Robert Denoël, éditeur

1945

 

L’un des aspects les moins connus de l’affaire Denoël concerne le divorce de l’éditeur. Or, cette procédure entamée en juin 1945 est à la base de la plupart des actions en justice qui se succéderont à partir de janvier 1946 et jusqu’en décembre 1950. Il importe donc de rappeler la chronologie des événements.

En janvier 1943, Denoël a fait la connaissance de Jeanne Loviton. Marion Delbo, qui est à l’origine de cette rencontre, déclare à la police, le 15 février 1950 : « Avec des amis, dont M. Denoël, nous avons déjeuné chez Mme Loviton. A la suite de ce déjeuner, dans les jours qui ont suivi, M. Denoël m’a fait part qu’il trouvait Mme Loviton très sympathique. »

C’est Denoël qui, quelques jours plus tard, prend l’initiative de lui écrire : «Vous m’avez promis une visite. Après votre délicieux accueil de l’autre jour, comment hésiterais-je à vous le rappeler ? »

En avril, Jeanne Loviton devient sa maîtresse. Les lettres qu’il lui envoie alors laissent peu de doute sur ses sentiments : Denoël est amoureux.

Les affaires ne sont pas absentes de cette relation puisque, dès le 22 mai, les Editions Denoël consentent un prêt de 200 000 francs aux Editions Domat-Montchrestien ; cette somme garantie par une traite émise ce jour-là, sera remboursée le 5 novembre 1943.

Le 18 août, Yvonne Dornès entre dans la Société des Editions Domat-Montchrestien et y devient majoritaire avec 668 parts, tandis que Jeanne Loviton en détient 667.

Mme Dornès s’en est expliquée à la police, en janvier 1950 : « Au début de l’année 1942, après le décès de M. Loviton, mon amie qui héritait des affaires de son père, ‘Les Cours de Droit’ et les Editions Domat-Montchrestien, m’a demandé de l’aider à les réorganiser et les développer.


    A partir de ce moment, j’ai consacré une partie de mon activité à cette tâche, notamment au cours des années 1942-1943. Dans le courant de cette dernière année, Mme Loviton m’a associée dans les Editions Domat-Montchrestien, en me cédant la moitié des parts, plus deux »
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Durant le mois de juillet, Denoël va rejoindre son amie à Figeac, où il passe quelques jours en sa compagnie au château de Béduer. Et c’est avec elle qu’il passe la Noël 1943.

Toutes ces absences amènent des scènes interminables chez lui. Morys déclare à la police, le 20 septembre 1946 : « Je savais qu’une femme existait dans sa vie, depuis fin 1943, parce qu’il lui arrivait de découcher depuis cette époque. Il avait d’ailleurs informé Mme Denoël que, connaissant quelqu’un, ils allaient se trouver dans l’obligation de se séparer. [...] Vers fin 1943, le jour où M. Denoël annonça à sa femme sa résolution de la quitter, ils eurent une scène violente, à la suite de laquelle Mme Denoël tomba malade. Néanmoins, au moment de leur séparation définitive, en août 1944, leurs rencontres étaient plutôt cordiales, chacun ayant pris son parti de la chose. »

Son père, Gustave Bruyneel, connaît les Denoël depuis 1935 mais ignore tout de leur vie conjugale jusqu’en août 1944, lorsque Cécile et son fils se réfugient chez lui, rue Pigalle :

« Au début de l’hiver 1944 Mme Denoël ayant appris que son mari avait une liaison avec Mme Loviton, me chargea d’aller me renseigner sur cette personne. C’est ainsi que je me présentai aux Editions Domat-Montchrestien où, sous un prétexte, je fus reçu par Mme Loviton, ce qui me permit de la décrire physiquement à Mme Denoël », déclare-t-il à la police, le 11 octobre 1946.

A la fin de l'année 1943, Denoël a donc avoué à sa femme qu'il avait une liaison, mais sans lui dire avec qui. Ce n’est qu’après la Libération qu’il lui donne le nom de sa maîtresse.

C’est aussi ce qui ressort de la déclaration faite par Morys à la police ; après avoir rappelé que Denoël avait, en août 1944, trouvé refuge chez les Lemesle, rue Favart, il dit : « Il quitta d’ailleurs bientôt ces derniers pour aller vivre avec Mme Loviton, dont sa femme et moi n’avons connu le nom que plusieurs mois plus tard. »

De son côté, Jeanne Loviton déclarait à l’inspecteur Voges, en 1950 : « M. Denoël est arrivé boulevard des Capucines avec deux valises contenant du linge, un ou deux vêtements et quelques petites affaires. Il m’avait dit : ‘Je repars dans la vie comme un étudiant.’ L’appartement du boulevard des Capucines n’a été qu’un refuge pour M. Denoël ; il venait tous les jours chez moi, rue de l’Assomption, soit pour y prendre ses repas, soit pour y passer la nuit. »

L’appartement du boulevard des Capucines avait bien été loué en mai 1944 par Jeanne Loviton mais, le 1er novembre 1945, Denoël notait dans son agenda qu’à la suite d’une loi du 11 octobre 1945, les conditions de location des baux pour bureaux et habitations bourgeoises avaient changé et qu’en cas de renouvellement, celui de l’appartement devrait commencer à la date du 1er juillet 1945 ; il ajoutait : « au nom de Mme Loviton ou au nom d’une troisième personne ».

    Cécile Denoël faisait, le 8 janvier 1950, ce commentaire à l’intention du juge Gollety : « Mme Loviton n’avait-elle pas toujours dit que c’était elle qui avait loué ce petit appartement pour que mon mari puisse y trouver un abri ? »

Ainsi, « chacun ayant pris son parti de la chose », Denoël vit avec Jeanne mais revoit Cécile, notamment rue Pigalle, chez les Bruyneel : « Pendant un mois et demi, M. Denoël vint prendre ses repas de midi chez mon père. Il continua par la suite à y rendre visite à sa femme jusqu’en mars 1945, époque à laquelle celle-ci réintégra son appartement de la rue de Buenos-Ayres », dit Morys.

Cécile ajoute qu’ils se rencontraient aussi « chez le Docteur Maurice Percheron, 15 rue Las Cases, dans des restaurants et, plus particulièrement, dans un bar dénommé " Le Royal Marbeuf ", rue Marbeuf. »

Le 8 mars Cécile remet à Morys une lettre pour Denoël : « Comme tu le sais, je rentre aujourd'hui à la maison que nous avons quittée avec tristesse lors des événements. Penses-tu que nous y voyant, le Finet et moi, tu ne regretteras pas notre vie familiale ? Il est encore temps Bobby de la reprendre si tu le désires. »

Denoël ne revint jamais rue de Buenos-Ayres mais, écrit Cécile : « Mon fils et moi n’avons pas manqué d’argent à cette époque, mon mari ayant remis pour moi à M. Maurice Bruyneel, une première somme de 30 000 francs et, comme mon mari avait vendu par ailleurs la Librairie des Trois Magots, dont il avait versé entre mes mains 225.000 francs sur le produit de la vente (la vente avait produit 750 000 francs), nous avions de quoi vivre. » [lettre au juge Gollety, 8 janvier 1950].

A cette époque, écrit encore Cécile : « D’après mon estimation personnelle et d’après ce que mon mari m’avait laissé comprendre, la somme liquide dont il disposait à l’époque était de l’ordre de 5 à 6 millions de francs au moins. »

Le 29 juin 1945, Cécile s’adresse à un avocat, Me Roger Danet, 85 rue de Richelieu, pour entamer une procédure de divorce : « d’accord entre les parties, Mme Denoël avait fait à son mari une sommation de réintégrer le domicile conjugal et celui-ci avait répondu par le refus formel qui était prévu. »

Robert Denoël avait confié la défense de ses intérêts à une amie de Jeanne Loviton, l’avocate communiste Simone Penaud-Angelelli. Les tractations entre les deux cabinets d’avocats portèrent sur le montant de la pension alimentaire qui serait allouée à Cécile et à son fils.

« Le 7 novembre 1945, Denoël écrivit à sa femme une lettre extrêmement importante. Cette lettre précise que Denoël accepte de donner à sa femme 15.000 frs de pension mensuelle, que sa situation officielle ne lui permet pas de donner plus de 6 000 frs, qu’il accepte donc de voir cette dernière somme figurer au jugement, mais qu’en sous-main, il versera la différence. [...] Cette lettre démontre en tout cas que la situation de Denoël lui permettait de faire face largement à son propre entretien et à celui de sa famille, et que, matériellement, il était loin de se trouver dans le besoin, ou même dans la gêne », écrit Armand Rozelaar au juge Gollety, le 21 mai 1946.

Apparemment Jeanne Loviton était au courant de ces modalités, puisqu’elle déclara ensuite à la police : « Il devait payer 15 000 francs de pension alimentaire à sa femme. Il avait réglé les honoraires de Me Danet, avoué, et de Me Joisson, avocat de Mme Denoël, ayant lui-même choisi Me Simone Penaud pour le représenter. »

Après cette date, on ne trouve plus de courrier entre les parties, sauf un brouillon de lettre de Denoël à sa femme, qui fut remis, le 2 décembre1946, par Jeanne Loviton au commissaire Pinault.

Cette lettre extrêmement dure, qu’il n’a jamais envoyée, paraît avoir été écrite à la demande de son avocate, en vue d’un divorce qui serait prononcé aux torts de la partie adverse.

Or, la procédure engagée par Cécile Denoël était une procédure de divorce amiable où une telle lettre n’avait pas sa place. Mme Loviton donna cette explication : « Il me l’avait donnée en me disant qu’elle pouvait servir dans la suite du procès si sa femme ne tenait pas ses engagements d’un divorce d’accord. »

Qu’en était-il des relations entre Denoël et sa femme ? Le 3 décembre 1945, Cécile dira à la police qu’elle ne l’a plus vu depuis deux mois, mais qu’il lui téléphonait régulièrement pour prendre des nouvelles de son fils.

    Le dimanche 2 décembre, Denoël a passé une partie de la matinée en compagnie de Robert junior. Le fait qu’il n’ait pas rencontré sa femme ce jour-là permet de penser que leurs relations s’étaient détériorées et qu’ils ne se voyaient plus, même à de telles occasions.

C’est pourquoi, sans doute, il était difficile pour la Cour d’accorder du crédit à cette assertion de Mme Denoël, relayée par son avocat, qui écrivait au juge Gollety, le 21 mai 1946 : « Dans les tout derniers jours de novembre, Denoël téléphona à sa femme. Cette communication fut surprise par la femme de chambre de Mme Denoël, qui pourra éventuellement la confirmer. Denoël déclara à sa femme que tout était changé et la pria d’abandonner, tout au moins momentanément, toute procédure de divorce, ajoutant que sa situation pourrait bien s’arranger sous peu. »

Le 8 janvier 1950 Cécile Denoël écrivait elle-même au juge Gollety que, « vers la fin novembre 1945, Robert Denoël me téléphona pour me dire de retarder encore la procédure du divorce, si je ne l’avais déjà engagée. J’étais évidemment seule à l’appareil lorsqu’il me donna ce coup de téléphone, mais la femme de chambre que j’avais à cette époque, Mlle Andrée Kleb, dont j’ignore l’adresse actuelle et que l’on pourra peut-être retrouver, entendit les réponses. Elle fut d’ailleurs interrogée par l’Inspecteur Ducourthial. Bien entendu, j’étais trop heureuse de ce revirement et, comme rien n’avait encore été fait, je m’empressai de rester dans la même situation. »

L’inspecteur Ducourthial avait, en effet, interrogé Andrée Kleb, 19 ans, en mai 1946, et celle-ci lui avait déclaré: « M. Denoël a téléphoné à l’appartement le mardi 27 novembre, en demandant à parler à son fils. Comme il était absent, il demanda sa femme. Je n’ai pas entendu la conversation. J’ai seulement entendu Mme Denoël répondre: ‘C’est un peu tard pour la demande, il faudrait se voir’. M. Denoël parla ensuite à son fils que j’avais appelé. Ce n’est que par la suite que Mme Denoël m’expliqua que son mari lui avait demandé de ne pas divorcer, car ses affaires allaient s’arranger. »

La thèse de Cécile Denoël était que « Mme Loviton harcelait Robert Denoël, et cette femme, dont l’existence avait été jusqu’alors assez remplie, comprenant qu’elle avait en Denoël un homme actif, entreprenant et courageux, obtint de lui la promesse qu’il l’épouserait après, bien entendu, qu’un divorce l’aurait officiellement séparé de sa femme légitime », comme l’écrivit son avocat au juge Gollety, le 21 mai 1946.

Le 29 novembre 1945, Denoël s'est fait domicilier au n° 9 de la rue de l’Assomption : « Dans le fond de mon pavillon se trouve un petit bungalow de deux pièces, que j’ai aménagées pour M. Denoël », déclara Jeanne Loviton à la police.

L’acte de vente de cette parcelle indique qu’il s’agit en effet d’une « petite construction légère. Le tout d'une contenance de 416 mètres carrés 50 centièmes environ d'après les titres et de 412 mètres carrés environ d'après mesurage ».

Denoël vivait en réalité chez sa maîtresse, au n° 11, mais, pour bénéficier de cartes d’alimentation, dit-elle, il avait besoin d’une adresse séparée.

L’avocat de Mme Denoël contesta cette version, le 24 mars 1950, dans une lettre adressée au juge Gollety : «Denoël n’a jamais habité 9, rue de l’Assomption. A cette adresse, se trouvait un petit pavillon abandonné, construit sur un terrain que Mme Loviton a racheté vers le mois de juin ou juillet 1944 ».

En fait, Jeanne Loviton n'était, depuis le 22 août 1944, que locataire de cette parcelle ; elle en fit l’acquisition le 6 novembre 1951.

Au cours de la nuit du 2 au 3 décembre, Cécile Denoël appelle au téléphone Jeanne Loviton, qui lui apprend dans quelles circonstances est mort son mari : « Je lui dis que le jour même, soit le lundi 3 décembre à 13 heures, elle pourrait, si elle le désirait, venir voir le corps une dernière fois à l’hôpital car on devrait l’emporter, et je lui demandai, au surplus, du linge pour me permettre d’habiller mon mari avant son enterrement. Elle me répondit affirmativement et je lui envoyai M. Gustave Bruyneel, auquel elle remit une chemise et du linge de corps », écrit Cécile au juge Gollety, le 8 janvier 1950.

Au cours de sa visite rue de l'Assomption, Gustave Bruyneel a aperçu Jeanne Loviton au volant de la voiture d’Yvonne Dornès. Rentré rue de Buenos-Ayres, Bruyneel, qui ne connaît pas la voiture de Mme Loviton, apprend à Cécile que la maîtresse de son mari pilotait sa propre voiture, ce qui crée une certaine stupeur.

A l'hôpital, où elle a rencontré Jeanne Loviton accompagnée de Maurice Percheron, Cécile Denoël a compris que de nouvelles alliances s'étaient nouées.

Au cours des journées suivantes, Cécile recevra nombre de visites de sympathie, mais elle n’en retiendra que les incidents qui les ont émaillées.

Son frère, Billy Fallon, lui a demandé, de la part de Jeanne Loviton, l’agenda Hermès de Denoël, un objet auquel elle attache une « valeur sentimentale ». Mme Loviton ignore que l’agenda est toujours à l’hôpital Necker, mais Cécile est surprise par cette requête inattendue.

    Plusieurs amis et auteurs de la maison lui ont fait savoir que Mme Loviton « accepterait de racheter à la succession les parts de la société Denoël, qu’elle s’engageait à faire une rente à l’enfant et qu’elle s’engagerait par contrat à lui revendre, dès sa majorité, les parts en totalité ou en partie. »

De son côté, Armand Rozelaar a rencontré sa consœur Simone Penaud au palais de Justice, et celle-ci, «invoquant l’amitié qui la liait personnellement à Mme Loviton, lui a demandé, en raison de l’état de nervosité dans laquelle ce drame avait plongé cette dernière, de ne pas prendre immédiatement de mesures coercitives telles que, par exemple, des appositions de scellés. » Cécile n’y a vu aucun inconvénient ; Me Rozelaar non plus, apparemment.

L’enterrement de l’éditeur a été retardé jusqu’au 11 décembre. Cécile aimerait faire « quelque chose de 'bien' mais se trouve cependant un peu gênée », dit Maurice Percheron, qui en parle à Jeanne Loviton, laquelle propose de prendre à sa charge tous les frais. Cécile finira par refuser.

Toutes ces propositions faites au nom de sa rivale ont fini par provoquer chez elle un sentiment d'exaspération, puis de soupçon, car Percheron a entrepris au même moment de singulières démarches à propos des Editions de la Tour, et l'hypothèse d'un complot prend forme.