’homme.

Le 16 : Début de l'offensive allemande dans les Ardennes.

Le 17 : Plusieurs journaux s'inquiètent du sort réservé aux organes de presse car on n'a pas encore fixé la définition de la presse collaborationniste :

Le Populaire du Centre,  17 décembre 1944

Le 20 : Cécile charge Morys d’aller rechercher son fils à Saint-Quentin-les-Anges, dans la Mayenne, où il est resté durant une partie de l’Occupation.

Au cours d’une scène violente, Robert apprend à Cécile qu’il a noué une liaison avec Jeanne Loviton et qu’il compte la quitter pour elle. Cécile charge Gustave Bruyneel « de se renseigner sur cette personne ». Bruyneel se rend sous un prétexte quelconque aux Editions Domat-Montchrestien, rue Saint-Jacques, où il rencontre sa directrice.

Le 21 : André Saudemont [1900-1970] est frappé d'indignité nationale. Il peut paraître paradoxal que cet avocat antisémite, qui avait plaidé en 1939 pour Céline dans l'affaire Rouquès, soit condamné pour ses prestations à la radio durant l'Occupation, mais il brillait davantage, dit-on, derrière les micros que dans les prétoires.

Journal de Genève,  22 décembre 1944

Dès 1924 Saudemont était présent sur les ondes françaises. Trois ans plus tard il consacrait sa thèse à « La Radiophonie et le droit », éditée ensuite par Dalloz. En 1938 il présentait sur Radio-Paris « Un quart d'heure juridique ». Dès cette époque Pierre Descaves, homme de radio averti, assurait qu'avec René Gerly et Carlos Larronde, André Saudemont était l' « un des trois mousquetaires les plus expérimentés dans l'art de la présentation ».

Le 22 : « Robert vient déjeuner. Je remplace Maurice aux Editions de la Tour », note Bruyneel.

Le 23 : France-soir annonce la parution chez Denoël d'un ouvrage de Maximilien Gauthier : Le Corbusier ou l'Architecture au service de l'homme. C'est le premier livre publié rue Amélie depuis la Libération et l'éviction de Robert Denoël au profit de Maximilien Vox.

France-soir,  23 décembre 1944

Le 23 : Nouvel article de Pierre Seghers dans Les Lettres Françaises, dirigé cette fois contre Gilbert Baudinière, dont il rappelle les « nombreux ouvrages antisémites ou pro-allemands », et qui a dû faire des affaires d’or pendant l’Occupation.

A la Libération, Baudinière, « tout le monde s’y attendait, voulut se faire passer comme ‘résistant’ » mais fut tout de même emprisonné. Un administrateur provisoire a pris sa place, « et la société, la bonne petite société financière qui commanditait la maison n’eut qu’à reprendre ses affaires », et cette société publie à présent un nouvel ouvrage consacré à Max Jacob : « Lecteur, ceci est proprement scandaleux. Max Jacob, poète français, arrêté par la Gestapo, est mort à Drancy. Max Jacob, poète français, assassiné par les Boches, voilà son nom sur la couverture à côté du nom de Baudinière, éditeur de ses assassins. Au conseil d’administration de la société Baudinière, le sang de Max Jacob taches toutes les mains. » Cette charge élégante dut faire plaisir à Fernand Hazan, le nouvel administrateur, lui-même israélite.

Le 23 : Les Lettres Françaises annoncent une nouvelle initiative d’éditeurs résistants qui veulent créer un «Groupement de la Fidélité française », « ouvert à tous les éditeurs qui, pendant l’oppression, ont refusé de se plier aux exigences de l’ennemi ou du gouvernement de Vichy, et par leurs actions ou publications ont fait acte de résistance à l’ennemi ».

En font partie : Emile-Paul, les Editions de Minuit, La Bibliothèque Française, Pierre Seghers, les Editions du Seuil, notamment. On note que ces éphémères associations d’éditeurs n’ont aucun programme commun : ce qui les justifie est la morale et le patriotisme.

Le 24 : « Robert vient déjeuner puis il emmène son fils, qui loge chez nous, voir une collection au Musée Cognacq-Jay », écrit Bruyneel.

Le 26 : Début du procès d'Henri Béraud en cour de justice. Le commissaire du Gouvernement demande le renvoi de l'affaire au 29 car l'amiral Muselier a exprimé le désir d'être entendu comme témoin.

  

     L'Humanité,  26 et  30 décembre 1944

Muselier, que Béraud traita jadis de « marin de bateau-lavoir », déclare devant la cour : « C'est au nom de tous les marins morts que je vous demande d'être impitoyables. » Béraud est condamné à mort par fusillade.

Le 26 : Le procès de Gilbert Baudinière est renvoyé au 29, à cause de son état de santé qui ne lui permet pas de se présenter à l’audience. Le 29, l’affaire est à nouveau renvoyée.

Le 27 : « Morys conduit Finet à l'oculiste Plique, puis chez Percheron, où il doit dîner avec son père et sa mère », écrit Bruyneel.

Le 28 : Lucien Combelle [1913-1995], directeur de Révolution nationale, est condamné à quinze ans de travaux forcés. Il a sans doute échappé à la peine capitale grâce au témoignage écrit d'André Gide dont il avait été le secrétaire en 1937. Bénéficiant de la loi d'amnistie du 5 janvier 1951, il est libéré peu après.

       L'Humanité, 29 décembre 1944

Le 29 : René Debresse est remis en liberté provisoire, suite à l’intervention de résistants.

L'attribution des prix Goncourt et Renaudot est reportée au 2 juillet 1945. Celle du prix Femina est fixée au 30 janvier 1945. Le prix Interallié n'est pas décerné.