Robert Denoël, éditeur

1937

Janvier

 

Roman Kacew [1914-1980], qui ne s'appelle pas encore Romain Gary, soumet à Robert Denoël le manuscrit de son premier roman : « Le Vin des morts », signé du pseudonyme de Lucien Brûlard. L'éditeur le fait lire à Marie Bonaparte et envoie ensuite à l'écrivain la critique de la psychanalyste, qui considère que l'auteur d'un tel livre doit être atteint de « complexe de castration, de complexe fécal et de tendances nécrophiliques ». Kacew se le tint pour dit et le rangea dans un tiroir.

 

Le manuscrit fut offert plus tard par Gary à Christel Söderlund, son amie suédoise, qui le vendit à l'Hôtel Drouot le 3 juillet 1992. Le catalogue de la vente précisait : « signé Romain Kacew, janvier 1937, 331 pages ». Cette œuvre de jeunesse assez singulière (le roman se passe sous terre et est peuplé de morts-vivants) risquait de demeurer longtemps inconnue des lecteurs car l'ayant droit de l'écrivain s'opposait à toute publication.

La presse de 2014 annonce que l'ouvrage paraîtra le 20 mai 2014 chez Gallimard pour commémorer le centenaire de la naissance de l'auteur. Le psychanalyste Philippe Brenot, qui supervise le texte, était aussi l'acheteur discret du manuscrit en 1992. Le Monde ajoute qu'une partie du roman, rédigé en 1933, aurait été publié dans l'hebdomadaire Gringoire, auquel l'auteur collaborait entre 1935 et 1937.

Lorsqu'il fit paraître son premier roman, Education européenne, en 1945, Romain Gary communiqua à la presse des renseignements biographiques controuvés : « né à Koursk en 1914, de père russe et de mère française, a quitté la Russie tout jeune et fait ses études en France » [La Pensée, janvier 1946].

Fils d'Arieh-Leïb Kacew et de Mina Owczynska, d'origine juive ashkénaze, Roman Kacew est né le 8 mai 1914 à Vilnius. Il obtint la nationalité française le 14 juillet 1935, alors qu'il était étudiant à Nice [Journal Officiel, 1935].

Le 2 : Mise en vente de Mea Culpa, avec une bande-annonce assez neutre mais qui a le mérite de situer clairement le débat : pour le lecteur, Céline fait un mea culpa à propos du communisme, comme André Gide l'a fait avec son Retour de l'U.R.S.S. sorti en librairie le 13 novembre et dont la presse est pleine depuis deux mois.

Robert Denoël annonce l'ouvrage dans Bibliographie de la France en ces termes : « Céline a fait le voyage de Russie. Ce qu'il a vu en U.R.S.S., ce qu'il pense des réalisations communistes, il le dit ici. »

Le tirage du volume déclaré par l'éditeur est de 25 000 exemplaires mais, le 23 juin 1939, l'imprimeur Bellenand écrira à Céline en avoir tiré 20 645. Un relevé établi le 3 décembre 1947 par les Editions Denoël donne un tirage total de 28 435 exemplaires.

 

  

                                                                                               Page du manuscrit autographe de Mea Culpa

Contrairement aux témoignages de Gide ou de Dorgelès, le libelle de Céline ne fait l'objet d'aucun compte rendu, aucune critique, dans L'Humanité. Le quotidien communiste fera désormais le silence sur l'écrivain - jusqu'en juillet 1939, lorsque Lucien Sampaix l'attaquera dans ses colonnes à propos d'une prétendue conspiration de cagoulards.

Il est possible que son éditeur ait aussi fait les frais de la publication de ce pamphlet : Denoël qui, jusqu'au 31 décembre 1936, multipliait les placards enthousiastes à propos des tirages successifs des Beaux Quartiers, prix Renaudot depuis trois semaines, interrompt sa campagne publicitaire.

Le 9, lettre de Denoël à Champigny : « Il y a eu du bouleversement depuis votre départ. Disparition de Denoël et Steele qui ont fait place à Denoël, des prix littéraires, de grands progrès. Les Editions seront stabilisées à la rentrée. Cécile ne va toujours pas fort, des accidents de santé mais heureusement un moral délicieux. Billy est entré dans la grande réussite. Il fait ma joie autant que le petit, qui est vigoureux et gai.

Je suis noyé dans un déluge d’affaires : je n’ai jamais tant travaillé ni d’une manière aussi efficace. Bientôt je serai délivré d’un passé très lourd. Mais cela ne va pas sans une fatigue terrible. Savez-vous que Barjavel est heureux, marié et qu’il sera bientôt père ? »

Le 12 : Denoël devient seul gérant de sa société d’édition dont la raison sociale sera désormais : Les Editions Denoël.

Fronton des Editions Denoël, 19 rue Amélie,  depuis 1937 jusqu'à 1980

Le 26 : La revue L’Amour de l’Art, dirigée par René Huyghe depuis 1920, est distribuée par Denoël [dernier numéro en février 1938]. L'éditeur annexe probablement cette belle revue d'art en vue de l'Exposition Universelle qui ouvrira ses portes le 24 mai suivant : L'Amour de l'Art prépare à cette occasion deux numéros spéciaux dont un consacré à Van Gogh.

 

Le 29 : Bilan à l’intention de Champigny : « J’ai fait du toboggan toute l’année, sans reprendre haleine. J’en étais trop étourdi, trop chahuté pour pouvoir vous écrire. Jamais je n’ai connu pareille bousculade. C’est à peine si je commence à respirer. En quelques mots, l’année s’était révélée désastreuse : mévente du livre, mévente du Document, difficultés avec Steele, solitude complète plusieurs mois, Cécile à Nice se soignant, pas de vacances et une lutte d’une âpreté sans égale pour subsister.
 

Puis tout s’est lentement arrangé. Cécile est revenue en meilleure santé, Bernard a liquidé ses complexes, nous nous sommes séparés le plus aimablement du monde et je continue seul à mes risques et périls l’affaire des éditions. Les accords étaient à peine signés que j’obtenais trois prix littéraires qui rétablissaient en partie une situation fort triste. Et depuis, les choses ne vont pas trop mal. De plus en plus de travail, mais la certitude d’étaler en deux ans. Vers 39 l’affaire sera assise et je pourrai songer à une vie moins ‘à hurler’.
 

Le gosse prospère. Il est vivant, gai. On le trouve beau. Barjavel s’est marié, va avoir un enfant. Sa femme est gentille, un peu triste, 20 ans je crois, plutôt jolie. Il n’est pas malheureux, se donne du mal et petit à petit se fera une place. Et toujours le meilleur fils du monde.
 

Beckers a toujours les yeux et les réflexes aussi lents mais il a divorcé. Serge [Moreux] apparaît une fois par trimestre dans mon bureau, tumultueux, hilare, plein d’affection, d’idées ingénieuses et des symphonies dans toutes ses poches. Je rencontre parfois Doyon et nous parlons de vous sur un ton amical, avec un peu de vinaigre mais pas de fiel. Denise Séverin-Mars a grossi.

Béatrice Appia, ravagée par la mort de Dabit, est partie cacher son étrange douleur à Dakar. Christian [Caillard] peint des décorations pour l’Exposition. Il est front populaire en diable, comme tous les artistes, comme la plupart des écrivains. Il n’y a plus de milieu. On est pour ou contre. On revit l’affaire Dreyfus. Tout cela m’amuse toujours autant. Je continue à publier communistes et royalistes avec plaisir et sans aucune sorte de cynisme. »

 

Février

 

Philippe Hériat quitte Denoël pour Gallimard : « J’avais quitté la maison Denoël. Dans l’état où elle se trouvait alors, Steele s’étant retiré de l’affaire, elle ne me fournissait pas l’appui matériel prévu à notre contrat. »

 

Mars

 

Le 2 : Robert Brasillach publie dans L’Assaut un article intitulé « De l’obscénité dans l’Art », où il prend à partie Céline et son style.

Le 15 : Décès inopiné, à l'âge de soixante ans, d'Albert Flammarion, l'un des deux directeurs des Editions Flammarion.

Le 31 : Lettre de Céline à Denoël à propos de ses « comptes Mea Culpa à régler précisément aujourd’hui ».

 

Avril

 

Les Editions Denoël publient Le Mors aux dents, premier roman de l'écrivain communiste Wladimir Pozner. Ce livre fut, dit-on, suggéré à Pozner par Blaise Cendrars, grand amateur de sensations fortes. Il est basé sur la légende du baron balte Ungern qui tenta de se tailler une sorte d’empire en Sibérie orientale pendant la guerre civile en Russie, après la révolution d’Octobre.

     

Wladimir Pozner [1905-1992]                                                     

Le Mors aux dents fut sélectionné pour le prix de la Renaissance, un prix fortement doté. Le père de l'écrivain avait écrit au jury qu'un hebdomadaire avait imprimé, « pour nuire à mon fils, que j'étais un richissime banquier rallié au bolchévisme. Je suis un pauvre et vieil homme de lettres... »

C'était la vérité mais, écrivait André Billy, « c'est toujours un malheur que d'agiter devant un jury littéraire les problèmes de situation sociale. Ces électeurs-là, au contraire des autres, ont horreur d'entendre parler d'argent - par pudeur et par raison : ils ne décernent qu'une somme modeste et puis il faut garder aux Lettres toutes leurs chances de noblesse désintéressée. Ainsi, parce qu'un père s'était fait le champion d'une vérité personnelle, un fils a croulé. » [Le Figaro, 19 juin 1937].

Le 5 : Le ministre de l'Intérieur Max Dormoy [1888-1941], pris à partie par un député du Morbihan, lui rétorque qu' « un Juif vaut bien un Breton », ce qui déclenche une furieuse campagne de presse dans L'Action Française, qui publie peu après cette affiche :

Louis-Ferdinand Céline, qui rédige alors Bagatelles pour un massacre, reprendra à son compte les statistiques de la Grande Guerre publiées par cette affiche : « Juifs tués : 1.350, soit 1 sur 35 mobilisés - Français tués : 1.750.000 soit 1 sur 5 mobilisés ». Et il en rappellera ironiquement le slogan : « Un Juif ça vaut peut-être un Breton, sur le tas, à égalité, un Auvergnat, un franc-canaque, un " enfant de Marie "... C'est possible...»

Le 11 : En Belgique, Léon Degrelle, désavoué par l'église et la plupart des partis démocratiques, essuie un revers aux élections législatives. Paul Van Zeeland, son adversaire, a même bénéficié des votes communistes et l'emporte avec 76 % des voix.

L'Echo de Paris,  11 avril 1937

Le 12 : Denoël répond à Céline qu’il lui adressera son relevé des ventes de Mea Culpa en fin de mois : « Je vous rappelle que nous étions d’accord pour ce règlement puisqu’au dernier relevé vous n’avez élevé aucune objection. [...] Vous savez aussi bien que moi qu’il y a deux sortes d’accords : les accords écrits et les accords tacites. Je regrette de ne pouvoir faire mieux que de m’en tenir pour le moment aux seconds ».

Le 13 : Céline lui ayant fait part de son intention d’acquérir 1 000 exemplaires de Mea Culpa, Denoël lui propose d’en déduire le montant des droits qu’il doit lui payer : Céline préférera la traite initiale, 900 exemplaires étant à facturer au Comité de Prévoyance et d’Action Sociale, boulevard Malesherbes, 50 exemplaires au pharmacien René Arnold de Palaiseau, et 50 exemplaires à lui-même.

 

Mai

 

Derniers numéros du Document chez Denoël. Les suivants seront publiés par Max Dorian aux Editions S.P.E.G., rue du Four.

 

Le 12 : Céline, qui séjourne dans l’île de Jersey à la veille du couronnement de George VI, écrit à son éditeur : « Vous avez failli perdre un auteur ! Je fus tenu pour si suspect à mon arrivée ici que Scotland Yard me mit en quarantaine, pratiquement arrêté, m’ôta mon passeport ». Le Figaro, trois jours plus tard, écrit :

On ne voit pas pourquoi les papiers en règle de l'écrivain auraient provoqué son arrestation. Et on sait que c'est le consul de France à Jersey, Jean Delalande, qui le sortit de ce mauvais pas. Qu'allait-il faire au juste à Jersey ? Chercher un refuge possible en cas de guerre européenne, comme l'écrit François Gibault ? Ou trouver un endroit sûr où placer ses économies ?

Depuis l'avènement du Front populaire et la dévaluation de la monnaie française, Céline ne cesse de presser Denoël, lui-même en fâcheuse posture, pour qu'il lui verse tous ses droits d'auteur. En janvier 1938 il place des pièces d'or dans le coffre d'une banque d'Amsterdam, et, six mois plus tard, il retire les souverains d'or qu'il a déposés dans une banque londonienne pour les porter à Copenhague. Cette préoccupation est constante depuis un an. On peut supposer que l'escale à Jersey est la première tentative de Céline pour mettre à l'abri ses droits d'auteur convertis en pièces d'or, lesquelles étaient peut-être la cause de son arrestation.

Le 24 : Ouverture de l’Exposition universelle qui se déroulera jusqu’au 25 novembre et recevra plus de trente millions de visiteurs. Les Editions Denoël possèdent un stand permanent à l’exposition Van Gogh réalisée par René Huyghe. L'ouvrage de Robert Lange que publie Denoël est le premier guide non officiel de l'exposition.

  

Morys écrit : « Le stand loué par Denoël ne proposait pas que des ouvrages maison, mais de nombreux ouvrages sur la peinture et plus particulièrement celle de Van Gogh, des éditeurs les plus divers ; je crois que le plus vendu fut Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo édité par Grasset et, bien sûr, un numéro spécial de L’Amour de l’Art (édité par Denoël) qui était le catalogue de l’exposition Van Gogh.

Quant aux vendeurs, ils se relayaient selon les horaires de leurs obligations professionnelles ou scolaires et, si Pierre [Denoël] et moi y étions assez souvent, nous n’étions pas les seuls : Billy Fallon, Claude [Caillard], Bataillard, entre autres. »

Cette exposition, qui se révélera rapidement une catastrophe financière pour l'éditeur, a été décriée par Brasillach dans Notre avant-guerre :

« L'Exposition internationale de 1937 demeurera longtemps l'une des manifestations les plus curieuses de cet ordre. Il était tout à fait certain qu'elle ne serait pas prête à temps. Les grèves, les manoeuvres, les combines le laissaient prévoir depuis toujours.

Monsieur Blum adjurait les ouvriers de travailler. Il parlait sous des banderoles qui proclamaient que 'l'ouverture de l'Exposition serait une victoire contre le fascisme'. Malgré la présence prévue de l'Italie, de l'Allemagne, le 15 mai, je crois, on inaugura parmi les plâtras une Exposition fantôme. Des lances de pompier couvertes de gazon au mètre figuraient les jets d'eau absents, le détail est historique.

Lucien Rebatet a décrit dans Je suis partout cette extravagante cérémonie, digne du père Ubu : " A l'appel de dix noms déshonorés par des procès illustres ", on voyait s'avancer tous les grands du régime. Lorsque parurent Messieurs Blum, Zay, Abraham, Cohen, Salvador, Moch, la Musique de la Garde attaqua : " Fiers Gaulois à la téte ronde "... »

Céline l'avait fait aussi dans Bagatelles pour un massacre : « L'Exposition des " Arts et Techniques " c'est l'exposition juive 1937... La grande youstricave 37. Tout le monde qu'on expose est juif... enfin tout ce qui compte... qui commande... Pas les staffeurs, les jardiniers, les déménageurs, les terrassiers, les forgerons, les mutilés, les gardes aux portes... Non ! les ramasseurs de mégots... les gardiens de latrines enfin... la frime... les biscotos... Non ! Mais tout ce qui ordonne... qui tranche... qui palpe... architectes, mon pote, grands ingénieurs, contractants, directeurs, tous youtres... parfaitement, demi, quart, de youtres... au pire francs-maçons !... Il faut que la France entière vienne admirer le génie youtre... se prosterne... saucissonne... juif !... trinque juif ! paye juif !... Ce sera l'Exposition la plus chère qu'on aura vue depuis toujours... »

 

Juin

 

Le 4 : Parution de L'Affaire Frankfurter par Pierre Bloch [1905-1999], député socialiste dans le gouvernement de Front Populaire et membre actif de la LICA, et le journaliste Didier Méran.

  

Le 4 février 1936 un étudiant juif croate, David Frankfurter [1909-1982], avait tué de quatre balles de revolver, à Davos, le chef du parti national-socialiste allemand en Suisse, Wilhelm Gustloff. La Suisse, pays neutre, ne retint pas le mobile politique et jugea un délit de droit commun : le 14 décembre 1936, Frankfurter était condamné par le tribunal de Coire à dix-huit ans de détention.

L'affaire fut passionnément débattue. En Allemagne, où l'on s'indignait de la légèreté de la peine, le propagandiste Wolfgang Diewerge [1906-1977], qui allait traiter avec virulence l'affaire Grynszpan l'année suivante, publia deux ouvrages où il dénonçait un complot juif en Suisse : Frankfurter, issu d'une famille de notables (son père était grand rabbin à Vinkovci), était venu tout spécialement de Croatie à Davos, le 31 janvier, pour abattre, chez lui, un dignitaire du parti national-socialiste qu'il ne connaissait que par les journaux.

     

L'écrivain juif Emil Cohn dit Ludwig [1881-1948] choisit d'en faire un roman dont la thèse, assez hasardeuse, expliquait le geste du meurtrier par « une force irrésistible qui s'était imposée à lui, celle de son amour pour ses parents et pour son peuple odieusement traités ».

Le livre de Ludwig, publié à Amsterdam, fut interdit en Suisse mais il bénéficia de plusieurs traductions anglaises et française, cette dernière publiée chez Gallimard. Robert Denoël avait préféré le travail objectif de Bloch, qui avait eu l'appui de L'Univers Israélite : dès le 28 mai, l'hebdomadaire juif publiait en « bonnes feuilles » les annexes du livre contenant les principales lois antijuives promulguées en Allemagne nazie depuis 1933.

L'Univers Israélite,  28 mai 1937

 

Le 21 : Le gouvernement de Léon Blum démissionne : le Sénat lui a refusé les pleins pouvoirs financiers qu'il réclamait pour instaurer un contrôle des changes. La majorité de Front populaire perdure cependant et le radical Camille Chautemps, qui constitue un nouveau gouvernement avec des ministres socialistes, est contraint à une nouvelle dévaluation du franc, le 30 juin.

Le 26 : Robert Brasillach est nommé rédacteur en chef de Je suis partout. Pierre Gaxotte avait tout d'abord offert ce poste à Lucien Rebatet, qui l'a refusé.

Le 27 : Jean Brunel, à qui Champigny a envoyé un manuscrit, le trouve publiable, mais il a été refusé une nouvelle fois par Denoël : « Quant à Denoël, je m'en fiche comme d'une pomme, et je ne peux arriver à avoir de la sympathie pour lui. Si votre livre ne lui plaît point, ne vous troublez pas, on vous trouvera un autre éditeur. » Parole de notaire, qui n'a pas la moindre connaissance des milieux de l'édition. Le manuscrit restera manuscrit.

 

Juillet

 

Le 6 : Denoël, dont les affaires vont mal, surtout à l'Exposition qui est un gouffre financier, se lamente auprès de Luc Dietrich, à qui il ne peut envoyer une somme promise : « C’est affreux, rien ne marche, pas d’argent, des ennuis, des ennuis, des ennuis ! Et cela promet de durer quelques semaines encore. » [collection famille Dietrich].

Le 13 : Denoël publie un « roman en vers » de Raymond Queneau : Chêne et chien. En mai 1933 l'écrivain lui avait proposé, sans succès, le manuscrit du Chiendent, accepté peu après par Gaston Gallimard, et, en juin 1934, celui d'un ouvrage sur les fous littéraires, déjà refusé par Gaston Gallimard [cf. 1934]. Queneau modifiera complètement son projet et en fera un roman publié en 1938 : Les Enfants du limon.

 

  

                                                        Raymond Queneau [1903-1976]

Chêne et chien est un curieux livre, largement autobiographique [« chêne » et « chien » sont deux racines probables du nom de l'auteur], et rédigé en vers à la manière de Mallarmé. En mai, Queneau l'a proposé à La NRF où il n'y avait plus de place disponible, mais Paulhan l'a cédé à la revue Mesures qui en publie des extraits dans son numéro de juillet, lequel sort deux jours après sa mise en vente chez Denoël.

Les conditions de sa publication sont, elles aussi, inhabituelles puisque le contrat paraît avoir été passé oralement. Ce n'est qu'en décembre que l'écrivain donne à l'éditeur son accord pour un « compte d'auteur » :

      Lettre de Raymond Queneau à Robert Denoël (archives Gallimard)

En juin 1941, Robert Denoël lui écrivait, avec une certaine ironie : « La vente de Chêne et chien n'est pas prodigieuse. Mais je pense que vous serez célèbre dans peu de temps et que les amateurs se disputeront sauvagement les derniers exemplaires. » Peut-être Denoël faisait-il allusion au déjeuner mensuel des jurés du prix Populiste qui, le 15 juin 1941, avaient fêté Queneau dans un restaurant de la rue des Cannettes, pour Un rude hiver « et plusieurs autres romans ».

Quatre ans après sa sortie de presse, le premier tirage de 500 exemplaires n'était donc pas épuisé (ce qui signifie qu'aux termes du contrat, l'auteur ne perçut aucun droit sur ce livre) et il semble qu'il ne l'était pas encore à la fin de la guerre puisque la revue Messages en reconditionna des exemplaires avec une couverture de relais et un papillon justifié à 100 exemplaires, daté du 31 janvier 1946.

Le 28 : Parution de Les Nouvelles révélations de l'être. Antonin Artaud, qui a décidé que son nom devait désormais disparaître, l'a signé « Le Révélé ». L'ouvrage figure au catalogue de l'éditeur dans la rubrique « Divers » :

 

 

Le 31 décembre 1943, alors qu'il se trouvait enfermé à l'asile de Rodez, il écrivit à Cécile Denoël, à propos de cet opuscule, une lettre remplie de délire mystique :

 

« Il faut que ce petit livre soit retiré tout de suite de la circulation. Quel qu'ait été son succès récent et à cause de lui. Il y a dans ce livre un ton luciférien qui par moment me fait peur et horreur. Il a été écrit en dehors de Dieu, et tout ce qui en dehors des préceptes de Dieu enseignés par Jésus-Christ son Fils sur cette terre prétend à la transcendance occulte, ne peut que SOMBRER dans le fétichisme et la magie. Et je n'ai jamais voulu de cela. Et ce petit livre en est farci. [...] Je crains que beaucoup de mauvais esprits, de gens mal intentionnés, se sont servis et se serviront de ce petit livre contre Dieu, et dans un esprit de révolte contre les purs enseignements de l'Eglise de Jésus-Christ. La paix maintenant de ce côté-là. Il y a dans ce monde bien assez de sujets de guerre. »

Le 31 : Denoël écrit à Champigny, qui a manifesté de l’humeur à propos d’un recueil de nouvelles qu’elle souhaite éditer et qu'il a refusé, « alors qu’il en publie tant d’autres » : « C’est un métier terrible puisqu’il exige, quand on a le goût de l’indépendance, une grande dépense de qualités professionnelles jointe à une énorme dépense d’argent. Je crois avoir les qualités, je n’ai pas l’argent. Je suis donc bien obligé de courir tantôt frénétiquement, tantôt au petit trot, après cet argent. Car j’ai le goût de construire, vous le savez. Et si c’est un orgueil, je ne m’en défends pas. La vie n’est pas en pente. Et ce que je construis est déjà valable. Cela ne représente plus un homme, mais un groupe considérable dont je me sens solidaire.

Je pourrais en travaillant pour autrui satisfaire et au-delà mes besoins matériels. Mais je ne suis pas de ceux qui s’accommodent d’un patron. Cela est peut-être profondément regrettable pour moi mais cela est. Je vis en ce moment mes dernières années de grande lutte : il est maintenant fatal que je réussisse et sur tous les plans. C’est une évolution biologique. Vous pensez que je ne vais pas renoncer quand je touche le but, du bout des doigts peut-être, mais il est là.

Quant à diminuer mon activité, il n’y faut pas songer : ce serait mourir sur place. Je dois, bien au contraire, la développer. Tout cela n’est pas le fruit d’une impulsion, mais d’une réflexion soutenue. Quant à mon programme d’édition, je suis désolé de ne pas connaître votre sympathie à son sujet. Mais de l’avis unanime, je n’ai jamais publié autant de livres valables que cette année.

Il y en a d’anodins ou de franchement mauvais mais les trois quarts de ma production se distinguent par des qualités peu communes. Et la proportion est très supérieure à la moyenne de l’édition française : je suis forcé de me contenter de ces résultats. On pourra sans doute relire mon catalogue actuel dans quelques années sans trop de déplaisir (Je vous l’enverrai prochainement). Quant à ma santé, je prendrai de plus en plus régulièrement les mesures utiles : alimentation, exercice, etc. Et vous verrez que je ne me détruirai pas. »

 

Août

 

Le 6, Denoël adresse une lettre-bilan désolante à Luc Dietrich : « je viens de traverser une période sinistre et ce n’est pas fini. Mais j’entrevois la solution pour bientôt. J’espère pouvoir vous présenter à la fin de cette année un éditeur non fauché. Mais quel métier ! Les événements, taxes, impôts ont déjoué tous mes calculs. L’exposition est pour moi un désastre.Je n’y récolte que des déboires et très peu d’argent. » [collection famille Dietrich].

Ces déboires financiers l'amènent logiquement à pratiquer le compte d'auteur : « Aussi pour parer à la situation ai-je entrepris des éditions publicitaires qui soutiendront ma production littéraire strictement limitée à des ouvrages qui me plairont et que je pourrai lancer comme je l’entends. » [idem].

Septembre

 

Parution de L'Obscur à Paris : c'est le dernier livre de Jean de Bosschère chez Denoël, mais il n'y a pas de rupture entre les deux hommes puisque le poète lui confiera encore l'impression et la distribution de sa revue Mouches à miel (quatre numéros parus en décembre 1937 [des presses du Hibou], mars 1938, juin 1938 et janvier 1939].

  

 

Denoël écrit à Champigny : « Je suis à la cave et au grenier, au salon et à la cuisine, en même temps, bien entendu. C’est une gymnastique du genre épuisant mais j’y résiste fort bien. Comme toujours, après avoir touché le fond des pires difficultés, je reprends pied et je pense arriver à un certain équilibre pour la fin de cette année. Mais que d’émotions !

R.L.D. [René-Louis Doyon] est un collaborateur actif, gentil, d’une intelligence, érudition, etc... que vous connaissez. Il s’est bien installé et cela marche. Deux autres collaborateurs nouveaux au surplus, bientôt trois. La maison bouillonne. Il ne reste plus qu’à trouver de l’argent, la piste est chaude ! Le fils est revenu grossi, grandi, bavard et séduisant. Cécile va beaucoup mieux, reprend le dessus, peut-être cela sera-t-il définitif. Billy est à l’hôpital tous les jours, Barjavel travaille comme un ange, attend un héritier et s’est fait couper les cheveux. »

L'éditeur cherche à embaucher et, comme toujours, demande l’avis de Champigny : « Aujourd’hui nouvelle demande de consultation. Il s’agit d’un jeune juif, 27 ou 28 ans, je crois. Voulez-vous me donner votre avis par retour ? Merci ! Je prends goût à la graphologie, à la vôtre plus particulièrement. »

Quelques semaines plus tard, il est forcé d’avouer à la même : « Mes ennuis d’argent entrent dans une phase aiguë. Je suis cette fois débordé et cela menace de durer un mois ou deux encore. L’Exposition est une catastrophe. L’évaluation des recettes actuelles me porte à croire que je perdrai de l’argent sur les catalogues qui devaient m’assurer l’aisance de cet été. Contre toute attente, la vente est dérisoire et il n’y a plus de raison de la voir remonter.
 

Il en est de même pour les livres qui partent avec une lenteur déprimante. Par contre le papier et les charges augmentent encore et ces hausses nous conduisent par la main au livre à 21 ou 25 francs. C’est vous dire l’espoir que l’on peut fonder sur des auteurs nouveaux ! Aussi je suis bien forcé de changer mon activité et de me tourner sans délai vers des éditions publicités. Comme tous mes confrères, je renonce à publier, provisoirement tout au moins, des auteurs sans clientèle déterminée. C’est vous dire qu’il m’est impossible d’éditer les nouvelles dont vous me parlez. »

Le 27, l'éditeur avait déjà mentionné ces nouveaux collaborateurs dans une lettre à Luc Dietrich, mais sans les nommer : « Aux éditions, situation présente désastreuse mais grands espoirs. Transformations dans le personnel : agréables. L’atmosphère est plus gaie. » Outre René-Louis Doyon, Denoël venait d'engager le jeune François Dallet, dont il allait publier un roman le mois suivant : Les Pieds du Diable. Le deuxième doit être Philippe Lavastine. On peut se demander si le troisième n'est pas Albert Paraz qui, le 25 novembre, dédicace son nouveau roman, Les Repues franches, à Denoël en le remerciant « pour bien d'autres travaux » que l'éditeur lui a confiés rue Amélie.

 

Parution du premier livre de Marie Mauron, née Marie Roumanille le 5 avril 1896 à Saint Rémy de Provence. Cette institutrice avait des amis anglais dont Virginia Woolf, qui fut peut-être à l'origine de la publication, en 1934, de Mount Peacok par l'université de Cambridge : traduit en anglais par F. L. Lucas, il fut réédité l'année suivante à New York par Mac Millan C°, avant de trouver un éditeur en France. C'est Oxford University Press qui détenait sans doute le copyright de cet ouvrage, que Denoël dut co-éditer en 1937.

 

 

            Marie Mauron [1896-1986]                                        L'édition française de Mont-Paon

 

 

Octobre

 

Parution du Maître du logis, un roman de Pierre-Jean Launay qui recueillera trois voix au prix Renaudot, contre cinq à Mervale, de Jean Rogissart. Denoël « place » ainsi deux livres pour le même prix littéraire.

 

Le 15 : Création de « La Publicité Vivante », une société sise 19 rue Amélie, dont le capital social est fixé à 25.000 francs. Il est fourni, intégralement en numéraire, par les soussignés à raison de : 8 000 francs par M. Robert Beauzemont, publiciste, domicilié rue Pierre Chausson 8, à Paris Xe, 8 000 francs par M. Georges Wenstein, directeur commercial, demeurant à Paris, 66 avenue Victor Hugo, Paris XVIe, 9 000 francs par M. Guillaume Ritchie-Fallon, propriétaire, demeurant à Paris, 4 square Jean Thebaud, Paris XVe.

Le capital est divisé en 50 parts sociales de 500 francs chacune, dont 16 attribuées à Robert Beauzemont, 16 à Georges Wenstein, et 18 à Guillaume Ritchie-Fallon.


    On devine sans peine à qui servira cette société de publicité dont le siège social est celui des Editions Denoël, et dont l’un des principaux actionnaires est un étudiant en médecine de 21 ans, beau-frère de Robert Denoël.

L’article 19 de l’acte de constitution de la société stipule d’ailleurs : « Il est prélevé 25 % pour M. Robert Denoël pour le remplir des droits que lui confèrent les conventions verbales séparées intervenues entre lui et la société, à l’instant même, à raison de son concours, tant dans la constitution que pour la marche des affaires de l’entreprise sociale. »

Robert Beauzemont, dont le magasin d’appareils de T.S.F. occupait le 21, liquidera son fonds de commerce en 1940 et deviendra libraire d’ouvrages anciens au 20 rue du Quatre-Septembre (IIe arrondissement), puis au 26 boulevard Voltaire (XIe arrondissement), à l’enseigne « Au Grenier de Gringoire ». Il paraît avoir cessé ses activités en 1967.

Selon Morys, Beauzemont n’était qu’un simple prête-nom : « le 21 rue Amélie fut loué pour y installer, en 1936 je crois, un magasin de T.S.F. dont allait s’occuper Claude Caillard, fils de mon professeur de conservatoire à Nice et ami commun des Denoël.

Par la suite, l’affaire n’ayant pas bien marché, une porte fut ouverte pour faire communiquer le 19 et le 21. Ce fut un mini-agrandissement mais cela ne suffisait pas. Robert aurait bien aimé avoir l’étage au-dessus mais le locataire qui l’occupait tenait à rester chez lui. »

Le 22 : Décès accidentel de Mireille Maroger. Née à Madagascar en 1905, fille d'un pasteur protestant de Clichy, cette avocate au barreau de Paris avait publié en 1935 un récit de sa visite au bagne de Cayenne dans Le Petit Journal, où elle épinglait notamment les abus de pouvoir des surveillants.

 

                                                                Le Figaro, 23 octobre 1937

En août 1937 Denoël publia ce récit, corrigé et amplifié, et le livre fit grand bruit car 118 gardiens militaires de la Guyane intentèrent à l'auteur un procès en diffamation, procès qui n'eut pas lieu à cause de l'immunité de l'avocate. L'année suivante Denoël publia encore son Petit guide juridique de la femme.

Le 25, Denoël, à qui Luc Dietrich réclame sans doute des droits d'auteur, se dit « plein de remords et d’amitié. Mais ligoté, harcelé. Je me débats pour sortir du pétrin, mais je suis bien enfoncé. Encore quelques semaines, quelques mois de patience peut-être et je reprendrai visage humain. » [collection famille Dietrich]. On sait qu'il sortira de ce marasme financier en confiant, deux mois plus tard, la vente exclusive des ouvrages de son fonds aux Messageries Hachette.

 

Parution chez Fernand Sorlot du Péril juif, un opuscule non daté de 32 pages composé de trois articles publiés par Marcel Jouhandeau dans L'Action Française du 8 octobre 1936 [« Comment je suis devenu antisémite »], de février ? 1937 [« Le Péril juif »], et dans Je suis partout du 30 juillet 1937 [« Procédé juif »].

 

La notice de la Bibliothèque Nationale donne une date de parution probable en 1939 parce que l'éditeur a déposé cette brochure au dépôt légal le 14 septembre 1939, mais Sorlot était coutumier des dépôts tardifs. Dans Je suis partout du 24 septembre 1937 Robert Brasillach écrit que la N.R.F. a refusé « les articles antisémites de M. Jouhandeau, pourtant son collaborateur ». Il est probable que l'écrivain aura porté peu après son texte chez Sorlot.

Marcel Jouhandeau s'est expliqué vingt-cinq ans plus tard à propos de ces textes insolites : « Je n’eus de rapports directs avec L’Action Française qu’en 1936-1937, quand il me prit subitement de me croire et de me dire antisémite. En réalité, c’était l’inopportunité du Front Populaire qui m’avait fait me hérisser contre ceux qui en paraissaient directement responsables. » [Journalier VII, 1961].

Il a aussi expliqué cette poussée d'antisémitisme par son aversion pour Maurice Sachs. L'affaire est curieuse car le lecteur qui a en mains sa brochure ignore quel est ce juif qui provoque sa colère : partout le nom de Sachs est remplacé par X. Ce n'était pas le cas dans son article d'octobre 1936 : Jouhandeau a donc revu sa copie.

Mais pas n'importe comment. A l'origine de cette querelle, il y a une visite, à l'automne 1926, de Max Jacob chez Jouhandeau, accompagné de son protégé : Maurice Sachs, un jeune prodige de vingt ans qui a écrit un roman ahurissant, Le Voile de Véronique. Sachs veut le dédier à Jouhandeau, lequel ne souffle mot mais écrit ensuite à Max Jacob que si son ami se permettait de citer son nom, il lui « couperait les couilles de ses propres mains. »

Un autre protecteur de Maurice Sachs a fait les frais de cette entrevue manquée : Jean Cocteau, qui écrit à un ami : « Maurice avec ses gaffes innombrables et sa nouvelle manie littéraire m'a brouillé avec Jouhandeau. Cette brouille était mystérieuse. Je sais depuis hier que son livre en est la cause. »

Huit ans plus tard Sachs et Jouhandeau se rencontrent au cours d'une soirée et c'est à nouveau l'incident : les deux hommes se querellent violemment. C'est cette rencontre qui est relatée dans son article du 8 octobre 1936, et qui a d'ailleurs fait l'objet d'une réponse de Maurice Sachs, dans le même journal : « Je ne m'étonne guère que commence à sonner le grelot de l'antisémitisme, car quand on ne sait plus à qui s'en prendre, c'est toujours aux Juifs qu'on s'en prend. » [L'Action Française, 22 octobre 1936]. Jouhandeau usa brièvement et violemment de son droit de réponse :

   L'Action Française,  22 octobre 1936

Dans Le Péril juif Jouhandeau ne parle plus du tout d'un livre à lui dédié, mais d'un discours insupportable de Sachs qui revient d'Amérique : « il en rapporte triomphalement cette bonne nouvelle pour nous que la France est au ban des nations. Il ne se contentait pas d'ailleurs de rapporter cette opinion, il l'approuvait et il y ajoutait cette surenchère que pour lui il avait beau lire et relire l'histoire de notre pays, c'était en vain à son grand regret qu'il y cherchait un personnage sympathique, voire le moindre désintéressement, un seul acte de générosité, l'ombre seulement de la grandeur ».

L'affaire du Péril juif n'est pas close. Il s'est trouvé un éditeur pour le réimprimer subrepticement sur l'Internet en y ajoutant une préface inepte, mais qui n'a pas pris la peine de confronter son texte avec celui des articles parus dans la presse.

Quant à l’opportunité pour un écrivain confirmé comme Jouhandeau de publier un tel texte, on peut remarquer qu'il n'était pas le seul à s'engager. L’année 1937 marque une recrudescence de textes anti et pro sémites. Ralph Schor, dans son ouvrage : L'antisémitisme en France dans l'entre-deux-guerres paru en 2005, publie le tableau suivant :

L'auteur note que si les publications antisémites furent peu nombreuses jusqu'en 1934, celles qui prenaient la défense des juifs augmentaient sensiblement dès 1933, avec le début des persécutions en Allemagne. En 1936, un pourcentage de 36,4 % de textes de défense avaient paru, amenant peut-être par réaction un pourcentage voisin de 33,3 % de textes hostiles.

Entre 1937 et 1939 une vague antisémite déferla sur la France, avec 47 % de livres et articles hostiles, tandis qu’un pourcentage équivalent de livres et articles de défense des juifs était publié : le juif était désormais au centre de toutes les polémiques.

 

Novembre

 

Le 8 : Contrat pour Bagatelles pour un massacre, conforme à celui de Mea Culpa. Un avenant précise que Denoël est d’accord « pour faire imprimer ce livre à Paris ». En fait, il le sera à Choisy-le-Roi, par l’Imprimerie de France, mais le colophon du livre indique : « Imprimerie des Editions Denoël, 19, rue Amélie, Paris ».

Le 13 : André Billy se désole dans Le Figaro que « le prix Goncourt de cette année ne s'annonce pas extraordinaire et, à moins d'un veau à cinq pattes que les Dix auraient réussi à tenir secret jusqu'à présent, on ne doit pas s'attendre à quelque chose de sensationnel. » Faux passeports de Charles Plisnier (Corrêa) est donné favori, mais Nez-de-Cuir, gentilhomme d'amour de La Varende (Plon) a de nombreux partisans. Quant au prix Renaudot, il « ira vraisemblablement à Pierre-Jean Launay, jeune romancier du Maître du logis (Denoël). »

Le 20 : Désireux de secouer l'apathie des jurys littéraires qui ne font preuve d'aucun empressement à chercher de nouveaux talents, André Billy décide de leur en proposer quelques uns dans Le Figaro :

                                                                                      Le Figaro,  20 novembre 1937

Il y a là deux auteurs Denoël dont aucun ne sera couronné la semaine suivante : François Dallet pour Les Pieds du Diable et Pierre-Jean Launay pour Le Maître du logis, mais il y manque celui qui mettra tout le monde d'accord : Jean Rogissart avec Mervale.

Le 20 : Les Editions Denoël annoncent une nouvelle collection de pièces en un acte à paraître à partir de janvier 1938 sous la direction de Francis Bernier : « Les Trois Masques » :

Journal des débats politiques et littéraires,  20 novembre 1937

Le 23 : Remise des palmes académiques à Emile Chautard par Jean Zay, ministre de l'Education nationale, au cours d'un banquet dans un restaurant des Halles, offert au vieux typographe qui venait de prendre sa retraite, et de publier chez Denoël son dernier ouvrage : Glossaire typographique. Jean Ajalbert lui ayant demandé s'il comptait publier d'autres ouvrages, Robert Denoël déclarait : « Ce matin, notre ami m'apportait le manuscrit de son Supplément à la Vie étrange de l'argot. » A ma connaissance, ce supplément n'a été ni publié ni retrouvé mais il est vrai que, le 17 juin 1933, Les Nouvelles Littéraires avaient annoncé que Chautard venait de s'embarquer pour la Guyane afin d'y étudier l'argot des bagnes.

Le 25 : Parution du deuxième roman d’Albert Paraz, Les Repues franches, dont l’exemplaire personnel de l'éditeur porte la dédicace : « A Robert Denoël qui m’a inspiré le plan de ce livre au point que ses conseils équivalent à la plus précieuse collaboration. Je veux le reconnaître dès à présent, avant qu’aucune critique n’ait encore paru, et cela dans l’espoir que, grâce à lui, nous allons vers le succès. Pour Bitru, pour Les Repues franches et pour bien d’autres travaux, et je souhaite que les années voient défiler, à la page de garde de mes livres, une ample série de titres suivis toujours de la même parenthèse : (Editions Denoël). »

    

Le 27 : André Billy s'inquiète à nouveau dans Le Figaro car un « drame » vient de se jouer à Bruxelles : les académiciens de langue et de littérature françaises de Belgique ont, en commission secrète, décidé d'élire à l'Académie, le 11 décembre, Charles Plisnier, le favori du prix Goncourt. L'un des académiciens, fort embarrassé lui aussi, a déclaré : « Si nous divulguons notre projet, ne risquons-nous pas d'amoindrir les chances de Faux passeports devant les Goncourt ? Par contre, si nous gardons le secret, nous aurons l'air, le 11 décembre, d'élire un Plisnier que Paris aura découvert. »

Cruel dilemme, en effet. Billy veut espérer qu'on ne l'accusera pas de manœuvre s'il dévoile son information... Il en tient d'autres, d'ailleurs : les dames du prix Femina, apprenant que les jurés Goncourt voulaient décerner leur prix le 1er décembre au lieu du 8, décident d'élire leur candidat la veille. André Billy est content : tout compte fait, la semaine des prix littéraires est moins terne que prévu. Il ne s'est rien passé sur le plan littéraire, mais on s'est agité dans les académies.

Le 29 : Denoël télégraphie à Jean Rogissart pour lui demander de venir le rejoindre à Paris, toutes affaires cessantes : il lui signera, « prix ou non », un contrat pour Mervale, c'est-à-dire que le roman soit, ou non, couronné. Il lui réclame aussi des exemplaires de la première édition tirée à 1 000 exemplaires dans « Les Cahiers Ardennais », qui n'a pratiquement pas circulé à Paris.

     Télégramme de Robert Denoël à Jean Rogissart, 29 novembre 1937 (Archives départementales des Ardennes)

Le 30 : Le prix Femina est attribué à Raymonde Vincent pour Campagne publié chez Stock, le prix Interallié à Romain Roussel pour La Vallée sans printemps publié chez Plon. Marie Mauron avait des partisans au Femina pour son Quartier Mortisson.

 

Décembre

 

Le 1er : Le prix Goncourt est attribué, au premier tour, à Charles Plisnier pour Faux passeports publié chez Corrêa. Pierre-Jean Launay a obtenu une voix pour Le Maître du logis publié chez Denoël.

Le prix Renaudot revient à Jean Rogissart pour Mervale, que Denoël va réimprimer quelques jours plus tard. Rogissart a recueilli cinq voix ; Launay, trois.

Le Figaro,  2 décembre 1937

La plupart des critiques littéraires n'ont, en effet, pas encore lu le roman dont « Les Cahiers Ardennais » ne leur ont pas fait de service de presse. Dans Les Nouvelles Littéraires, Robert Denoël annonce que le livre sera « en vente partout à partir du mercredi 8 décembre ». C'est la raison pour laquelle les comptes rendus du livre n'apparaîtront dans la presse qu'après l'attribution du prix. C'est la première fois qu'une petite maison d'édition provinciale s'adjuge un tel prix littéraire.

Le 3 : L'Intransigeant publie un écho sibyllin à propos du roman couronné par les jurés Renaudot. Qui était le concurrent de Robert Denoël dans cette course au candidat de dernière minute ? On le devine sans peine : Gaston Gallimard qui,  le 30 novembre, a tenté de faire kidnapper l'écrivain ardennais sur le quai de la gare de l'Est en vue de le soustraire à son rendez-vous avec Denoël, rue Amélie !

Le 3 : Bibliographie de la France annonce la mise en vente prochaine de Bagatelles pour un massacre avec ce commentaire de l'éditeur : « Le pamphlet le plus atroce, le plus farouche, le plus chargé de haine, mais le plus incroyablement comique qui ait jamais paru au monde. »

Le 4 : Dans Le Figaro, André Billy dévoile comment les académiciens Goncourt ont voté. Deux livres étaient en lice, comme prévu : Faux passeports et Nez-de-Cuir. La Varende pouvait compter sur les voix de Roland Dorgelès, Léo Larguier et Jean Ajalbert. Raoul Ponchon et Francis Carco se réservaient, après le « salut » à Plisnier au premier tour, de voter ensuite pour Nez-de-Cuir. Mais Ajalbert, contre toute attente, votait pour Faux passeports, qui, d'emblée, recueillait donc six voix, celle du président comptant double.

Le 6 : Interview de Robert Denoël par Pierre Descaves sur Radio-Cité à propos du livre de Jean Rogissart :

Le 9 : Rue Amélie, Jean Rogissart signe son livre sorti de presse la veille :

Regards,  9 décembre 1937

Le 10 : Le Journal organise en ses locaux, rue de Richelieu, une présentation du lauréat du prix Renaudot par trois de ses prédécesseurs : Louis Aragon, Marcel Aymé, Charles Braibant.

      

          Jean Rogissart en 1937 (Photo Papillon)

Le 11 : Céline démissionne de son poste de vacataire au dispensaire municipal de Clichy, où il exerçait depuis 1929. Certes, la publication de Bagatelles pour un massacre aura lieu trois semaines plus tard, et on peut penser, comme la plupart des commentateurs depuis quarante ans, qu'il anticipe sur les difficultés qui ne manqueront pas de surgir alors dans cette institution dirigée par un juif, le docteur Grégoire Ichok.

On ne doit pas perdre de vue que ce dispensaire dépend d'une municipalité de gauche et que Mea Culpa, son premier pamphlet paru en janvier 1937, n'est pas antisémite mais anticommuniste. Dès le 2 mars, il écrit à Karen Jensen qu'il s'y sent menacé, « surtout à présent que j'ai pris une position politique en somme. Et vous savez que Clichy est communiste. Je ne serai certainement pas le dernier abattu ». Début 1938 il résume à l'intention de Charles Bonabel la précarité de sa situation : « Oui c'est fini Clichy - Les derniers mois furent un cauchemar. J'ai tenu jusqu'à l'ultime limite. »

Le 11 : André Billy revient à nouveau sur le choix des jurés Goncourt qui, décidément, n'était pas le sien : « Les prix de fin d'année ont cessé de provoquer le vif mouvement de curiosité dont ils étaient naguère l'occasion. Le Goncourt n'a pas eu de chance cette année, où il eût été si désirable qu'il en eût. Il n'a pu couronner qu'une œuvre fragmentaire et un peu creuse. Souhaitons que, par compensation, il resserre nos liens d'amitié littéraire avec la Belgique ! »

L'Intransigeant,  25 décembre 1937

Le 26 : Mise en vente de Bagatelles pour un massacre, avec une bande-annonce : « Pour bien rire dans les tranchées ». Quatre jours plus tard Denoël envoie le livre à Champigny avec ce commentaire : « Il m’a beaucoup amusé : je ne sais si vous aimerez ce délire jusqu’au bout, mais ne vous découragez pas trop vite. »

Si Denoël reste dans la littérature et parle de délire, Céline, lui, annonce à plusieurs correspondants - juifs - son livre pour ce qu'il est : un pamphlet antisémite. A John Marks, son traducteur anglais : « Vous allez recevoir par la poste mon nouveau livre, Bagatelles pour un massacre, très fortement antijuif ». Au professeur W. Strauss : « Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l'envoie. Je suis l'ennemi n°1 des juifs ».

   

D'aucuns qualifient aujourd'hui cet ouvrage de « satire », voire de « poème historique ». Céline, pour sa part, n'a jamais varié quant à la nature du livre.

Il importe cependant de se rappeler quel sens Céline donnait à son livre au titre équivoque : « Lorsque j'attaquais les Juifs, lorsque j'écrivais Bagatelles pour un massacre, je ne voulais pas dire ou recommander qu'on massacre les juifs. Eh foutre tout le contraire. Je demandais aux juifs à ce qu'ils ne nous lancent pas par hystérie dans un autre massacre plus désastreux que celui de 14-18 ! C'est bien différent. On joue avec grande canaillerie sur le sens de mes pamphlets. On s'acharne à me vouloir considérer comme un massacreur de juifs. Je suis un préservateur patriote acharné de français et d'aryens - et en même temps d'ailleurs de Juifs ! Je n'ai pas voulu Auschwitz, Buchenwald. Foutre ! Baste ! Je savais bien que déclarant la guerre on irait automatiquement à ces effroyables " Petioteries " ! » [Lettre à Jean Paulhan, 15 avril 1948].

Que son pamphlet ait été écrit pour empêcher un nouveau conflit, qu'il pressentait imminent, ne fait aucun doute, comme en témoignent sa bande-annonce et  les réclames dans les journaux. Mais, en 1945, on n'en retiendra que les charges outrancières contre une minorité raciale qui avait lourdement payé son tribut à la guerre.

C'est pourquoi, en l'absence de l'auteur qui s'était réfugié au Danemark, Robert Denoël se trouva seul à porter le fardeau d'une œuvre polémique qu'il n'avait pas suscitée mais qu'il avait défendue dans la presse.

Le 31, Denoël écrit à Rogissart : « La vente de Mervale marche extrêmement bien. Vous avez dû voir que la critique vous soutenait d’une façon tout à fait intéressante. Hier, je lisais encore un excellent article dans la Revue des Deux Mondes ; la conférence d’Aragon paraît aujourd’hui dans Commune, ce qui vous fait aux deux extrêmes de l’opinion des commentaires très favorables.

Comme vous le savez, le milieu professionnel réagit très favorablement et les démarches que nous avons entreprises auprès des inspecteurs et de vos collègues ont donné de très bons résultats. Nous avons tiré actuellement 15.000 exemplaires de Mervale, ce qui pour l’époque nous semble tout à fait réconfortant. Malheureusement, la vente est arrêtée à cause de la grève des transports qui ne nous permet pas de satisfaire les commandes. »

Sur le plan commercial, Denoël est obligé d’écrire : « Votre contrat prévoit un règlement à fin décembre. Si nous devions faire en ce moment un inventaire régulier, le chiffre de vente serait tellement bas que cela n’en vaudrait pas la peine.

Je vous propose donc, pour ne pas vous faire attendre fin juin, de prévoir un règlement de 10.000 exemplaires étalé sur six mois. Selon les termes du contrat, cela représente une somme de 19.800 frs. Si ce mode vous agrée, je vous réglerai donc une somme de 3.300 frs par mois jusqu’à fin juin. A fin juin, nous procéderons à l’inventaire réel, qui nous permettra de savoir la quantité approximative de retours. »


  Rogissart n’est pas Céline, et il accepte la proposition de l’éditeur - tout au moins jusqu’en septembre 1938.

 

 

Parution de Jeu d'ombres, un recueil de poèmes de Mélot du Dy tiré à 505 exemplaires numérotés.