Robert Denoël, éditeur

Paul Vialar

 

Né le 18 septembre 1898 à Saint-Denis, mort le 6 janvier 1996 à son domicile de Vaucresson. Je lui ai consacré ailleurs une notice biographique détaillée.

Les souvenirs qu'il a bien voulu rédiger à mon intention, le 9 janvier 1980, se retrouvent en partie dans L'Enfant parmi les hommes, un volume de mémoires paru en 1990 chez Albin Michel.

 

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J'ai connu Robert Denoël dans les années 1930. Nous avons tout de suite sympathisé et, peu de temps après, il me faisait dîner avec son associé d'alors, Mr Steele. Pourtant, à l'époque, si je lui confiai que j'aimerais écrire des romans, je n'en avais encore rien fait et étais seulement l'auteur dramatique joué avec succès à Paris.

Je ne sais si cela vient de cette rencontre, mais peu de temps après j'écrivis mon premier roman: Fatome. Le livre fait - je n'avais pas revu Robert Denoël entretemps - mon ami Claude Aveline le porta à son éditeur, Emile-Paul, où Jean Giraudoux, alors directeur littéraire de la maison, l'accepta et le fit publier en 1931. Emile-Paul me fit alors signer un contrat qui lui assurait mes neuf romans suivants.

Ce ne fut qu'en 1936 qu'il publia le second : J'avais un camarade, qui contait sous la forme romanesque l'épopée de la Légion Etrangère Française mise par Louis-Philippe au service de la reine Isabelle, et dont mon arrière grand-père fut le premier colonel pour devenir général en Espagne. Ma mère m'avait laissé ses notes et celles de son capitaine d'Etat-Major qui ramassa sur le champ de bataille le corps de celui qu'on nommait « le brave au cheval blanc », tué à la tête de ses troupes d'une balle en plein front : ce capitaine s'appelait Bazaine et était le futur maréchal dont on sait l'histoire. C'est partant de ces renseignements inédits, que j'avais écrit le livre.

Fatome et J'avais un camarade n'avaient guère eu que des succès d'estime, mais Denoël ne les avait pas ignorés et m'avait fait savoir qu'il les aimait.

Devenu directeur des Emissions Dramatiques et Littéraires de la Radio d'Etat, je n'eus plus le temps d'écrire, dévoré par mes fonctions il faut le dire passionnantes. J'eus pourtant, en 1938, la chance, si l'on peut dire, d'attraper la scarlatine. Confiné alors chez moi pour un mois, j'écrivis d'un trait La Rose de la mer que, bien entendu, mon contrat m'y obligeant, j'envoyai à Emile-Paul.

Deux mois, trois, quatre, bientôt six passèrent : Emile-Paul ne me donnait pas signe de vie. C'est alors que rencontrant sur un stade François Dallet, alors collaborateur de Denoël et qui, malheureusement, fut tué au début de la guerre, je lui parlai du livre. Il voulut que je lui donne celui-ci. Je lui en remis une copie. Le lendemain je recevais un coup de téléphone de Denoël qui avait lu le livre dans la nuit et qui me dit en substance :

- Votre livre est très bon. Je suis prêt à le publier. Je vous ai, du reste, fait préparer un contrat: il vous suffit de venir le signer.

Je lui rétorquai que j'étais engagé avec Emile-Paul et que cet éditeur en avait le manuscrit. Il me semble entendre encore le rire de Denoël au bout du fil :

- S'il l'aimait, il l'aurait déjà publié. Allez donc le voir, vous ne devriez pas avoir de mal à retrouver votre liberté.

J'appelai Emile-Paul. Oui, il avait lu le livre et il était de l'avis de ses lecteurs - Giraudoux avait quitté la maison - cela n'était pas très bon. Il le publierait si cela me faisait plaisir, mais que je n'oublie pas que les tirages de mes deux précédents ouvrages avaient été fort modestes, il n'en entreprendrait la publication que sans espoir...

Je lui demandai à le voir. Il accepta de me recevoir ce même matin-là. J'arrivai à onze heures rue de l' Abbaye. Puisqu'il n'aimait pas mon ouvrage, qu'il me rende ma liberté. Il s'empressa de le faire, dicta une lettre à sa secrétaire, lettre qu'il me signa sur le champ, me rendant non seulement La Rose de la mer, mais ma liberté également pour le futur, visiblement heureux de se débarrasser de moi. A midi, ma lettre en poche, j'étais chez Robert Denoël. Le contrat était sur la table, un contrat comme je ne m'attendais pas à ce que l'on m'en propose un, aux pourcentages élevés, aux libertés totales laissées à l'auteur. Je le signai sur le champ. Denoël me dit :

- Ce livre ne sera pas le Goncourt de cette année car il est virtuellement promis à Philippe Hériat, mais ce sera le Prix Femina, et je ne ferai rien, aucune démarche, pour obtenir celui-ci. Et je sais que, derrière ce livre, vous m'en donnerez d'autres qui le vaudront et même lui seront supérieurs. Je vous fais confiance totalement.

Comment ne lui aurais-je pas fait confiance totalement moi aussi ? Le livre fut publié dans Europe. Puis vint le temps du Prix Femina, la « Rose » étant déjà en librairie. Nous étions en 1939 et la guerre nous tenait. Je n'ai pas oublié cet après-midi où nous attendions, Denoël et moi, dans son bureau, le verdict des dames du Femina (j'avais eu des voix nombreuses au Renaudot, comme j'en eus à l'Interallié et en conservai même après le vote final.) Un correspondant nous apprenait par téléphone où en était le scrutin. Pas un instant Denoël ne douta du résultat de celui-ci. Nous lisions tout haut, tour à tour, des poèmes - fort beaux - d'Aragon dans une revue qui venait de les publier. Enfin on nous apprit le succès du livre. Denoël n'en parut pas surpris. Il m'embrassa seulement, tout heureux, me dit-il, ce succès venant à point car il avait dû prendre pour sa maison certains risques qui se trouvaient ainsi couverts. Nous bûmes à « La Rose », surtout aux futurs romans que je lui donnerais et qui furent, pour n'en citer que deux : La Maison sous la mer et La Grande Meute.

Pourtant les événements commencèrent par nous emporter. La guerre était là et je devais faire face, à la Radio, aux programmes qui couvraient l'ensemble du territoire. Juin fut vite arrivé et l'attaque ennemie. Je dus me replier sur Bordeaux où j'emmenai avec moi ma troupe dramatique composée de certains parmi les meilleurs artistes de l'époque : François Périer, Jeanne Provost, par exemple. A Bordeaux je fus seul : l'administration de la Radio était sur les routes et ce fut moi qui fis entrer dans le studio d'où il allait parler aux Français et leur annoncer l'armistice, un grand vieillard en veston gris qui s'appelait Philippe Pétain.

La France, à mes yeux, était peut-être battue mais pas vaincue. Après une courte escale d'attente à Montpellier où j'avais replié ce qui restait de mes services, je quittai celle-ci où je n'avais plus rien à faire et me réfugiai à Saint-Tropez. Libre, je l'étais autant qu'il était possible à l'époque, libéré en tout cas de fonctions que je ne voulais plus assumer sous la botte. Et puis n'avais-je pas obtenu le prix Femina et cela ne représentait-il pas pour moi également la liberté matérielle ?

Il n'en était malheureusement rien. Coupé de la zone occupée, je sus très vite que je ne pouvais espérer toucher pour le moment quoi que ce soit des sommes qui, certainement, figuraient à mon crédit chez Denoël. Je me mis donc à écrire des contes et des nouvelles que publièrent la plupart des journaux de zone sud, ce qui me permit de subsister.

Et Robert Denoël ? Celui-ci ne m'oubliait pas. D'abord, au bout de quelque temps, il réussit à me faire passer une première somme qui, pour ne pas être importante, fut la bienvenue. Et brusquement, un jour, j'appris qu'il venait en zone sud. Ce fut à Marseille qu'il arriva et où j'allai le rejoindre. Il n'y venait pas les mains vides, inquiet de la façon dont je réussissais à me débrouiller. Le centre des publications de la zone non occupée étant Lyon, il me décida à l'y suivre.

Je nous vois encore tous deux dans le train cahotant et inconfortable, qui s'assoupissait de longs moments dans les gares où il s'arrêtait. Ceci fit que nous n'arrivâmes à Perrache que très tard dans la nuit. Nous frappâmes à la porte d'un premier hôtel : il était complet. Ce fut la même chose pour un deuxième, un troisième, un quatrième. Nous désespérions de trouver une chambre quand on nous en proposa une, enfin, une seule, à un seul grand lit. Epuisés, nous tombâmes dans celui-ci, à peine déshabillés car nous n'en avions pas eu la force, et nous nous endormîmes, chacun de notre côté, non sans avoir au préalable demandé au garçon de nous faire apporter à neuf heures le petit déjeuner.

Je nous vois encore, réveillés soudain tous deux par quelqu'un qui frappait à notre porte. L'un de nous deux cria : « Entrez ». Alors, nous vîmes pénétrer dans la chambre une vieille camériste à guimpe, portant un plateau sur lequel fumait la cafetière et sur lequel se trouvaient également deux tasses destinées aux occupants du lit : «Voici le petit déjeuner, messieurs-dames », annonça-t-elle. Mais, voyant se dresser dans le lit les torses de deux hommes d'un mètre quatre-vingt-cinq, elle poussa un petit cri, posa le plateau sur la commode et s'en fut, affolée.

A Lyon nous avons rencontré, particulièrement à la Maison des journalistes, de nombreux écrivains qui s'étaient installés dans cette ville pour ne pas demeurer à Paris et en zone occupée. Je me rappelle que nous y avons eu une conversation avec Henri Béraud, depuis trop souvent et bassement calomnié, et qui ne nous cacha pas ses sentiments de Français meurtri et décidé à ne pas subir le joug de l'étranger. Ce fut Martin-Chauffier qui me fit conduire le lendemain par une voiture de son journal, à Champagne au Mont d'Or où était alité, souffrant, mon aml Claude Aveline.

Robert Denoël, nanti de renseignements utiles et ayant pris d’heureux contacts, repartit pour Paris et je revins à Saint-Tropez. J'y retrouvai, d'une part, mon ami Charles Vildrac, mari de la sœur de Georges Duhamel, et André Dunoyer de Segonzac. Un autre ami, encore : Charles Vanel, que je voyais chaque jour et que je vis plus encore lorsque, quelque temps après, j'allai, sur sa recommandation, auprès du nouveau propriétaire de la maison qu'il lui avait achetée mais qui demeurait vide par la force des choses, habiter la « Treille muscate », cette maison qui avait été celle de Colette. Ce fut là que, en 1943, la Gestapo vint pour m'arrêter. Mais, prévenu par Charles Vanel, lui-même averti par un serveur d'un restaurant que nous avions fréquenté quelque temps et où, à ce moment, déjeunaient tous les jours les sbires de l'organisation nazie, serveur qui avait par miracle entendu la conversation du chef avec deux de ses lieutenants et qui nous renseigna, ce fut Charles qui m'emmena dans sa voiture à gazogène et me mit dans le train afin que je disparaisse.

Résistance ? Bien sûr, mais en dehors de ceux qui dirigeaient des réseaux, tous les Français étaient des résistants non officiels à cette époque. Ils considéraient cela comme naturel et, la guerre finie, ils eurent la pudeur de n'en parler à personne. A Saint-Tropez, depuis les premiers temps, nous étions quelques uns à faire de notre mieux le nécessaire. Il y avait Jean Despas, qui avait pris contact avec moi, et Girard, directeur d'un chantier naval qui, dès qu'il me sut dans la villa de Colette, c'est-à-dire me trouvant à proximité du cap, me fit comprendre que j'étais bien placé pour, tout en me promenant, repérer les emplacements des batteries que construisaient les Allemands. Je sais que les renseignements que je lui apportai ainsi qu'à Jean Despas, permirent aux Alliés de savoir où se trouvaient exactement les points de défense, lors de leur débarquement.

Mais nous n'en étions pas encore là lors de mon voyage à Lyon avec Robert Denoël. Je n'étais même pas, alors, retourné à Paris. Ce fut grâce à lui que je pus le faire et surtout en repartir. Je le vis, en effet, plusieurs fois pendant mon séjour, et quand je songeai à regagner la zone sud, ce fut lui qui me dirigea vers la Propaganda Staffel des Champs-Elysées afin que j'obtienne mon ausweis de retour. On me dira qu'il fallait qu'il eût, pour cela, des contacts avec les occupants. Bien sûr, il n'eût pu garder ouverte sa maison d'édition sans cela. Il n'eût pu, non plus, aider des gens comme moi, dont il connaissait fort bien les sentiments et, quant à moi, il m'aida de son mieux, et on le verra, jusqu'au bout. [...]

Je passerai sur bien des détails et sur bien des choses. Je dirai seulement que, lorsque je dus quitter Saint-Tropez plus tard pour les raisons que j'ai dites, je gagnai directement Paris. J'avais à cela plusieurs raisons. La première était qu'il ne me fallait pas rester en zone sud, à présent occupée, où j'aurais été plus facilement repéré. Paris me semblait un bon endroit pour me perdre et j'y avais une sœur, veuve, et qui vivait seule, chez qui je pouvais momentanément habiter. Bien entendu, il ne pouvait être question pour moi de rester chez elle, mais mes amis de Saint-Tropez, ceux du groupe assez invertébré cependant, que nous avions formé, avaient dû déjà, pour quelques uns d'entre eux, quitter un endroit devenu dangereux, surtout après que nous eussions après un certain temps facilité le départ de certains d'entre nous, menacés, soit parce qu'ils avaient montré le bout de l'oreille, soit parce qu'ils étaient israélites. Nous avons fait partir certains de ceux-ci, grâce à Roger Chancel et à son frère, de Saint-Raphaël, de Cannes, et même à un certain moment, nous avons pu en faire embarquer, aidés par Simone Volterra, de sa propriété du cap Camarrat, sur quelque sous-marin venu pour les chercher.

Pour moi, je rejoignis l'un de nos membres qui avait dû quitter la côte, à Rozay-en-Brie où il m'assurait que je serais à l'abri et où je pourrais rendre encore quelques services, et j'y pris contact aussitôt avec le maire d'un petit pays voisin qui était en même temps un important fermier et qui s'appelait Marcel Chatriot. [...] La ferme où il m'accueillit était pareille à toutes les fermes, sauf qu'en son centre se dressait une fort jolie maison où j'eus, par la suite, souvent l'occasion de venir. Un personnel de « bouseux », comme disent les soldats, y vaquait aux différentes obligations de la culture. A les voir, ils ressemblaient, avec leurs pantalons de velours et leurs lourdes chaussures, à tous les paysans du monde. Seulement, lorsqu'ils s'approchaient d'une dame, ils lui baisaient la main en se nommant : « Un tel, disaient-ils, de l'Ecole Polytechnique », ou : « Un tel, de l'Ecole Centrale ». En grande partie, tel était le personnel de Chatriot qui, par ailleurs, avait noué des contacts avec l'Angleterre et veilla alors au parachutage d'envoyés ou de matériel.

Pour moi, installé dans une modeste maison de Rozay que j’avais louée, je me trouvai bientôt à court d’argent. Certes, Chatriot m’eût nourri si je l’avais voulu, mais je songeai que le mieux pour moi serait de reprendre contact avec Robert Denoël.

Je le prévins. Il me fit savoir qu'il m'attendait. Je louai une bicyclette : Rozay n'était pas très loin de Paris. Je me retrouvai donc dans son bureau et il comprit tout de suite où j'en étais. Il me fit remettre l'argent qui était à mon compte, me faisant comprendre que si j'avais besoin d'une somme plus forte, celle-ci était à ma disposition.

Du temps passa, puis ce fut le débarquement. La vague des Alliés déferla vers Paris où j'allais parfois voir Robert Denoël, donnant de son bureau certains coups de téléphone dont il ne pouvait pas ne pas comprendre les intentions. Je sais, du reste, qu'Aragon fit de même, ouvertement.

A Rozay, où je revenais, ne m'attardant pas à Paris, l'atmosphère était à l'enthousiasme. Chatriot tendait des embuscades aux patrouilles ennemies ; quant à nous, un jeune marchand de chaussures de Bordeaux, un autre ami et moi, nous décidâmes que la libération de Paris ne se ferait pas sans nous. Nous pûmes fréter une voiture à gazogène et nous nous dirigeâmes vers la ville. A Melun, ce jour-là, nous ne pûmes franchir le fleuve : les Allemands étaient toujours là. Alors l'idée me vint d'aller passer la nuit, en attendant, à Barbizon, et ce fut aux Charmettes que nous dinâmes, avec cet ami de toujours qu'était pour moi André Billy, et Fernandel qui s'y trouvait. Le lendemain, nous reprenions la direction de Paris, facilement, car les Allemands, ou ce qu'il restait de leurs unités désagrégées, avaient quitté la ville.

A Paris, ce furent les glorieuses journées d'août. Nous avions trouvé refuge dans l'appartement d'amis, rue Blanche, en face de la caserne des pompiers qui étaient bien décidés, eux aussi, à participer à la libération de la capitale. Ce fut, du reste, l'un d'eux qui monta tout en haut du clocher de la Trinité proche et y fit flotter le drapeau à nos couleurs.

Je ne reviendrai pas sur ces journées épiques, faites à la fois d'héroïsme vrai et de manifestations enfantines d'hommes portant des brassards. Il y a toujours du meilleur et du pire dans de pareils moments, et le pire, c'est-à-dire l'arbitraire, ne nous fut pas épargné.

Cécile Denoël, la femme de Robert, était venue habiter rue Blanche, chez les parents d'un de ses protégés. Nous déjeunions parfois avec elle dans un petit restaurant qui se trouvait en bas de la rue et où je vis aussi Drieu la Rochelle qui s'inquiéta de ma présence mais que l'on rassura bien vite à mon égard.

Au cours de ces journées-là je n'eus pas de contacts avec Robert Denoël ; je savais qu'il se cachait car, vraiment, en voyant ce qui se déroulait dans les rues de la ville, on pouvait s'attendre à tout, les règlements de comptes et les dénonciations allant bon train. Pour nous, nous accomplissions les missions que nous confiaient les contacts que nous avions pris, et la ville fut bientôt libre, non sans que nous ayons eu à compter les morts de l'émeute rangés côte à côte sur la scène même de la salle des Ingénieurs Civils, où avait été représentée ma première pièce par un groupe d'avant-garde, il y avait bien des années.

Nous avons accompagné de Gaulle descendant les Champs-Elysées. Nous avons entendu les coups de feu de Notre-Dame. Puis nous sommes retournés à Rozay en Brie où Chatriot nous reçut avec la simple amitié qui était la sienne. J'y restai quelque temps encore, attendant que les choses retrouvent tout doucement leur place.

Je repris vite contact avec Denoël. A l'image de sa vie tout court, sa vie sentimentale avait subi quelques bouleversements. Il était tombé amoureux d'une femme qui avait été mon amie de jeunesse et tenu une place importante dans la vie de Claude Aveline.

Poursuivi à présent, inculpé et ne pouvant plus s'occuper de ses éditions, il habitait chez elle et ne me cacha pas qu'il était extrêmement gêné à son égard puisque dans l'impossibilité matérielle de participer aux frais de la maison. Ce fut mon tour de l'aider quelque peu alors, puis, pour lui être agréable, je signai avec un éditeur qu'il me présenta, un contrat pour un roman, ce qui lui permit alors de toucher quelque argent qui lui était bien nécessaire. Pour moi, ayant quitté Rozay, je trouvai asile momentanément dans l'appartement qu'il avait été obligé de quitter, rue de Buenos-Ayres, au Champ de Mars, et qui ainsi ne fut pas occupé comme il le craignait par quelque résistant au petit pied.

Je ne veux ni ne peux entrer dans les détails. Je veux seulement préciser deux choses. J'ai assisté au procès qu'on lui fit et je me suis trouvé le seul parmi les écrivains à témoigner en sa faveur. D'autres, auxquels il avait rendu les plus grands services, en prenant même des risques comme il en prit pour moi, ne daignèrent pas y paraître : les temps étaient changés et, ou bien ils ne voulaient pas se compromettre, ou bien leurs opinions politiques les contraignaient à ne pas venir tendre la main et simplement dire ce qu'ils devaient à celui sur lequel ils n'avaient pas refusé de s'appuyer dans des moments difficiles pour eux. Aragon, par exemple, écrivit une simple lettre dont connaissance fut donnée au tribunal, mais ne parut pas à l'audience.

J'ai vu Robert Denoël quarante-huit heures avant sa mort. Nous avions, ce jour-là, été tous deux dans Paris à bord de sa vieille voiture dont l'un des pneus avait rendu l'âme et que nous avions dû réparer. J'ai dîné, ce soir-là, rue de l'Assomption, chez son amie. La vie la plus normale avait repris pour Denoël et il ne se cachait pas. Ce fut ce soir-là que tous deux firent le projet devant moi de se rendre, deux jours plus tard, au Théâtre Montparnasse pour assister au spectacle. Deux jours plus tard j'apprenais qu'il avait été assassiné.

On a raconté beaucoup de choses sur la mort de Robert Denoël. Pour moi qui en ai été prévenu tout de suite, qui ai été reconnaître son corps à la morgue du Quai d'Austerlitz, qui ai répondu - avec Robert de Billy, lui aussi un des hommes qui l'ont bien connu - aux interrogatoires de la police, toutes les affabulations tombent devant des faits précis.

Ce soir-là, Jeanne et lui ont quitté la rue de l'Assomption dans la voiture à bord de laquelle nous avions, Denoël et moi, crevé l'avant-veille, à temps après leur dîner pour arriver à l'heure au spectacle.

A l'angle de l'Esplanade et du Boulevard des Invalides, le pneu arrière droit de la voiture creva. Robert Denoël se mit aussitôt en devoir de sortir son cric pour changer la roue et, comme il craignait de poser une roue de secours en mauvais état et de ne pouvoir repartir, il demanda à sa compagne d'aller au commissariat proche de la rue de Bourgogne pour qu'on leur appelât un taxi. (A l'époque il fallait passer par un commissariat pour en obtenir un). Ce fut dans ce commissariat que Jeanne fut alertée. En effet, un coup de téléphone, donné par un témoin sans doute, ou un passant, faisait savoir aux policiers qu'un homme venait d'être assassiné à l'endroit que j'ai dit, en bordure du petit jardin qui existe toujours à cette place. L'appel était transparent et Jeanne comprit tout de suite qu'il s'agissait de Robert. Repartie avec les policiers, elle découvrit le corps inanimé de Denoël de l'autre côté de l'avenue, sur le trottoir, si ce que l'on m'a raconté est exact : Denoël était mort.

Ce qui s'était passé, il me semble pouvoir le reconstituer : le pneu arrière droit de sa voiture ayant crevé, Robert Denoël sortit ses outils, sa roue de secours, et se mit en devoir de changer celle qui était à plat. Pendant qu'il commençait ce travail, Jeanne se rendit au commissariat de la rue de Bourgogne pour y demander un taxi.

Robert Denoël fut pendant ce temps tué d'une balle de Colt dans le dos. Touché, il s'élança pour fuir et traversa l'avenue pour s'écrouler presque aussitôt. C'est là qu'il fut retrouvé.

Règlement de comptes de la Résistance, comme on l'a dit ? Ceci est invraisemblable. J'ai été, à l'époque, en contact avec des résistants qui n'avaient aucune raison de me cacher la vérité : tous ont haussé les épaules. Certes Denoël, pour conserver sa maison d'édition ouverte, avait eu des rapports pendant l'occupation avec les Allemands. Par contre, jamais il n'avait fait preuve de sectarisme et avait, connaissant fort bien leurs activités, aidé des hommes qui se confiaient à lui, sans que jamais ceux-ci, bien au contraire, aient souffert de lui avoir fait confiance.

Il fut tué - dans le dos - par une balle de Colt. Cette arme est américaine et, à l'époque, au cours de l'enquête de police que je pus suivre, beaucoup de déserteurs de l'armée américaine quittaient le front, venaient à Paris et là, aussitôt accueillis dans ce qu'on nomme « le milieu », ils y faisaient, pour commencer, une fête qui durait jusqu'à leur dernier dollar. Le milieu continuait à les prendre en charge puis, quelque temps plus tard, faisaient comprendre au déserteur que sa situation de parasite ne pouvait durer toujours et qu'il lui fallait faire quelque chose : un « coup », pour rester avec eux. Alors le G.I. déserteur tentait sa chance, tuait pour voler. C'est la quasi-certitude que j'ai emportée de l'enquête et, à mes yeux, il n'est pas d'autre version plausible.

J'ai connu Denoël triomphant. Je l'ai connu blessé. Jamais je ne l'ai connu déloyal, même s'il eut, par moments, quelque faiblesse qui s'explique par son amour forcené de son métier qu'il exerça avec génie. Il sentait. Il pressentait. Il s'engageait. Un manuscrit, pour lui, était rien, ou quelque chose: il n'y avait pas de juste milieu. Alors il prenait pour l'ouvrage qu'il choisissait, qu'il découvrait, tous les risques, au point qu'il n'y avait plus pour lui que cela qui comptât.

Le perdant alors qu'il allait, malgré les jalousies et les intérêts sordides, parfois, d'autres qui n'avaient pas son génie, bientôt refaire surface, l'Edition française s'est trouvée privée d'un homme qui eût pu, pendant de longues années encore, la servir comme seuls ceux de son talent peuvent le faire.