Robert Denoël, éditeur

1938

Janvier

 

Article non signé dans La Critique cinématographique intitulé « Denoël, l’audace », à propos du film « Hôtel du Nord », que Marcel Carné a tiré du roman de Dabit, sur un scénario d’Henri Jeanson, et qui sortira en salle en fin d’année :

« Monsieur Denoël m’accueille avec simplicité... C’est un homme jeune, un intellectuel ardent dont on sent qu’il est tout dévoué à sa tâche : trouver le talent qui s’ignore, l’aider jusqu’au succès.

- Donner la publicité de l’écran à mes meilleurs livres, faire aimer et connaître les auteurs du grand public qui évoquera en images ce qu’il a lu, ou revivra par la lecture ce qu’il a vu, je l’ai toujours souhaité...

Derrière les grosses lunettes d’écaille, un éclair malicieux traverse ses yeux :

- Mais je demeure dans l’attente : après sept ans d’édition, de nombreux prix littéraires, pas un des soixante-quinze romans que j’ai publiés n’est parvenu à l’écran.

Parmi ces 75 romans, M. Denoël m’en cite cinq. Du premier, je ne dirai que le nom : le Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, a déjà tenté M. Abel Gance et les producers américains. »

Premiers titres de la collection « Les Trois Masques », sous la direction de Francis Bernier. Ces pièces radiophoniques en un acte constituaient une première en France, d'où sans doute le titre choisi, qui rappelait celui du premier film « parlant » français réalisé en octobre 1929 par André Hugon, à moins que Denoël ait pensé au Théâtre des Deux-Masques à Paris.

Paul Vialar, promu en 1935 directeur des émissions dramatiques et littéraires de la Radio d’Etat, est l’un des premiers à publier une pièce pour la nouvelle collection : Soir, qui sera lue à Radio-Paris le 20 février 1938.

   

Rupture avec Champigny, qui lui a proposé le manuscrit d’un recueil de chansons ; Denoël l’avait tout d’abord accepté, lui prédisant même le prix de la Marine, avant de demander à son amie d’en retrancher une bonne partie. Champigny quitte la France pour Tahiti et ne reverra l'éditeur qu’en 1942.

Aragon publie dans Commune une défense de Mervale, le roman de Jean Rogissart qui a obtenu le prix Renaudot en décembre 1937.

Le 1er : Toute l’Edition publie une circulaire des Messageries Hachette : « Il nous est très agréable de vous confirmer que l'une des plus jeunes et actives maisons d'édition de France, les Editions Denoël, vient de nous confier la vente exclusive de tous les ouvrages de son fonds parus ou à paraître, y compris les exemplaires de luxe ou à tirage limité. »

Tous les volumes publiés par les Editions Denoël porteront désormais (c'est-à-dire jusqu'à dénonciation du contrat, le 31 décembre 1942) le sigle des Messageries Hachette en 4e de couverture. Robert Denoël aura donc résisté huit ans au « Trust Vert » avant de lui concéder, durant cinq ans, l'exclusivité de ses publications, puis de reprendre son indépendance en janvier 1943.

Le 13 : Robert Brasillach consacre à Bagatelles pour un massacre un article enthousiaste dans Je suis partout: « Il y a un livre dont on ne dira pas un mot à la radio. Il y a un livre dont les journaux bien-pensants ne parleront pas, ou bien auquel ils feront allusion en termes distingués et réprobateurs. Il y a un livre dont les feuilles de gauche ne diront rien, ou peut-être, pour les plus maladroites, quelques mots méprisants. Il y a un livre dont il est bien possible qu'on entrave la mise en vente, la diffusion. Il y a un livre contre lequel va s'établir la conspiration du silence plus encore que celle de l'attaque. [...] Ayez toutes les opinions que vous voudrez sur les Juifs et sur M. Céline. Nous ne sommes pas d'accord avec lui sur tous les points, loin de là. Mais on vous le dit : ce livre énorme, ce livre magnifique, c'est le premier signal de "la révolte des indigènes". Trouvez cette révolte excessive, plus instinctive que raisonnable, dangereuse même : après tout, les indigènes, c'est nous. »

Le 15 : L'hebdomadaire bruxellois Cassandre publie un article signé Remus à propos du pamphlet de Céline :

« Le gros ouvrage que Louis-Ferdinand Céline vient de consacrer, sous le titre curieux de Bagatelles pour un massacre, à la crise morale et sociale que traverse la France et à la Russie des Soviets, a provoqué la consternation dans les milieux de gauche, qui avaient tenté de s'adjoindre  l'auteur du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit.

Et pour tenter d'en détourner leur public - reconnaissons, d'ailleurs, que la conspiration du silence organisée autour de ce nouveau livre est bien mise au point ! - ils s'en vont répétant d'un air dédaigneux : 'Peuh ! un méchant pamphlet ! Cela vaut encore moins que La France juive de Drumont.'

Voire ! Il s'est passé bien des choses en Europe depuis vingt-cinq ans, qui donnent au livre de Céline une sonorité tragique. Et puis l'homme n'est pas de ceux qu'on emprisonne à l'intérieur d'une formule.

Aussi pensons-nous que l'auteur des Bagatelles pour un massacre ferait bien de prendre garde à sa sécurité. Car, si d'après Thomas de Quincey, l'assassinat peut être considéré comme un des Beaux-Arts, il arrive - en France - qu'on le range parmi les arguments de polémique... »

Le 19 : L'hebdomadaire socialiste bruxellois Combat publie un article signé Armand Abel à propos de Bagatelles pour un massacre :

« Un livre habile d'ailleurs, et pas du tout un livre de frénétique. [...] On ne peut, dans ce factum, découvrir d'abord aucun plan. Toujours la recherche de l'allure loufoque ! A le lire, on y découvre l'habileté. [...] Un livre de haine qui devient imbécile à force de faire semblant, de haine qui, reprise et délayée par les égoutiers de la presse, du Pays réel au Jour en passant par La Liberté, ne manquera pas de porter ses fruits empoisonnés. Livre rusé, cultivant la haine, la dirigeant, faisant bifurquer les inquiétudes légitimes du peuple vers le racisme, prétendant suggérer un assainissement en remplaçant les lois qui assurent le pain et la liberté par ces ukases sanglants qui, en chassant les 'Juifs et assimilés', décapiteront pour longtemps le peuple en le flattant de 'pureté de race' et de 'communauté populaire'. »

Le 19 : Dans Marianne, Pierre Loiselet consacre un articulet : « M. Céline, antisémite », à Bagatelles pour un massacre : « On avait bien compris, au départ de M. Céline, qu'il irait loin. Tout de même, pas jusque là. »

Le 21 : Denoël a reçu un manuscrit de Jean Proal, à qui il écrit : « Je vais lire votre pièce et vous dirai très prochainement si, à mon avis, il y a quelque espoir de la placer. Vous savez que le monde du théâtre est encore plus difficile à aborder que celui de l’édition.

Benjamin Fondane qui est un spécialiste du cinéma et qui a mis à l’écran un livre de Ramuz [Séparation des races], vient de tirer un scénario de Tempête de printemps et du second livre [A hauteur d’homme]. Il ne désespère pas de le placer. S’il réussissait, cela serait véritablement un coup de chance ». Ce projet n’aboutira pas.

Le 24 : Constitution de la s.a.r.l. « La Radio vivante », société au capital de 25 000 francs destinée à la vente en gros et en détail de postes de T.S.F. Seuls actionnaires, à parts égales : Robert Beauzemont, publiciste, et Robert Denoël, éditeur. Le capital est divisé en 50 parts sociales de 500 francs chacune, correspondant toutes à des apports en numéraire.

Le siège social de cette petite société est domicilié au 21 rue Amélie, c'est-à-dire à l'adresse de Beauzemont, le voisin de l'éditeur. Or Denoël et Beauzemont avaient déjà, le 15 octobre 1937, créé une autre société, « La Publicité vivante », domiciliée au 19 rue Amélie.

Si « La Publicité vivante » devient, le 16 décembre 1939, la propriété exclusive de l'éditeur, « La Radio vivante » devient, le même jour, celle du publiciste. Ces jeux d'écriture ont probablement permis à Denoël de domicilier au 21 rue Amélie, les Nouvelles Editions Françaises, créées le 20 novembre 1940, alors que Beauzemont quittait sa boutique de T.S.F. pour ouvrir une librairie ancienne, boulevard Voltaire.

Qui a effectivement occupé le 21 rue Amélie après son départ ? Albert Morys assurait qu'il s'agissait de Claude Caillard, qui fut dès avant la guerre un des prétendants de Cécile Denoël, dont Robert écrivait en 1945 qu'il « souffrait de recevoir mon argent d’une main et de me prendre ma femme de l’autre ». Ce Caillard, qui n'avait aucun lien de parenté avec le peintre Christian Caillard, était le fils de Manon et Adrien Caillard, « ancien directeur de scène de Firmin Gémier avant de l'être du Théatre Français » et professeur au Conservatoire de Nice en 1940, selon Morys, qui mentionne la présence de Claude Caillard au stand des Editions Denoël à l'Exposition Universelle de 1937.

L'Annuaire des artistes de 1905, 1906 et 1907 mentionne en effet Adrien Caillard comme régisseur général du Théâtre de L'Ambigu. Les Annales du Théâtre de 1909 précise que Caillard, après avoir remporté un prix de comédie au Conservatoire en 1897, avait passé cinq ans à L'Odéon avant de rejoindre L'Ambigu. Il fut donc aussi acteur de théâtre et de cinéma, jusqu'en 1932. Son fils Claude n'est pas autrement connu.

Le 7 février 1938 Denoël écrivait à Luc Dietrich : « la maison d’édition vient de se gonfler d’une annexe, la boutique voisine, consacrée à la radio. Le propriétaire nous a repeint notre façade, nous avons maintenant grand air et bonne renommée. » [lettre inédite, collection famille Dietrich].

Dans la course aux capitaux à laquelle s'est livrée l'éditeur après le départ de Bernard Steele, il ne semble pas que Robert Beauzemont ait fait figure de partenaire fiable. Il écrivait, toujours à Dietrich : « J’hésite à prendre un associé, qui me tirerait d’embarras mais m’en causerait de nouveaux. Je me demande s’il ne vaut pas mieux se débattre encore quelques mois et rester seul. C’est cornélien. »

Le 28 : Premier article dans Je suis partout d'une enquête en six parties de Lucien Rebatet sur « Les Emigrés politiques en France », qui s'achèvera le 4 mars.

 

Février

 

Denoël cède aux Editions Hypérion la publication de la revue L’Amour de l’Art dont il avait repris la distribution en janvier 1937.

Ereintement de Bagatelles pour un massacre par Georges Zérapha dans La Conscience des Juifs : « Quand on hait réellement un Juif réel, on n'appelle pas les autres au massacre. On y va soi-même. La haine, comme l'amour, quand ils sont authentiques, acceptent tous les risques. Si Céline pousse au massacre des Juifs sans frapper lui-même, c'est donc qu'il ne les hait point assez, ou qu'il est un lâche, ou qu'on se trouve en présence du jaillissement irresponsable d'une âme malade vers un fantôme. »

Le 7 : Le Pays réel, réagissant à ce qu'il estime être une conspiration du silence, publie un long extrait du deuxième pamphlet de Céline, précédé d'un chapeau rédactionnel :

« Le dernier livre de Céline, Bagatelles pour un massacre, a fait l'unanimité du silence. Ainsi qu'un mystérieux mot d'ordre venu d'on ne sait où, un interdit spécial semble courir de rédaction en rédaction. Motus sur Céline ! Pas un mot sur le livre abominable, ce pamphlet torrentiel qui ose attaquer la race élue. Tout le monde en parle, tout le monde l'a lu, ou fait semblant, mais aucun journal, ou presque, n'en souffle mot. Nous n'aimons de ce livre, ni les outrances, ni l'attitude racique [sic] qu'emprunte son auteur. Mais la dictature occulte qui pèse sur la plus grande partie de la presse, nous écœure bien plus que le passage le plus osé du livre de Céline. »

Le 11 : La Tribune juive publie la liste des jeunes lauréats à un concours lancé en décembre sur le thème : « Quelle figure de l'histoire juive vous a fait la plus grande impression et pour quelle raison ? » Parmi les éditeurs qui ont offert des volumes destinés à les récompenser figure la maison Denoël, avec un titre paru en octobre 1935 :

La Tribune juive,  24 décembre 1937

Le 13 : Luc Dietrich note dans son journal : « Fini Bagatelles pour un massacre. Livre terrible et tout poignant. Absolument pesant. Savonarola - spéculum - Céline. Joie de me sentir chrétien malgré tous les privilèges de la race juive, malgré sa force. » Dietrich rédigera une nouvelle note de lecture le 14 mars 1939. Il appréciait beaucoup le style de Céline, et Denoël le savait, qui lui avait offert un des 8 exemplaires hors commerce sur hollande du pamphlet.

Le 17, Céline écrit à Aimée Barancy : « Je serai bien content aussi de quitter Paris, mais je ne quitte pas Denoël des yeux. Ma liberté, ma subsistance dépend de ses fantaisies financières. Et je les redoute ! »

Le 19 : Toute l’Edition publie une enquête de Jeannine Bouissounouse : « Comment travaillent nos éditeurs : chez Robert Denoël ». [voir Presse]. A lire les commentaires de l'éditeur à propos de manuscrits nouveaux qu'il feuillette avec une apparente désinvolture devant sa visiteuse, on pense aux mots de Céline qui le trouvait « un peu cassant et avantageux » mais voyons comment Albin Michel qui, lui aussi, ne déléguait que très difficilement ses pouvoirs, répondait quelques années plus tôt à un journaliste, qui rappelait que la maison de la rue Huyghens recevait par la poste deux à trois manuscrits par jour, « presque mille par an » :

« Sur cette quantité on peut dire carrément que les deux tiers sont très mauvais. Sur le troisième tiers, neuf manuscrits sur dix sont simplement honorables. Si donc sur l'ensemble il y a vingt ou trente manuscrits publiables et, dans une certaine mesure, vendables, c'est bien tout le bout du monde, et là-dessus on en compte quelques uns à peine qui méritent réellement un lancement pour attirer sur eux l'attention de l'opinion publique. »

Le 24 : Le Populaire annonce que l’« Association pour le développement de la lecture publique » tiendra sa prochaine réunion à 20 heures 45, salle du Musée pédagogique, 21 rue d’Ulm, sous la présidence de M. Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale. Y prendront la parole : Charles Braibant et André Chamson, écrivains, et Robert Denoël, éditeur.

 

                                                 Julien Cain [1887-1974]

Denoël a, au moment de l'Exposition internationale de 1937, édité plusieurs ouvrages relatifs aux bibliothèques et à la lecture publiques, publiés sous la direction de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale et directeur des Bibliothèques de France depuis 1930.

Le 24 : Dans la presse communiste où Céline est devenu une cible de choix, mais où on ne rend plus compte de ses livres, il est tentant d'utiliser leurs titres pour d'autres usages. Dans l'hebdomadaire Regards, Louis Gérin entreprend un grand reportage sur les sous-sols de la capitale sous le titre :

Regards,  24 février 1938

Quelques mois plus tard, c'est Pierre Rocher qui publie un conte insipide sous un titre vendeur :

L'Œuvre,  26 juin 1938

 

Le 25 : Parution d’un pamphlet signé H.-E. Kaminski : Céline en chemise brune ou le mal du présent aux Nouvelles Editions Excelsior.

      

 

Céline dira en août 1947 à Milton Hindus : « C'était un Juif polonais, un journaliste qui m'admirait. Il m'avait d'abord dédié quelque chose, comme Sartre d'ailleurs. Et puis, pendant la guerre civile espagnole, il m'a pris en haine. Mais son livre est ennuyeux. Aucun intérêt. Si quelqu'un m'attaquait de façon spirituelle, je l'inviterais à ma table, parce qu'il serait de ma famille. »

Son pamphlet l'avait néanmoins froissé puisqu'en ouverture de L'Ecole des cadavres, publié en novembre, on peut lire : « Amène-moi quelque étron solide, tout près là !... Quelque Kaminski au hasard ! que je trempe ma plume dare-dare... »

Né le 29 novembre 1899 à Labiau (Prusse Orientale), Hans-Erich Kaminski obtint en 1922 un titre de docteur en économie à l'université de Heidelberg, entama dans la presse de gauche allemande une carrière de journaliste. Un mois après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, il gagne Paris, où il se lie avec les milieux anarchistes et particulièrement la nouvelle Association Internationale des Travailleurs [AIT] dont le secrétaire est le Hollandais Arthur Lehning [1899-2000].

En octobre 1936 il visite l'Espagne en pleine guerre civile avec Anita Garfunkle, sa compagne, Arthur Lehning, l'anarchiste lithuanienne Emma Goldman [1869-1940], et la photographe autrichienne Margaret Gross dite Michaelis [1902-1985], qui, le 20 novembre 1936, photographie l'enterrement de l'anarchiste espagnol Buenaventura Durruti.

De retour à Paris, Kaminski cherche à faire publier son journal de voyage : pourquoi ne le propose-t-il pas à Fernand Aubier, par exemple, qui éditera peu après son essai sur Bakounine ? C'est que Robert Denoël a acquis, à propos de la guerre d'Espagne, une solide réputation : celle de publier, depuis 1936, aussi bien les livres des nationalistes que ceux des républicains.

C'est une règle chez lui, à laquelle il aurait voulu ne jamais déroger : publier le pour et le contre. Il l'écrivait dès le 29 janvier 1937 à Champigny, à propos du Front Populaire : « Je continue à publier communistes et royalistes avec plaisir et sans aucune sorte de cynisme. » C'est ainsi qu'il conçoit son rôle d'éditeur. Si l'édition n'avait pas été bridée en France durant l'Occupation, il ne fait, pour moi, aucun doute, qu'il aurait édité, « avec plaisir et sans aucune sorte de cynisme », autant d'ouvrages « collaborationnistes » que « résistantialistes ».

Ceux de Barcelone, qui est publié chez Denoël en octobre 1937, figure au catalogue de l'éditeur avec cette notice :

L'ouvrage était dédié « à la mémoire de Carlo Rosseli, révolutionnaire en Italie, soldat de la liberté en Espagne, assassiné par le fascisme international ». On ne voit pas quel autre essai Kaminski aurait dédié à Céline. Peut-être Denoël avait-il simplement envoyé un service de presse du livre à Céline, agrémenté d'une dédicace ?

En 1940 Kaminski et sa compagne quittent la France défaite par le port de Marseille et gagnent Lisbonne, où ils tentent, sans succès, de passer aux Etats-Unis. En 1941 ils obtiennent, grâce à l'anarchiste argentin Diego Abad de Santillan [1897-1983], les passeports nécessaires pour émigrer à Buenos Aires. C'est là que meurt Kaminski, en 1960, en 1961, ou en 1963 : la date reste incertaine.

Si l'anarchiste Kaminski a pris Céline « en haine » en 1938, c'est à la suite de la publication de Mea Culpa, dont on sous-estime l'impact auprès des sympathisants communistes, et de Bagatelles pour un massacre, sorti de presse deux mois plus tôt.

   

Rééditions de 1977,  1983,  1997

Son livre est curieux, mais pas ennuyeux, et on le réédite régulièrement, comme d'ailleurs Ceux de Barcelone, ou son Bakounine paru en 1938 chez Aubier. Ce sont le plus souvent les cercles anarchistes qui sont à l'origine de ces rééditions.

Le 28 : Denoël envoie à Céline le montant de ses droits d’auteur sur Bagatelles pour un massacre dont, à cette date, il a vendu 27 000 exemplaires.

Le 28 : Le Pays réel consacre un nouvel article au livre de Céline : « Autour des Bagatelles pour un massacre », en déplorant le silence fait par la grande presse à son sujet :

« La critique en général semble avoir peu remarqué le livre de M. Céline et lui fait grise mine. Elle boude, dit M. Francis de Miomandre, et il ne faut pas du tout croire que c'est à cause de la violence, sans cesse croissante, du pamphlétaire. Non. Elle a boudé dès le début. Dès le début, il y a eu un malentendu foncier entre elle et cet auteur extraordinaire, hors série, inclassable.

Ce malentendu provient de la notion absolument erronée que la critique se fait du langage. Elle ne le conçoit que sous la forme écrite. Elle ne se rend pas compte des ressources extraordinaires que l'on peut tirer du langage parlé. Elle ne se rend pas compte qu'il y a un 'classicisme' du langage parlé. Elle ne conçoit donc pas que l'on puisse le faire passer dans le langage écrit. Elle y voit une violation de la règle du jeu, une sorte d'hérésie [...] »

Mars

 

Ereintement du livre de Céline par René Vincent dans Combat : « Bagatelles pour un massacre est un fourre-tout où l'auteur accumule brutalement ses haines et ses rancunes personnelles, en étiquetant sans la moindre distinction "JUIF" toutes les pièces de ce pêle-mêle intarissable. Les faits objectifs aujourd'hui ne manquent pas pour étoffer un pamphlet contre Israël ; on s'étonne d'autant plus de voir M. Céline donner libre cours à un subjectivisme délirant sans le moindre souci d'une vraisemblance dont l'actualité offre pourtant de surabondants sujets. [...] Bagatelles pour un massacre est un roman, en ce sens que M. Céline s'efforce bien moins d'y exprimer la réalité qu'une invention subjective. » [« Les aveux du Juif Céline »].

Le 1er : Georges Wenstein cède à Mlle Jeanne Valensi, « célibataire majeure », demeurant à Paris, rue du square Carpaux n° 7, les 16 parts qu’il possède dans la société « La Publicité vivante ».

Le 4 : Denoël fait encarter dans Je suis partout un « tract » provocateur qui constitue une réclame pour Bagatelles pour un massacre :

Le 5 : Toute l’Edition rend compte de la réunion qui s’est déroulée le 24 février, rue d’Ulm, au cours de laquelle Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale, et H. Vendel, bibliothécaire à Châlons-sur-Marnes, ont fait des exposés à propos des bibliothèques publiques et le remède que ces dernières peuvent apporter à la crise du livre.
 

Charles Braibant, écrivain et bibliothécaire, est persuadé lui aussi de la nécessité qu’il y aurait de développer « très fortement la bibliothèque publique en France. »
 

« L’éditeur Robert Denoël fit une communication au sujet d’une initiative anglaise de vente de livres par abonnement, initiative qui permet d’acheter avec réduction d’au moins 50 %, une série d’ouvrages inédits et de grande valeur. »

Le 8 : Le Club du Faubourg organise salle Wagram un débat à propos du pamphlet de Céline sur le thème : « Pas d'antisémitisme en France » :

   

Le Matin,  1er et 3 mars 1938

Le jour même du débat Le Matin rappelle les noms des participants et, chose inattendue, l'avocat israélite Armand Rozelaar s'est joint aux opposants. On le retrouvera sept ans plus tard rue de Buenos-Ayres, chez Cécile Denoël, dont il a accepté de défendre les intérêts face à Jeanne Loviton.

Le 19 : Charles Plisnier, qui a obtenu le prix Goncourt trois mois plus tôt, consacre au pamphlet de Céline un article dans L'Indépendance belge : « Bagatelles pour un massacre, un livre génial et malfaisant ».

Pour le romancier belge ce livre est, sur le plan littéraire, « un chef-d'œuvre de la plus haute classe. Un chef-d'œuvre et un tour de force. » Après avoir cité quelques passages du livre [« ça vient pas tout seul un pogrom !... C'est un grand succès dans son genre, un pogrom, une éclosion de quelque chose »], il conclut : « je dis tristement que de telles paroles sont immondes et que même s'il est un génie fulgurant, elles déshonorent l'homme qui les a écrites. »

Le 22 : Guy Laborde, qui mène depuis novembre 1937 une enquête pour Le Temps à propos d’un projet de loi sur le contrat d’édition, interroge Robert Denoël, « jeune éditeur, qui va donner un avis qui diffère de celui de ses confrères et qui, sur certains points, est susceptible d’entraîner des polémiques. » [cf. Presse].

Le 26 : Céline, qui ne peut s’empêcher de pinailler à propos des comptes de son éditeur, lui fait remarquer que «Le premier tirage Bagatelles fut de 27 400 je pense et non 27 000 - Nuance ! [...] En aucun cas je n’accepte traites, chèques, etc... ‘Ipso facto’ rupture ».

Le 31 : Denoël répond à Céline que « Les 400 exemplaires faisant l’objet de votre réclamation sont des " services de presse " » .

L'éditeur met en dépôt le pamphlet de Céline dans plusieurs officines d'extrême-droite dont le Centre de documentation et de propagande d'Henri-Robert Petit, que Céline évoquera quelques mois plus tard dans L'Ecole des cadavres : « Vous trouverez une bibliographie française très achalandée au Centre Documentaire, 10 rue d’Argenteuil ». Son livre y figure parmi les « ouvrages de documentation ».

 

Avril

 

Le 10 : Micromégas, le périodique de Maximilien Vox, consacre plusieurs pages à Baudelaire, et publie dans ses colonnes une déclaration de Robert Denoël reprise de l'interview accordée par l'éditeur à Guy Laborde et publiée le 22 mars précédent dans Le Temps : « Sait-on par exemple qu’il existe dans le commerce une cinquantaine d’éditions des Fleurs du mal ? Et que, de ces éditions qui vont du ‘ grand luxe ’ à la publication populaire, il se vend annuellement près de cent mille exemplaires ? »

Le chroniqueur la fait suivre de ce commentaire : « Croyez-vous, ô cent mille, mes bons amis (vous autres 100.000 lecteurs annuels dont Robert Denoël signale joyeusement l'existence), croyez-vous donc par hasard que monsieur Charles Baudelaire se faisait du mal la même idée que votre concierge et vous-même ? Vous aussi, le prenez-vous - avec délices - pour un " Belzébuth de table d'hôte " ? »

Le 15 : Parution d'un numéro spécial de Je suis partout : « Les Juifs » sous la direction de Lucien Rebatet, qui en a écrit ou rassemblé tous les articles. Réimprimé à quatre reprises, ce numéro « aurait pu atteindre le million d'exemplaires si les fonds n'avaient pas fait défaut au journal », écrira plus tard Rebatet.

Le 27 : L’Echo de Londres annonce une conférence de Robert Denoël : « Editeurs et hommes de lettres », pour le samedi 21 mai, à 15 heures, à l’Institut Français, Queensberry Way, SW 7. Il s'agit vraisemblablement du texte qu'il avait lu avec succès à Vichy, le 30 août 1935.

Parution chez l'éditeur Corbaccio à Milan d'une traduction italienne de Bagatelles pour un massacre due à Alex Alexis.

 

Mai

 

Le 7 : Toute l’Edition rend compte du dernier déjeuner du « Grand Perdreau » qui a eu lieu au Restaurant du Lac, au Parc Monsouris, au cours duquel la candidature de Fernand Aubier, directeur des Editions Montaigne, a été admise à l’unanimité. Robert Denoël s’est fait excuser.

Le 18 : Parution de Histoire d’un petit juif. Georges de La Fouchardière [1874-1946] a écrit son petit roman sur le modèle du Candide de Voltaire, et il conte les pérégrinations d'un petit juif nommé Benjamin Lévy à travers l'Europe en proie à une folie destructrice.

  

 

Au chapitre XI, son héros pénètre dans un café de la place de la Bastille où, assis à la table voisine, un homme « parlait à haute voix sur un ton d’autorité agressive, à la façon dont un prédicateur peut prêcher une croisade ou un pogrom » : s'ensuivent plusieurs extraits textuels de Bagatelles pour un massacre, qui amènent Lévy à demander au serveur qui est ce personnage : « Vous ne connaissez pas ? répondit le serveur avec une indignation méprisante. C’est Ferdinand Céline, le grand écrivain... Tout ce qu’il vient de dire, vous pouvez le trouver mot par mot dans son dernier livre : Bagatelles pour un massacre... Oh, là, là ! Qu’est-ce qu’il leur passe, aux youpins ! »

Au chapitre suivant, Benjamin Lévy retrouve, rue des Rosiers, des amis juifs auxquels il raconte sa rencontre avec l'écrivain antisémite : « C'est excellent pour nous. », dit l'un d'eux, « L’antisémitisme verbal, sous la forme truculente que lui donne M. Ferdinand Céline, est aussi inoffensif que les histoires juives dont nous-mêmes nous nous amusons ; il donne une tournure comique à ce qui pourrait être une passion dangereuse... »

Le petit livre de cet humoriste-anarchiste-pacifiste n'eut pas plus d'écho que celui de Kaminski mais, comme il fallait bien en « pousser » un peu la vente, il utilisa sa chronique journalière dans L'Œuvre pour fustiger les esprits chagrins qui ne manqueraient pas de le lui reprocher :

    

L'Œuvre,  25 et 30 mai 1938

Le 26 : Céline, qui se livre «à un petit travail de récapitulation» réclame à Denoël : « pour tous mes ouvrages - depuis le début - le chiffre exact des tirages et le nom des imprimeurs - on me taquine à cet égard aux contributions. »

Auguste Picq lui donne satisfaction par retour. Il est possible que le fisc ait « taquiné » Céline à ce propos mais l’usage qu’il en fera en juin 1939 montre qu’une fois encore, ce sont les chiffres des tirages donnés par son éditeur qu'il met en doute.

Juin

 

Parution de Torrents. Ce roman de Marie-Anne Desmarest sera le plus gros succès éditorial de Robert Denoël, qui créera en 1941 une collection réservée aux romans de femmes : « L'Arabesque », que ses successeurs poursuivront après la guerre.

   

                                       Edition de 1938                                            Edition de 1941

 

L'auteur, née Anne-Marie During à Mulhouse le 17 mai 1904, donnera une « suite » à Torrents puis, le succès se confirmant, entreprendra un « cycle de Torrents » qui comporte neuf volumes. D'innombrables rééditions, éditions-club, éditions illustrées, éditions de poche, et traductions, firent de Marie-Anne Desmarest l'un des auteurs féminins les plus lus dans le monde. Albert Paraz s'inspira de Torrents, remis à la mode en 1947 grâce à une adaptation cinématographique de Serge de Poligny, pour rédiger son roman Remous. Marie-Anne Desmarest est morte à Issy-les-Moulineaux le 4 mars 1973.

Robert Kanters, qui fut directeur littéraire chez Denoël à partir de 1953, a raconté une curieuse anecdote à propos de cette romancière prolifique dont il avait connu le neveu, qui lui avait fait des confidences :

« Son premier roman avait atteint le million d'exemplaires, et elle continuait à publier deux livres par an, sans retrouver ce triomphe, mais en gardant un assez considérable succès de vente. Quand elle avait l'astuce de ressusciter les héros de son premier livre, de leur donner une jeunesse ou une vieillesse et de nouvelles aventures qui n'avaient rien de nouveau sauf pour des cœurs bien naïfs, ce succès redoublait.

Mme D... était une femme simple et sympathique, point du tout grisée par son succès, modeste dans ses prétentions littéraires, mais consciente de sa valeur commerciale pour l'éditeur et sentimentale pour les cœurs simples. Je voulus me faire une idée de sa manière et je m'aperçus que ses manuscrits étaient d'une extrême faiblesse. Elle manquait de souffle, écrivait médiocrement, tirait à la ligne sans vergogne à tel point qu'une de ses héroïnes avant de s'endormir prenait un livre, les sonnets d'Elisabeth Barret Browining, et l'auteur citait texte et traduction pour gagner vingt-huit lignes. Les situations développées étaient des situations-poncifs, des sujets de cartes postales. Je songeai à remédier à ces faiblesses, demandai à un collaborateur discret de revoir le texte, de le resserrer ou de l'étoffer, et je m'aperçus vite que le grand auteur se prêtait facilement à ces collaborations. Bientôt, elle se lia d'amitié avec l'homme cultivé et adroit qui se chargeait du travail.

Les manuscrits de départ étaient de qualité variable : elle a deux nègres, dont un est blanc, me dit un jour un autre collaborateur. Peut-être en effet, ces manuscrits venaient déjà d'écrivains fantômes, et ils étaient mis au point par des gens de la maison. Or, ce que m'apprit Maurice [le neveu de l'auteur], c'est que dans la famille, chacun pensait que le manuscrit de son premier roman était de la mère de la romancière, découvert dans les papiers de la succession. On se trouverait ainsi devant le cas assez rare d'une romancière parvenue au succès et à la notoriété dans son ordre sans avoir jamais écrit une seule ligne... » [A perte de vue, pp. 237-238].

Le 10 : La Tribune juive, un hebdomadaire strasbourgeois, se fait l'écho d'un article paru dans Der Sturmer, le périodique de Julius Strecher :

La Tribune juive,  10 juin 1938

Version française : « Où se nichent donc, pourrait-on demander, les partisans du nouvel antisémitisme français ? Dans la prétendue « bonne société ». La particularité de l’antisémitisme français d’aujourd’hui, c’est qu’il se limite essentiellement aux cercles sociaux de la bourgeoisie réactionnaire et, en général, la plus privilégiée. Aujourd’hui il est, pour ainsi dire, assez « chic » dans ces cercles d’être hostile aux juifs. Ce sont, en un sens, « les nouveaux habits que l’on porte ». La coloration snob de cet antisémitisme réactionnaire et bourgeois se révèle plus vive dans sa diffusion auprès de certains cercles intellectuels. Dans de nombreux cénacles mondains et littéraires on aime se dire aujourd’hui antisémite, comme on se présentait volontiers « bolchevik de salon ». Le cas typique de cet antisémitisme intellectuel et snob, c’est Bagatelles pour un massacre, le pamphlet judéophage de Louis-Ferdinand Céline. » [Traduction Arina Istratova]

Le 14 : Le fonds de commerce et 400 000 volumes des Editions Eugène Figuière sont dispersés aux enchères. Ce sont les Editions Corrêa, à l'étroit rue Sainte-Beuve, qui s'installent en juillet dans leurs locaux du n° 166, boulevard du Montparnasse.

Le 15 : La Maison internationale de la cité universitaire organise un gala cinématographique donné à l’occasion de l’Exposition d’art américain, auquel assistaient : « B. Bullit, ambassadeur d’U.S.A., [...] Jean Renoir, Maurice Dekobra, Paul Morand, Marcel Achard, Steve Passeur, MM Gallimard, Grasset, Denoël, éditeurs [..] Kisling, Braque, Jouvet, von Stroheim, Marcel Aymé, etc. » [Cinædia, 18 juin 1938].

Le 17, Céline se fait pressant auprès d’Auguste Picq : «Je serais bien heureux à présent de recevoir le relevé de mon compte pour fin juin. Ce que je dois toucher. Je veux le 18 p. 100 de tous mes ouvrages c’est-à-dire Voyage - M. à C. - Eglise - Mea Culpa - et Bagatelles - à la fin de ce mois. J’irai compter avec vous et l’huissier ce que vous avez réellement en magasin [...] Le tout en espèces - fin du mois - le 30 à 15 heures.»

Le 18, Luc Dietrich note dans son journal : « Confidence de Denoël. Ça marche mal avec Cécile, il en a marre. Pauvre type saucissonné dans la corderie familiale. Il me fait de la peine. Désordre chez lui, désordre en lui, désordre ici, autour de moi, derrière moi. » [coll. Famille Dietrich].

Le 20 : Le comité de la Société des gens de lettres, réuni sous la présidence de Jean Vignaud, a attribué son cinquième prix Georges-Courteline à Marcel Grancher pour son roman Cinq de campagne (Ed. Lugdunum). Deux romans édités par Robert Denoël avaient obtenu des voix : Les Pieds du Diable de François Dallet et Mont-Paon de Marie Mauron.

Ce prix biennal de 1 800 francs est décerné à un écrivain de moins que quarante ans « ayant donné des preuves de valeur littéraire dans l'observation comique et la philosophie des mœurs ».

 

Juillet

 

Le 4 : Denoël ayant sans doute tardé à s’exécuter en fin du mois précédent, Céline lui écrit : « Je vais vous guérir une bonne fois pour toutes de vos malices et chinoiseries escroques si demain à 4 heures je n’ai pas cash : les 89.838,60 et le compte de Voyage intégral ». Le compte sera apuré deux jours plus tard.

Le 13 : Le Journal des débats politiques et littéraires annonce le tournage prochain de « Hôtel du Nord » :

Le 20, Joë Bousquet écrit à Jean de Bosschère : « J'ai enfin mis toute mon expérience de la maladie et de la poésie dans trois manuscrits qui sont depuis deux jours chez Denoël. Comme je me moque bien des avantages qu'il y a à ordonner ses publications, je souhaite que tout cela sorte à la fois ». Les manuscrits déposés rue Amélie sont ceux de Le Mal d'enfance, Iris et Petite Fumée, et Le Passeur s'est endormi. Le premier paraîtra en mai 1939.

Dans sa Revue Archéologique Charles Picard [1883-1965], membre de l'Institut et professeur à la Sorbonne, s'inscrit discrètement en faux contre une citation d'un de ses textes par Céline dans Bagatelles pour un massacre :

Revue Archéologique,  juillet-décembre 1938

 

Août

 

Les récompenses de l’Exposition de Paris 1937 sont attribuées aux éditeurs. Médailles d’argent pour les Editions Arthaud à Grenoble, Denoël et Steele à Paris, et « A la Rose des vents » à La Rochelle.

Parution de l'édition allemande de Bagatelles pour un massacre, chez Zwinger Verlag à Dresde, dans une traduction de Willi Könitzer et Arthur Pfannstiel.

Alain de Benoist, qui l'a examinée de près, relève que les trois ballets n'ont pas été traduits, qu'une bonne partie des dédicaces, intertitres et citations ont disparu, ainsi que la plupart des termes « grossiers » ou «obscènes ». Le style a été entièrement édulcoré (plus de points de suspension ou d'exclamation), et le titre allemand signifie littéralement : « Le complot juif en France ». Il s'agit donc moins d'une traduction que d'une adaptation du livre à des fins purement politiques.

Céline avait-il donné son aval à cette traduction infidèle ? Il ne l'avait, en tout cas, pas reniée puisqu'il écrivait, le 8 janvier 1942, à Karl Epting, directeur de l'Institut Allemand, qu'il souhaitait effectuer un voyage d'une semaine en Allemagne, et lui rappelait que « Zwinger Verlag. Dreiglockner Strasse Dresden - me doit 400 RM environ pour la traduction allemande de Bagatelles. Je voudrais bien les dépenser en Allemagne pendant mon séjour là-bas. Je leur ai demandé par lettre s'il était possible de me faire tenir cette somme à ma disposition dans une banque de Berlin. Je n'ai reçu aucune réponse. »

Ce voyage à Berlin organisé par le docteur Knapp eut lieu du 7 au 17 mars 1942. Epting avait-il obtenu de l'éditeur de Dresde que les droits d'auteur de Céline fussent mis à sa disposition ? A combien se montaient-ils ? 400 Reichmarks, soit environ 2 000 euros, comme il l'écrit ci-dessus ? Ou 950 Reichmarks, soit environ 4 850 euros, ainsi qu'il l'écrit un mois plus tard au même correspondant ?

Le 26 : La Tribune juive strasbourgeoise se fait l'écho d'un articulet de Julius Streicher paru dans le Stürmer à propos du livre antisémite de Céline :

La Tribune  juive,  26 août 1938

En français : « Le n° 32 du Stürmer, publié par Julius Streicher à Nuremberg, comporte la note suivante : « Le Français Louis-Ferdinand Céline écrit dans son livre Bagatelles pour un massacre (Paris, 1937) : " Jéhovah, le dieu des juifs, créa les nations pour qu'elles soient immolées comme autant de victimes humaines en expiation des péchés d'Israël ". Le Français Céline a sondé les ultimes profondeurs de l'âme raciale des juifs. Quand se lèveront les peuples non-juifs, pour anéantir à tout jamais cette race démoniaque de criminels ? » [Traduction Arina Istratova].

 

Septembre

 

Parution de L'Espagne au cœur de Pablo Neruda, préfacé par Louis Aragon et traduit par Louis Parrot, qui inaugure la « Collection de l'Association internationale des écrivains pour la défense de la culture ».

  

L'auteur [1904-1973], qui était consul du Chili à Madrid, a écrit cet « hymne à la gloire du peuple en guerre » à la suite de l'exécution, le 19 août 1936, de son ami Federico Garcia Lorca par les troupes du général Franco. La mort du poète fut, dit-on, ignominieuse : tué d'une balle de revolver dans l'anus en raison de son homosexualité, son corps aurait été jeté, le sexe coupé dans la bouche, dans une fosse de Viznar.

Neruda avait fait paraître España en el Corazón à Santiago l'année précédente. Cette prise de position républicaine courageuse lui valut d'être rappelé au Chili. « Puisse la traduction de Louis Parrot, faite pour la voix», écrit Aragon, « atteindre le cœur de ceux qui sont de pierre : il y a en elle cette force qui fait tomber les murailles avec des chansons. »

Le 1er, Denoël écrit à Pierre Albert-Birot : « J’ai fait examiner la situation de Rémy Floche : elle est tout bonnement désastreuse. Je savais que le succès n’avait pas été fort vif, mais je ne croyais pas que nous avions des résultats aussi faibles.

Pour aujourd’hui, je ne puis donc que vous dire que je ne demanderais pas mieux que de publier un nouvel ouvrage de vous, mais il faut pour cela que j’attende les résultats de mon programme de rentrée, qui me paraît excellent. Ce n’est donc qu’au mois de janvier que je pourrai prendre une décision. »

Le 22 : Germaine Decaris rend compte dans L'Œuvre d'un appel lancé par une Association de femmes contre la guerre, dont elle fait partie avec Louise Hervieu :

Le 23 : il écrit à Jean Rogissart, qui a fait appel à un avocat pour se faire régler ses droits d’auteur : « Je viens de recevoir de Maître Henri d’Acremont une lettre me réclamant votre compte de droits d’auteur pour Mervale. Ce compte sera prêt dans quelques jours. Il est assez élevé. J’espère pouvoir le régler totalement avant la fin de cette année.

Nous avons connu durant tous les derniers mois de très sérieuses difficultés de trésorerie, aggravées d’un fait assez singulier et qui vous concerne particulièrement. En effet, d’après l’accord que nous avions avec les Messageries Hachette, tous les livres publiés avant le 1er janvier 1938 ne comportaient pas de règlement de la part des Messageries. Ils viennent en amortissement d’un compte général.

De telle sorte que tous les exemplaires de votre ouvrage, et vous savez que la vente a été surtout abondante à partir du 1er janvier, n’ont fait l’objet d’aucun règlement pour nous.

Evidemment, ces considérations doivent vous demeurer étrangères ; cela n’empêche pas qu’avec tous les événements qui se sont produits, nous avons subi de ce fait de graves embarras, dont nous commençons à voir la fin. Tout va donc être réglé dans les quelques mois qui vont suivre. Je m’excuse vivement auprès de vous de ce mécompte et j’espère qu’il ne nuira pas à nos bonnes relations. »

Le 28, Vendémiaire consacre une notule au prix Goncourt : « Le grand favori est M. Sartre, auteur de La Nausée, dont André Billy  - sans le nommer - proclame le génie. C'est un journaliste de talent [Pierre-Jean Launay] que pousse M. Denoël ». La Nausée est publiée chez Gallimard, Léonie la Bienheureuse chez Denoël.

Le 29 : Signature des Accords de Munich.

 

Octobre

 

Le 7 : Denoël écrit à Jean Proal : « Nous avons eu très chaud ici aussi. L’alerte est heureusement reportée à quelques mois. Ne dormez pas sur votre premier manuscrit, nous aurons peut-être quelque autre mobilisation en 39. Mais il faut agir comme si cet accident ne devait pas avoir lieu. »

Le 23, Luc Dietrich note dans son journal : « Promenade avec Denoël, sa femme, Elsa Triolet et son mari Aragon. Celui-ci disert, passionné et réticent, assuré et contradictoire. » [coll. Famille Dietrich].

Le 27 : Parution de Bonsoir Thérèse, premier recueil écrit en français d’Elsa Triolet que Sartre saluera dans la revue Europe de février 1939.

Elsa Kagan, née en 1896 à Moscou dans une famille juive de la bourgeoisie, avait épousé André Triolet pour ensuite s’installer vers 1920 à Montparnasse, où elle rencontra Aragon le 6 novembre 1928, à « La Coupole ».

 

Marie-Thérèse Eychart, qui a annoté ses Ecrits intimes parus chez Stock en 1998, écrit : « Quelle femme et quel écrivain furent plus mal jugés qu'Elsa Triolet ? Froide calculatrice prenant dans ses rets le trop fragile Aragon... Ambitieuse assoiffée de notoriété... Tête politique manipulant le poète surréaliste... Médiocre romancière dont la réputation surfaite tenait à sa situation d'épouse et d'égérie... N'a-t-on pas murmuré qu'Aragon avait mis la main à la pâte pour que soient publiables ses écrits? Ses écrits intimes inédits viennent faire litière de tous ces partis pris. »

Quant à Denoël, il est probable qu'il aura accepté ce recueil de nouvelles par amitié pour Aragon, car il juge qu'il n'est pas pour le grand public, et ses ventes seront médiocres. Elsa pense que c'est l'éditeur qui a gâché la sortie de son livre : « Maintenant il me croit une emmerdeuse dangereuse et rusée. Tant pis. Si j'avais eu le succès qu'il avait espéré un moment que j'aurais, il m'aurait permis ce que j'ai de blessant, mais puisque je ne l'ai pas - qu'est-ce que vous vous permettez, Madame ?... Pourtant si je ne l'ai pas eu, c'est bien à lui la faute. Quelle merde que les gens... », note-t-elle dans son journal, le 19 février 1939.

L'affaire, si on en croit l'auteur, s'était pourtant bien engagée : « J'ai porté mon manuscrit à Robert Denoël, je lui en ai lu quelques pages. Il m'interrompit : " C'est entendu. Je l'envoie à l'imprimerie. " C'était aussi simple que ça. » [« Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon » , t. 1, p. 32]. Un peu trop simple, peut-être.

Le contrat signé le 18 juillet 1938 prévoyait, assez traditionnellement, que l'auteur « accorde aux Editions Denoël un droit de préférence pour l'édition de ses œuvres à venir, ainsi que des ouvrages qu'il écrirait en collaboration, pendant une durée de cinq ans, à dater de la signature du présent contrat. Mme Triolet présentera donc aux Editions Denoël tous les ouvrages de sa composition qui suivront Bonsoir Thérèse pendant la période mentionnée plus haut. » La seule mention inattendue est celle qui concerne d'éventuels ouvrages écrits en collaboration.

 

Novembre

 

Le 4 : Bibliographie de la France annonce la parution de L’Ecole des cadavres : « Un ouvrage axé sur l’actualité et qui aura un retentissement formidable, pareil à celui de Bagatelles pour un massacre. »

Le 9 : Céline se rend rue Amélie pour une mise au point à propos de la bande du livre à paraître : « Je suis passé ce matin chez Denoël pour la Bande qui était affreuse ! naturellement et " fausse " ! J'ai redressé. Mais la seconde épreuve voulez-vous la voir :

«avec petits couplets

et danses pour ensembles »
ainsi sur fond vert - pas de lettres trop sévères, trop fantaisistes, trop tapageuses - juste ordinaires - et puis avec cette disposition »
.

On savait déjà par René Barjavel, chef de fabrication chez Denoël, que Céline choisissait soigneusement le texte des bandes-annonces de ses livres. Cette lettre adressée à Marie Canavaggia montre qu'il se souciait aussi de leur couleur, des caractères à utiliser, et même de la justification du texte.

Le 10 : Céline, qui est sur le point de se rendre en Belgique, fait à son éditeur d'ultimes recommandations en vue de la parution de L'Ecole des cadavres :

   

Cette lettre inédite, proposée [9 500 €] en janvier 2015 par la Librairie lyonnaise « Autographes des Siècles » (après avoir été mise en vente [4 000 €] sur e-Bay en novembre 2014), ne manque pas d'intérêt : l'écrivain demande l'abrogation de l'article V de son contrat de juin 1932 pour Voyage au bout de la nuit, qui ne lui accordait des droits d'auteur qu'à partir du 3 001e exemplaire tiré, et dont une nouvelle édition paraîtra en 1939.

Il propose un texte pour la bande du pamphlet à paraître, qui a été retenu : « Avec petits couplets et danses pour ensembles », mais suggère aussi : « Préparez aussi une collection de « Vive les Juifs ! » en bandes - mais pas trop larges - comme ça - blanc - « VIVE LES JUIFS ! » à cause de la colle qui vous poisse la glotte - et puis en couleurs : « Pour plus de détails lisez L'Ecole des cadavres par L.-F. Céline ».

Il devait s'agir d'un projet de publicité provocateur qui, à ma connaissance, n'a été utilisé nulle part : des bandelettes à coller (sur quoi, au juste ?), et imaginées par l'auteur ! C'était du jamais vu. Denoël ne s'est pas prêté à cette idée incongrue. En revanche il a rédigé un papillon destiné à être encarté dans les volumes ou les journaux, beaucoup plus conforme aux usages de la librairie :

On peut s'interroger sur la provenance de ce document, qui ne figurait pas dans les archives de Cécile Denoël, que j'ai achetées en 1980, ni dans celles d'Auguste Picq, que j'ai achetées en 1981, ni dans celles des Editions Denoël utilisées en 1991 par P.-E. Robert pour son essai : Céline et les Editions Denoël. Cette lettre doit provenir d'un ensemble dérobé rue Amélie en 1945 par un prote avisé, qui comportait un tapuscrit de Mort à crédit [1936], un jeu d'épreuves de Scandale aux abysses [1944], et un manuscrit de Denoël (« Comment j'ai découvert L.-F. Céline », 1941). Il y a prescription, comme dit le Code civil, mais le larcin demeure.

Le 11 : Denoël accepte d’abroger l’article V du contrat de Céline pour Voyage, c’est-à-dire celui qui fixe à 10 % son pourcentage sur les ventes « à partir du 4e mille » : « Il ne peut donc être question pour nous de vous refuser le paiement des droits portant sur les 3.000 premiers exemplaires de cet ouvrage. »

Le 19 : « Le livre doit enfin sortir lundi [21 novembre] m’affirme Denoël par téléphone... Paroles de Denoël... Enfin téléphonez et allez-y... si le miracle s’accomplit... vous servir sur place... », écrit Céline à sa secrétaire.

 

     

Le 24 : Mise en vente de L’Ecole des cadavres, dont le premier tirage est de 25 000 exemplaires. La bande-annonce imprimée en noir sur fond vert est, cette fois, conforme aux vœux de l'auteur.

En raison du décret-loi Marchandeau d'avril 1939 puis du procès initié par le docteur Rouquès deux mois plus tard, L'Ecole des cadavres fut retiré de la vente dès le début mai 1939 : son audience fut donc beaucoup plus limitée que celle de Bagatelles pour un massacre, qui avait en outre été traduit en Italie et en Allemagne en avril et août 1938.

Il n'empêche qu'une traduction tchèque de L'Ecole des cadavres due à S. Horsky parut au cours de l'année 1939 à Prague aux Editions Meteor, et celle-là ne fit l'objet d'aucune interdiction.

Le 25 : « Hôtel du Nord », qui va sortir dans les salles trois semaines plus tard, est le film dont on parle. Il redonne de l'actualité au roman d'Eugène Dabit et a inspiré deux metteurs en scène, qui ont publié des pièces chez Denoël, quelques mois plus tôt, dans la « Collection des 3 masques ». Le projet annoncé ne verra pas le jour.

     Journal des débats politiques et littéraires, 25 novembre 1938

 

Décembre

 

Le 1er : L'avocat des Editions Gallimard se présente au siège des Editions Corrêa qui viennent de publier une anthologie de Montaigne due à André Gide dans leur nouvelle collection : « Les Pages immortelles ». Gide avait, paraît-il, promis un « Montaigne » à Gaston Gallimard : « Il n'en fera pas d'autre, évidemment, que celui nous donne », écrit Edmond Buchet. « Gallimard offre de nous racheter le contrat mais nous refusons, estimant que le nom de Gide est essentiel pour notre collection. »

Dix jours plus tard l'avocat de Gallimard entraîne Buchet chez André Gide qui, tel un enfant pris en faute, lui explique qu'il n'avait pas le droit de s'engager, « que toutes ses œuvres étaient réservées à Gallimard. » Corrêa gardera tout de même le contrat.

Le 2 : Réunion, 8 rue Laugier, dans le 8e arrondissement, du Rassemblement Anti-Juif de France [RAJF], mouvement fondé et dirigé par Louis Darquier de Pellepoix, au cours duquel le professeur Montandon a pris la parole. La France enchaînée rend compte de la présence de Céline dans l'assistance, et rapporte des propos tenus par l'écrivain après la réunion :

« 'Comprenez-vous, disait Céline, quand la gangrène a gagné l’épaule, c’est foutu. Avant, on peut faire l’ablation du bras. Mais, à l’épaule, c’est trop tard. C’est là où nous en sommes. On est foutu. Le Français, c’est plus qu’un boyau. Va les voir le dimanche chez Wepler. En famille, serrés les uns contre les autres, ça sirote…

Du lyrisme, ça ne se donne pas. Il faut du lyrisme pour en sortir. Les Allemands ont eu du lyrisme. La jeunesse allemande, ça chante ; mais la jeunesse française… Quinze ans de médecine gratuite à Clichy, tu penses, si je les connais. On est enjuivé jusqu’au trognon'. Darquier s’indignait. Cela lui semblait inconcevable qu’on doutât à ce point de la France et des Français. » [Robert Dubard : « En buvant un verre avec Céline », La France enchaînée, n° 18, 15-31 décembre 1938].

Le 3 : Le chroniqueur littéraire du Figaro passe en revue les romans primés pour les prix littéraires. Pour le prix Goncourt : L'Araigne d'Henri Troyat (Plon), Léonie la Bienheureuse de Pierre-Jean Launay (Denoël), Brune de François de Roux (Gallimard), Le Glaïeul noir de Lucien Maulvault (Fayard). Pour le prix Femina : Caroline ou le départ pour les îles de Félix de Chazournes (Gallimard), Le Crépuscule du matin de Bernard Barbey (Fayard), Le Quartier Mortisson de Marie Mauron (Denoël), Jours de lumière [« qui aura des suffrages de connaisseurs »] de Jean Voilier (Emile-Paul), dont le journal a déjà rendu compte, le 8 novembre.

Le Figaro,  8 novembre 1938

Le 6 : Le prix Femina est attribué à Caroline ou le départ pour les îles de Félix de Chazournes, le prix Interallié à La Conspiration de Paul Nizan, l'un et l'autre publiés chez Gallimard. Chez les dames du Femina, dix tours de scrutin ont été nécessaires, le livre de Marie Mauron talonnant depuis le début celui de Chazournes : c'est la voix prépondérante de la présidente du jury, Germaine Beaumont, qui a désigné le lauréat.

Paris-Soir, qui passe en revue les candidats au Goncourt du lendemain (François de Roux, Pierre-Jean Launay, René Trintzius, Théophile Briant, Jean-Paul Sartre) décrit ce dernier de manière inattendue :

Paris-Soir,  6 décembre 1938

Le 7 : Le prix Goncourt est décerné, au cinquième tour, à Henri Troyat pour L'Araigne publié chez Plon. Le prix Renaudot revient à Léonie la bienheureuse de Pierre-Jean Launay, publié chez Denoël ; le roman a obtenu six voix, contre trois à Pierre Loiselet pour M. Dondaine aventurier, et une à Sartre pour La Nausée. Au même moment le livre de Launay recevait le prix des Deux Magots. Son roman sera réédité l'année suivante par Ferenczi dans sa collection « Le Livre moderne illustré », qui tire habituellement à 40 000 exemplaires.

 

Gaston Gallimard, qui voulait en finir cette année-là avec le « monopole » de fait de Denoël sur le prix Renaudot, poussait Sartre ; à la réunion préparatoire, une majorité de jurés s’étaient déclarés en faveur de La Nausée. Sartre avait, dit-on, enregistré la veille un message sur Radio-Luxembourg pour remercier le jury. A la dernière minute, pour éviter une trop voyante unanimité, plusieurs jurés ont choisi le roman de Launay.

Le 18 : Sortie en salle de « Hôtel du Nord », le film que Marcel Carné a tiré du roman de Dabit, sur un scénario d’Henri Jeanson. C'est le premier roman publié par Robert Denoël qu'on ait porté à l'écran. Denoël réimprime le livre, Fayard procède à un nouveau tirage de l'édition illustrée par Paul Baudier dans sa collection populaire « Le Livre de demain ».

 

   

Si le film remporte un franc succès en salle, la critique est plus réservée. Jean Fayard estime que « le populisme est un genre faux et qui convient encore moins au théâtre et au cinéma parlant qu'au roman » (Candide, 21 décembre). René Jeanne écrit : « pourquoi faut-il que de cette œuvre cinématographiquement remarquable, on emporte la même impression de gêne que de Quai des brumes, impression qui nous vient de ce que, ici comme là, on ne nous présente que des échantillons de la plus triste, de la plus basse humanité ? » (Le Petit Journal, 22 décembre).

Dans L'Action Française François Vinneuil (Lucien Rebatet) n'est pas plus enthousiaste : « nous avons vu ce pseudo-réalisme, ou ce naturalisme, régner sur le cinéma judéo-allemand d'après-guerre, inspirer à un Pabst des tableaux parfois puissants, mais presque toujours au service d'une thèse stupide. Le jeune metteur en scène Marcel Carné est l'héritier le plus direct de cette école... Avec le dialogue horriblement savonneux de Jeanson, les molles photos de Marcel Carné, nous restons à la surface la plus banale des choses... Mlle Arletty unique rayon de vie de tout le film » (30 décembre).

Seul Marcel Achard applaudit sans réserve dans L'Intransigeant : « Marcel Carné est un jeune maître. Sa mise en scène est une réussite extraordinaire. Elle a toute la poésie et toute la grâce, toute la morbidesse aussi de Quai des brumes, avec je ne sais quoi de plus aéré, de plus humain, de plus vrai et de plus touchant... Le dialogue de Jeanson est foudroyant. C'est le meilleur de tous ceux qu'il a faits jusqu'à ce jour... En mettant en scène Arletty, Carné a prouvé qu'il avait aussi un très grand sens du comique... Arletty est géniale, tout simplement. Géniale. » (2 janvier 1939).

Le 22, Luc Dietrich note dans son journal : « Denoël me demande de lui offrir un porte-cigarette qu'une maîtresse vient de lui donner. Il faut que devant sa femme je pose la housse-alibi. » [coll. Famille Dietrich].

Le 23 : Au cours d'une assemblée générale extraordinaire, les actionnaires de la Société des Editions Bernard Grasset, constatant « une dégradation de la valeur des actifs par suite d'une mauvaise gestion prolongée », décident de proposer une nouvelle estimation du capital social qui, en juin 1930, avait été fixé à 9 500 000 francs.

Bernard Grasset est contraint de corriger à la baisse son capital. De 250 francs, la valeur de l'action est ramenée à 100 francs. Largement majoritaire dans sa société avec 28 800 actions sur 38 000, il voit son patrimoine tomber de 7.200.000 francs à 2.880.000 francs. En huit ans, compte tenu de l'érosion monétaire, il a perdu les deux tiers de sa fortune. Il emploie à cette époque cinquante-trois personnes.