Robert Denoël, éditeur

1949

 

Janvier

 

Le 8 : Max Dorian, qui a appris que le Tribunal de commerce avait, le 24 décembre 1948, condamné les Editions Domat-Montchrestien à la restitution des parts litigieuses, envoie de New York un aérogramme à Cécile Denoël : « J’ai appris avec plaisir que vous aviez obtenu de certain jugement rendu par le Tribunal de Commerce l’annulation de la " cession " dont prétendait bénéficier Mme Loviton. Sans doute ira-t-elle en appel et moi peut-être aussi pour d’autres raisons, mais j’aimerais connaître si vous avez l’intention de vous intéresser personnellement à l’affaire.

Pour moi, comme je vous l’ai dit lors de l’entrevue que nous avions eue chez Me Demolliens, je la prendrais volontiers en mains avec l’aide d’un trésorier sûr (et Picq, dont le dévouement vous est acquis, ferait parfaitement l’affaire) jusqu’à ce que votre fils soit en âge d’entrer dans l’affaire. Je crois que si ceci était, je pourrais trouver de substantiels concours de la part d’Américains (Bernard Steele m’a dit en octobre que ça ne l’intéressait plus, mais peut-être a-t-il changé d’opinion) ».

Dorian avait aussi contacté Céline en décembre 1948, sans doute pour lui proposer de rééditer ses livres : l’écrivain l’avait poliment éconduit.

Cécile Denoël, pour sa part, lui répondit que ce type d’affaires devait se traiter de vive voix, mais elle n’avait aucun intention de se lier avec lui, comme en témoignent ses souvenirs des années 1930, retranscrits par Morys : « Il était d’une suffisance puante, traitait tout le monde de haut et avait de telles privautés qu’un jour, me prenant sans doute pour une quelconque de ses relations de bistrot, il me tapa sur les fesses. Ma réaction a été telle que, s’il n’avait pas filé à toute vitesse, il se serait retrouvé au bas des escaliers plus vite qu’il n’aurait voulu [...] Aux réunions quotidiennes dans le bureau de Robert, il commençait toujours ses suggestions par " Si on n’était pas des cons..." »

 

Octobre

 

Le 26 : La Cour d’appel de Paris, qui devait se prononcer dans l’affaire de la cession des parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien, remet son jugement à huitaine.

 

Le 28 : Georges Bidault devient président du Conseil. Il le restera jusqu’au 24 juin 1950.

 

Novembre

 

Le 2 : La 3e Chambre de la Cour d’appel de Paris, qui devait se prononcer dans l’affaire de la cession des parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien, n’infirme pas le jugement rendu le 24 décembre 1948 par le Tribunal de Commerce mais, s’estimant insuffisamment informée, nomme l’expert Caujolle pour examiner les écritures litigieuses. Elle considère :

« que la signature figurant sur l’acte de cession n’a pas été déniée, mais que les blancs qui y avait été aménagés ont été remplis postérieurement ; que la somme de 757 500 francs n’a pas été payée comptant à Denoël à la date du 25 octobre 1945 portée à l’acte ; que de ces constatations il appert que la sincérité des mentions de ce document peuvent être légitimement contestées ;

Considérant que Mme Denoël soutient que son mari n’a jamais eu l’intention de céder ses droits dans la société ; qu’il n’a signé qu’un acte fictif de cession de parts pour éviter les conséquences de poursuites pénales auxquelles il était exposé ; qu’en tous cas le prix de cession qui n’était qu’un prix fictif n’a jamais été versé effectivement à Denoël ;

Considérant que la Cour est insuffisamment éclairée sur ces points ;

Qu’il y a lieu de recourir à une mesure d’information,

Par ces motifs :

Commet Caujolle expert avec mission d’entendre les parties dans leurs prétentions respectives ainsi que tout sachants ; de consulter tous documents, pièces comptables et livres de comptabilité, livres de caisses, livre journal, carnets personnels à l’effet de rechercher :

1°  Quelle a été l’intention des parties au moment de la rédaction de l’acte litigieux, pour quelles raisons il a été laissé des blancs, dans quelles conditions ils ont été remplis,

2°  Quelles étaient les ressources et les moyens d’existence de Robert Denoël en 1945, quelles ont été les sommes encaissées par lui et les dettes qu’il aurait payées en octobre et novembre 1945,

3°  A quelle date exacte la somme de 757 500 fr aurait été effectivement versée, si elle l’a été, comment, au moyen de quels fonds et en vérifiant leur origine,

4°  D’évaluer la valeur des parts litigieuses à la date du 25 octobre 1945, compte tenu des circonstances de la cause.»


Le 18 : Abel Manouvriez signe, dans Paroles Françaises, un article intitulé « La Volonté du mort », relatif au procès civil qui oppose Cécile Denoël à Jeanne Loviton [cf. La presse].

 

Décembre

 

Le 4 : Sous le titre « Un Secret bien gardé », le journal Combat publie les confidences d’un juge du Tribunal de commerce qui, le 24 décembre 1948, avait « estimé simulée la cession de parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien » et condamné Mme Loviton à la restitution, décision dont la Cour d’appel a suspendu les effets le 2 novembre précédent : « Jamais », dit à cette époque un juge consulaire, « nous n’avons reçu tant de sollicitations et des plus diverses. Si les juges officiels ont manqué de tenue, comme on l’a prétendu, dans ce procès nous avons tenu à prouver que le Tribunal de commerce savait rendre justice ».

Le 16 : A la suite de l’article d’Abel Manouvriez dans Paroles Françaises, Morys écrit à Me Rozelaar : « Robert m’a dit bien des fois qu’il avait acheté la majorité des parts des Editions Domat-Montchrestien, qu’il a dû prendre comme à son habitude un prête-nom ; il disait également, lorsqu’ils nous savait seuls, que " ça coûte cher, une maîtresse, surtout quand elle veut faire des affaires " ».

Le 21 : Armand Rozelaar transmet au substitut du procureur de la République, un nouveau mémoire contenant « un certain nombre d’éléments qui pourront faire l’objet de la nouvelle enquête de police que vous voudrez bien ordonner ». L’avocat de Mme Denoël vise à faire rouvrir l'enquête sur le meurtre de l'éditeur, mais ce sont bien des arguments relatifs au procès civil qu'il met en avant puisque, dans son esprit, les deux affaires sont liées.

Il faut, écrit l’avocat, « partir du principe que Robert Denoël était un homme assez mystérieux, menant son existence et ses affaires d’intérêt d’une manière très personnelle. Il se confiait à certains de ses intimes et il avait surtout la manie de contrôler des sociétés par personnes interposées, en faisant signer à ses hommes de paille des actes de cession de parts en blanc. C’est ainsi que R. Denoël contrôlait effectivement trois entreprises d’édition.

1°  La Société des Editions Denoël, dans laquelle il possédait officiellement 1515 parts.

2°  La Société des Editions de la Tour, dans laquelle se trouvaient deux associés : M. Maurice Bruyneel, gérant de cette société, et M. le Docteur Percheron.

MM. Bruyneel et Percheron avaient signé en blanc des cessions de parts non datées qui furent réclamées par le notaire chargé de la liquidation de la succession au moment de la mort de R. Denoël. M. Bruyneel accepta de voir restituer les cessions de parts qu’il avait signées et que j’ai, d’ailleurs, à mon dossier. Quant au Dr Percheron, il s’opposa à ce que M. Hagopian, contentieux, demeurant à Paris, 24 rue Boulanger, les remît au notaire et ces parts firent l’objet d’un accord aux termes duquel Me Roger Danet, avoué, en fut nommé séquestre amiable.

3°  La Société des Editions Domat-Montchrestien dans laquelle Robert Denoël avait d’importants intérêts ; on n’en avait encore jamais parlé ; mais des investigations récentes effectuées tout simplement au registre du Commerce, nous ont apporté la preuve éclatante du considérable intérêt que R. Denoël avait dans cette entreprise.

Mme J. Loviton, profitant du fait que Denoël se trouvait contraint de vivre dans une demi-clandestinité, échafauda alors un système des plus ingénieux pour l’amener petit à petit à lui confier ses intérêts et à devenir maîtresse absolue de toutes les entreprises d’édition dirigées par lui.

Mme J. Loviton n’a cessé de prétendre que Denoël ne possédait rien et que, bien au contraire, c’était elle qui pourvoyait à ses besoins. Ces affirmations se trouvaient déjà contredites par les lettres que R. Denoël avait adressées à sa femme peu de temps avant sa mort. Elles se trouvaient également contredites par les annotations contenues dans son carnet personnel. Ce carnet devra faire l’objet d’un examen attentif ; mais, d’ores et déjà, on peut en tirer un certain nombre de déductions.

Rappelons également que R. Denoël habitait rue de l’Assomption, au domicile de Mme Loviton, mais qu’il avait également un bureau boulevard des Capucines, dans un appartement loué au nom de Mme Loviton. C’est dans cet appartement que Denoël avait apporté tous ses livres, les contrats qu’il passait avec les auteurs et les marchands de papier, ses comptes, son argent et sa correspondance privée.

Rappelons, pour mémoire, que Mme Denoël ayant requis, un peu tardivement et, cela, pour des raisons qui seront peut-être un jour exposées, l’apposition des scellés sur l’appartement du boulevard des Capucines et la chambre occupée par R. Denoël, rue de l’Assomption, on ne retrouva rigoureusement rien, ni de ses papiers, ni de ses livres, ni de son argent.

J’ai déjà exposé à Monsieur le Procureur Général les conditions plus ou moins curieuses dans lesquelles l’enquête de police s’était effectuée et le fait que l’on n’avait pas interrogé un certain nombre de témoins essentiels.

A la lumière du procès civil, de recherches effectuées depuis, et d’un certain nombre de révélations qui nous ont été faites tout récemment, je crois être en mesure de démontrer que, loin d’être un malheureux à la charge de Mme Loviton, R. Denoël, bien au contraire, possédait des biens considérables qu’il avait précisément investis dans les trois entreprises citées plus haut et, nous allons maintenant examiner ce qu’il en est advenu.

I) Editions de la Tour

L’avocat rappelle que Denoël passait tous les soirs prendre l’argent qui se trouvait dans la caisse et, comme son ami M. Bruyneel lui faisait un jour observer qu’il ne tenait pas les engagements qu’il avait pris vis-à-vis de lui, R. Denoël se contenta de hausser les épaules.

M. Bruyneel consulta un avocat et ce dernier lui expliqua que, dans la mesure où R. Denoël, dont il n’était que l’homme de paille, lui avait promis de lui verser un fixe et des commissions atteignant un certain taux, il lui suffisait, à lui, Bruyneel, d’user de ses fonctions et de ses pouvoirs de gérant dans la société d’Edition de la Tour et de ne remettre, en définitive, à R. Denoël que l’argent se trouvant dans la caisse, défalcation faite de ce qui lui était dû à lui, Bruyneel.

Ceci fut fait. Mais Denoël en conçut aussitôt un vif dépit. Il s’en ouvrit à Mme Loviton et l’on décida de mettre à la porte M. Bruyneel, d’utiliser les cessions de parts signées en blanc et de réunir un certain nombre de personnes intéressées aux affaires Denoël, le 3 décembre 1945.

M. Bruyneel, qui s’occupait avec Robert Denoël de toutes les affaires concernant les Editions de la Tour, est prêt à affirmer :

a) que Denoël traitait à l’époque des affaires de papier au marché parallèle avec un sieur Danheisser.

b) que R. Denoël s’occupait des Editions Domat-Montchrestien, dont il a entièrement monté le service «Littérature», cette maison n’éditant que des ouvrages de droit, la plupart à compte d’auteur. Ce fut d’ailleurs à cette occasion que l’ancien directeur de la Société des Editions Domat-Montchrestien, M. Lecueille, fut remercié, R. Denoël prenant la direction à sa place.

c) que quelques jours avant sa mort R. Denoël montra à M. F. Houbiers des pièces d’or représentant une valeur d’environ 1 million et demi de francs.

d) que sur la feuille de l’agenda de R. Denoël compris entre le 30 novembre et le 1er décembre 1945, il est indiqué : « A rentrer, 1 532 000 frs. » Sur la feuille du 1er décembre, on a trouvé des comptes de sorties ainsi conçus : « Jeanne (Mme Loviton) 430 000 frs» et «Philippe 200 000 frs ».

J’ignore qui est le Philippe en question. Mais Mme Loviton a touché ce jour-là de R. Denoël 430 000 fr.

Ce même jour le total des sorties prévues s’élève à 1 535 000 frs, soit, à 3.000 frs près, le montant des rentrées notées sur la page précédente.

Lorsque Mme Loviton a osé prétendre, au cours du procès civil, qu’elle avait versé 757 000 frs à R. Denoël le 30 novembre, et qu’il avait eu le temps, entre le 30 novembre et le 2 décembre, de rembourser des dettes se montant à plus de 600 000 frs, on peut sourire.

e) que R. Denoël traitait de nombreuses affaires, notamment avec Beauzemont, avec M. Bernard Steele, qui est un de ses anciens associés, avec M. Mercier, avec Flammarion, avec Philippe (l’enquête devra établir l’identité de ce dernier), avec une firme qui est vraisemblablement « Plaisir de France », 13 Rue St Georges, avec laquelle il traitait des opérations de papier au marché parallèle.

Tous ces renseignements, et beaucoup d’autres concernant la vie privée des époux Denoël pourront, avec les adresses des intéressés, être fournis par M. G. Bruyneel et son fils Maurice Bruyneel, demeurant à Paris, 5 rue Pigalle.

II) Editions Denoël

Au mois de février 1945, R. Denoël était personnellement inculpé chez M. Olmi, juge d’instruction près la Cour de justice. Sa société devait être inculpée au mois d’octobre et il devait comparaître dans le courant de décembre devant le comité d’épuration du livre.

C’est alors qu’une réunion eut lieu au cabinet de M. J. Streichenberger, contentieux, demeurant à Paris, 19 rue Weber, et conseil de M. Maximilien Vox, que Robert Denoël, en complet accord avec Vox et Mme Loviton, avait fait désigner comme administrateur provisoire de la société, par arrêté du ministre de la Production Industrielle.

Assistait à ce rendez-vous le représentant de la Banque Worms qui finançait les opérations de Mme Loviton et de Denoël. C’est peut-être là que l’on trouvera l’identité du Philippe mentionné ci-dessus. Il fut convenu que pour essayer d’éviter à R. Denoël une confiscation de ses biens, on lui ferait signer en blanc des actes de cession de la totalité de ses parts au profit de la Société des Editions Domat-Montchrestien.

Les actes ne mentionnaient ni le nom du gérant de la Société Domat-Montchrestien, ni la date, et, au cours du procès civil, Mme Loviton n’a cessé de prétendre que ces actes furent régularisés en complet accord avec R. Denoël ultérieurement, mais que l’on ignorait, à l’époque où ces actes furent rédigés, qui signerait en qualité de gérant de la Société Domat-Montchrestien ; la gérance de cette Société Domat-Montchrestien pouvant alterner entre les deux associées, Mme Loviton et Mme Y. Dornès.

Mme Loviton a même fait entendre un jour comme témoin un agent d’affaires nommé Lucien qui, sous la foi du serment, n’hésita pas à déclarer, en présence du secrétaire de M. Contant, commissaire aux Délégations judiciaires, que les actes avaient été tapés et régularisés à son cabinet, le 25 octobre 1945.

Inutile de dire que cet agent d’affaires, Lucien, n’apparaît nulle part, ni dans les papiers, ni dans le carnet de R. Denoël, ni dans aucun autre acte qui nous fut notifié au cours de la procédure civile, les hommes d’affaires traitant pour la Société Domat-Montchrestien, pour Vox, et pour R. Denoël, étant : le Cabinet H. Rocher, 92 rue Richelieu pour la Société Domat-Montchrestien, J. Streichenberger pour M. Vox, et Hagopian pour R. Denoël.

J’ai déjà démontré, et le Tribunal de commerce, ainsi que la Cour d’appel, ont bien voulu me suivre sur ce point, quelle magnifique fable Mme Loviton avait imaginée pour essayer de démontrer qu’elle était valablement, au titre de la Société Domat-Montchrestien, propriétaire des 1 515 parts de la Société Denoël. On arrive maintenant aux

III) Editions Domat-Montchrestien

et l’on s’aperçoit avec stupeur que si le projet de cession de parts non daté de 1 515 parts de la Société Denoël avait été effectué au bénéfice de la Société des Editions Domat-Montchrestien, et sans indication du nom du gérant, c’était uniquement parce qu’en sous-main, et par personne interposée, Robert Denoël présidait aux Editions Domat-Montchrestien, comme il avait aux Editions de la Tour la majorité des parts et qu’il pouvait ainsi, sans danger même en cas de confiscation de ses biens, céder les parts de la Société Denoël à une autre société qu’en fait il contrôlait en sous-main.

Jamais encore on n’avait découvert ce point particulier, mais il nous fut révélé par les constatations effectuées au Registre de Commerce.

En effet, au cours des plaidoiries qui furent prononcées, tant devant le Tribunal de Commerce que devant la Cour, Mme Loviton fit, sans cesse, soutenir que le nom du gérant n’avait pas immédiatement figuré sur l’acte parce que, disait son avocat, Mme Loviton et Mme Dornès alternaient à la gérance (sic).

Nous avons eu alors la curiosité d’examiner les déclarations faites au Greffe du Tribunal de Commerce, et nous avons ainsi pu avoir communication de toutes les pièces enregistrées au nom des Editions Domat-Montchrestien depuis 1942.

Le 18 décembre 1942, M. Alexandre Gougeon, professeur de droit, cédait à Mme J. Loviton et à M. Germain Martin les 504 parts qu’il possédait dans la société à raison de 502 parts à Mme Loviton et deux parts à M. Germain Martin. Le capital social était alors réparti de la manière suivante : 1 332 parts à Mme Loviton et 2 parts à M. Germain Martin. M. Gougeon se démettait de ses fonctions de gérant et Mme Loviton devenait seule gérante.

M. Germain Martin, ancien ministre des Finances et professeur de droit, ami personnel de Mme Loviton, n’intervenait, en l’occurrence, que pour conserver la société, mais il n’avait que deux parts.

Le 18 août 1943, un acte de cession de parts entre Mme Loviton, Mme Y. Dornès et M. Germain Martin. M. Germain Martin cédait la totalité de ses parts à Mme Y. Dornès et Mme Loviton cédait à cette dernière 666 parts.

A noter que dans toutes les cessions, les parts ont été évaluées au prix de 300 frs pièce. Le capital social était donc ainsi réparti :  667 parts à Mme Loviton, 668 parts à Mme Dornès. M. Germain Martin est donc éliminé. Mme Dornès est majoritaire.

Et il est certain, par le seul rapprochement des dates, que R. Denoël intervenait alors dans cette affaire par personne interposée. Des cessions de parts en blanc ont été certainement établies, ainsi qu’il le faisait habituellement pour toutes ses sociétés. Que sont-elles devenues ? L’enquête pourra sans doute l’établir.

Mais l’acte qui suit est encore plus significatif. Rappelons que la pseudo-cession des 1 515 parts a été datée a posteriori du 25 octobre 1945.

Or, Robert Denoël a été assassiné le 2 décembre. Vers le 4 ou le 5, Mme Denoël reçut la visite de MM. Paul Vialar, Barjavel, Percheron, qui venaient lui déclarer, disaient-ils, au nom « des auteurs » de la maison Denoël, qu’il avait été décidé de donner à Mme J. Loviton la possibilité de reprendre cette maison et ils venaient alors prier Mme Denoël de vouloir bien, au nom de son fils mineur, seul héritier de l’éditeur, accepter de céder à Mme Loviton les parts que Robert Denoël possédait. Mme Denoël refusa.

Au début de janvier, M. Vox fut prévenu de ce qu’il existait une cession de parts datant du 25 octobre 1945 et enregistrée le 8 décembre, c’est-à-dire 6 jours après la mort de Denoël, et cette cession fut notifiée à la Société le 19 janvier, sauf erreur.

Or, le 8 janvier 1946, Mmes Loviton et Dornès signent entre elles une nouvelle cession de parts de la Société des Editions Domat-Montchrestien. Mme Dornès cède à Mme Loviton 335 parts sur les 668 qu’elle détenait et, dans la Société des Editions Domat-Montchrestien, Mme Loviton devient alors largement majoritaire avec 1001 parts, tandis que Mme Dornès ne conserve que 333 parts.

Il est assez troublant de constater ce fait alors que quelques jours auparavant, le Docteur Percheron était venu proposer à M. Maurice Bruyneel un marché analogue pour le rachat des parts appartenant en fait, à Robert Denoël, mais en droit, à M. Maurice Bruyneel dans la Société des Editions de la Tour.

Et le tour est joué. En effet, le 29 janvier 1946, les associées des Editions Domat-Montchrestien se réunissent. Elles sont trois : Mme Loviton qui a toujours 1001 parts, Mme Dornès qui n’en a plus que 268, et Mlle Fellous, employée de Mme Loviton, qui n’en possède que 65.

On délibère, Mme Loviton fait connaître qu’elle a fait l’acquisition des 1 515 parts dans la Société des Editions Denoël pour la somme de 757 500 frs. Les statuts de la Société des Editions Domat-Montchrestien sont modifiés, notamment en ce qui concerne son objet.

Jusqu’ici l’objet de la société était l’impression et l’édition d’ouvrages juridiques et économiques. Désormais la société éditera toutes sortes d’ouvrages et, consécration de cette opération, l’article 14 des statuts renouvelés stipule que Mme Loviton est gérante sans limitation de durée.

Tout a réussi. Grâce à ses intrigues, Mme Loviton a retiré aux Editions de la Tour les auteurs avec lesquels R. Denoël avait des contrats, notamment Blaise Cendrars et Paul Vialar, qui se font désormais éditer soit chez Domat-Montchrestien, soit aux Editions Denoël.

Mme Loviton fait publier des articles élogieux pour elle dans la presse, articles dans lesquels on déclare que désormais elle a pu réunir sous une seule et même direction, les deux entreprises.

Quant à la Société des Editions de la Tour, dans laquelle M. le Docteur Percheron n’a même pas réclamé les sommes dont il se prétendait jadis créancier, elle a fait faillite.

Si l’on rapproche tous ces événements des lettres que Robert Denoël écrivait au début d’octobre, notamment, et dans lesquelles il disait qu’il comptait bien reprendre sa maison, les Editions Denoël, dans le mois de janvier,

si l’on rapproche ces événements de la pétition signée par tout le haut personnel de la Société Denoël, pétition que le directeur commercial, M. Picq, devait remettre à Denoël le 3 décembre 1945,

si l’on rapproche ces événements des déclarations de Mlle Pagès du Port et de M. Percheron qui, l’un et l’autre, ont fait allusion à la réunion qui devait se tenir le 3 décembre 1945, à la suite de fortes rentrées qui devaient se produire aux Editions de la Tour,

si l’on rapproche ces événements de certaines traites acceptées par les Editions Domat-Montchrestien, escomptées par les Editions de la Tour du vivant de Robert Denoël, et dont le prix restait à payer (elles sont en ma possession), ce qui prouve ainsi que c’était bien Robert Denoël qui finançait Domat-Montchrestien et non le contraire, on s’aperçoit que la mort subite et mystérieuse de R. Denoël pouvait arranger bien des choses.

L’enquête, concluait l’avocat, est donc à reprendre depuis le début et, dans l’intérêt de la Justice et de la Vérité, quelles que soient les relations dont puissent se prévaloir certaines personnes, il faut que cette enquête aboutisse et que dans cette affaire, on en finisse une bonne fois avec cette atmosphère trouble, faite entièrement de doute, de suspicion, de combinaisons, de truquages et d’interventions politiques qui ont jusqu’à maintenant empêché la bonne marche de la justice. »

 

Le 28 : Le Parquet de la Seine ordonne la réouverture de l’information sur l’assassinat de Denoël. L’instruction est reprise, Cécile Denoël ayant apporté « un certain nombre d’éléments de nature à faire rejeter la version d’un crime crapuleux pour faire admettre la possibilité d’un crime commis par intérêt. »