Robert Denoël, éditeur

1932

Janvier

 

Parution de La Vie étrange de l’argot d’Emile Chautard. Ce typographe avait déjà publié, en 1929, un essai remarqué chez Marcel Seheur : Goualantes de la Villette et d'ailleurs. Denoël éditera encore son Glossaire typographique en 1937. Ce sont les trois seuls ouvrages qu'il ait publiés.

 

   

Il est curieux que cet auteur si souvent cité n'ait pas fait l'objet de recherches biographiques. Gaston Esnault, spécialiste de l'argot, qui rendait compte, sur neuf pages, du livre dans le Mercure de France du 1er mars 1933, écrivait : « M. Chautard, né vers 1864, a vécu sa jeunesse à la Villette. Il hanta les bals populaires. Vers 1892-1896, il composait de belles goualantes, et il avait assez de voix et d'assurance pour les pousser dans Montmartre. Typographe, il découvrait sa véritable vocation, le furetage historique. Dès 1899, il collectionne des mots d'argot assez notoirement pour que L. de Bercy sollicite sa contribution au dictionnaire qui portera le nom de Bruant. »

Typographe depuis plus de cinquante ans à l'Imprimerie Simart, rue du Croissant (IIe), Chautard, qui habitait rue de la Jumelle à Drancy, fut admis à la Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile-de-France en 1925 et parrainé par « MM. Champion et A. Martin ». Il peut s'agir de l'éditeur Edouard Champion, quai Malaquais, qui imprime le Bulletin de la société, mais aussi de l'archiviste-paléographe et futur académicien Goncourt, Pierre Champion, qui figure parmi ses membres. Le second parrain est André Martin, archiviste-paléographe et conservateur-adjoint à la Bibliothèque Nationale.

    

L'Ouest-Eclair,  13 décembre 1929                                       Le Figaro,  23 novembre 1937

En novembre 1937 Chautard, « qui a pris sa retraite, depuis quelques mois, à l'âge de 75 ans », écrit-on dans le Mercure de France, publie son dernier livre, mis en forme par René-Louis Doyon. Et il reçoit, des mains du ministre de l'Education nationale, les palmes académiques.

Si on ignore toujours la date exacte de sa mort [elle est annoncée dans L'Aube du 6 juin 1939], on peut à présent, grâce à la numérisation des registres de l'état-civil de la ville de Paris, préciser celle de sa naissance dans le quartier de la Villette :

Emile Jules Antoine Chautard, fils de Jean, confiseur âgé de 31 ans, et de Marie Stevenel, couturière âgée de 23 ans, était né le 4 mars 1864 au domicile de ses parents, 38 rue de Puebla, dans le XIXe arrondissement.

 

Le 18 : Denoël envoie à Proal les épreuves de son roman : « Nous commencerons à annoncer le livre vers le 5 février, pour le faire paraître sans doute vers le 20. D’ici là, si vous pouviez pressentir vos collègues, faites-le, car en ce moment, plus que jamais, il faut user de toutes les ressources possibles pour arriver à une petite diffusion. Nous comptons un peu sur vous pour cela aussi. De notre côté, vous le savez, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour que votre livre soit lu par la critique et par le public. »

 

Février

 

Le 8 : Où finissent les éditions populaires : « A chaque marché ambulant, des démonstrateurs et vendeurs à la poussette liquident deux à trois mille volumes des éditions populaires. » Le journal qui publie l'information donne ensuite l'adresse des marchés où sont liquidés, six jours sur sept, ces stocks de romans dévalorisés.

L'Intransigeant,  8 février 1932

Le 20 : Parution de Tempête de printemps. Le roman de Proal a été sélectionné par la Sélection Sequana, qui fait tirer 1 250 exemplaires supplémentaires sur beau papier pour sa clientèle d’abonnés : « Ce tirage à part, qui n’est pas extrêmement rémunérateur, est en tout cas excellent au point de vue de la diffusion » explique Denoël à l’auteur. «Tout semble donc bien s’organiser pour le lancement de Tempête de printemps. Cela nous fait d’autant plus plaisir que c’est la première fois que nous réussissons à faire prendre un ouvrage aux Editions Sequana. »

    

La Sélection Sequana fut créée en 1923 par René Julliard, et L'Action Française en a donné une excellente définition, quelques années plus tard, en même temps que la composition de son comité :

   

     L'Action Française,  12 mars 1936 et  21 octobre 1937

En 1933 les tarifs Sequana étaient les suivants : l'abonnement à 5 volumes annuels coûtait 90 francs, celui à 12 volumes annuels, 200 francs. Chaque volume, tiré sur papier de luxe, pouvait être acquis séparément à 20 francs. L'acheteur pouvait demander à ce qu'il soit relié ; trois types de reliures étaient disponibles : reliure imitation maroquin à bande, titre doré au dos [supplément de 8 F], reliure cuir de luxe, fers spéciaux, titre et tête dorés [supplément de 20 F], reliure grand luxe chagrin poli à bande, plats de toile écrue, titre et fers spéciaux dorés [supplément de 40 F]. Tous les ouvrages, brochés ou reliés, étaient fournis par un « Service central de librairie » situé au 15 boulevard de la Madeleine, qui les expédiait aux abonnés le jour où l'édition courante était mise en vente par les éditeurs.

Le 29 : Jean Proal, qui est venu à Paris pour signer son service de presse, est invité à déjeuner par Denoël et sa femme. Sans doute a-t-il été effrayé par la capitale car l’éditeur lui écrit : « Un premier contact avec Paris est toujours déprimant. Quand vous y aurez conquis des sympathies et des amitiés - cela ne tardera pas - vous respirerez plus à l’aise. Sous tout cela qui vous semble artificiel et faux, au premier abord, se cache un réel amour des lettres. L’important d’ailleurs n’est pas de conquérir tel ou tel critique mais de trouver les lecteurs auxquels vos livres apporteront une nourriture ou un espoir ».

Jean Proal a noté dans son journal ce déjeuner où Cécile Denoël avait convié « quelques beaux esprits de la capitale pour le faire connaître ». Des petites boules de pain avaient été disposées à côté de chaque couvert, et Proal les engloutissait tandis qu’une soubrette lui en apportait de nouvelles. Le deuxième plat n’était pas encore annoncé que Cécile faisait déposer devant le paysan du Jura un gros pain et un couteau de cuisine. « C’est seulement à ce moment-là », écrit Proal, « que je remarquai que les autres avaient à peine déchiqueté de deux doigts négligents le fin bout de leur semble-miche ».

L'écrivain, qui était fasciné par la maîtresse de maison, ne lui en tint pas rancune puisqu’il donna son prénom à l’héroïne de deux de ses récits : « Elle avait beaucoup plus de charme, de brillant qu’il n’en fallait pour me subjuguer et pour m’enlever toute possibilité d’apprécier ce qu’il pouvait y avoir là-dedans d’artificiel », écrit-il.

 

Mars

 

Le 10, contrat d’édition pour Grabinoulor, un roman de Pierre-Albert Birot proposé successivement aux éditeurs Budry, Grasset et Gallimard, sans succès. Le livre paraîtra l'année suivante dans la collection « Loin des foules ». Les éditeurs s’engagent à payer à l’auteur «1 franc par volume tiré jusqu’à 2 000 exemplaires » ; ce n’est qu’en cas de réédition qu’il percevra des pourcentages plus élevés (12 % jusqu’à 5 000 exemplaires, 15 % jusqu’à 20 000 exemplaires, etc.)

Le 18 : Robert Denoël et Bernard Steele sont admis comme membres titulaires du Cercle de la Libraire. Ils ont été parrainés par deux éditeurs : Louis de Peyralade, directeur du Recueil Sirey, et Robert Mainguet, directeur des Editions Plon.

Le 18 : Denoël rassure Jean Proal qui s’inquiète qu’on parle peu de son livre : « En ce qui concerne la presse, il faut que vous fassiez provision de patience. Les journaux sont en ce moment inondés de comptes rendus sur les livres de Mauriac, Maurois, Morand et autres romanciers consacrés : vous prendrez votre tour après ces pontifes. Soyez assuré que nous ne le laisserons pas passer. Nous ferons d’ailleurs un peu de publicité dès que cette vague de célébrités sera passée. Nous sommes à peu près sûrs d’avoir un certain nombre d’articles, mais pas tout de suite. »

 

Avril

 

Le 1er : La librairie Gallimard annonce qu'elle a confié l'exclusivité de la vente des Editions de la NRF aux Messageries Hachette. Ce sera aussi le cas des Editions Baudinière, à partir du 11 avril.

Le 2 : Début d'une enquête de L'Intransigeant auprès des éditeurs parisiens : « Pour un ouvrage publié par votre maison d'édition, combien de manuscrits refusez-vous par an, en moyenne ? »

  L'Intransigeant,  3 avril 1932

Jacques Robertfrance, directeur des Editions Rieder, écrit : « Sur 200 manuscrits qui nous sont adressés sans aucune sollicitation de notre part, un a quelques chances d'être retenu par nous. » Cet éditeur trouve le plus souvent des textes intéressants dans la presse et contacte ensuite leurs auteurs [2 avril].

« Un célèbre éditeur, qui préfère garder l'anonymat », écrit : « Nous recevons environ 1 400 manuscrits par an. Sur ces 1 400, nous en acceptons huit à dix, d'auteurs n'appartenant pas à notre maison. Quant aux ouvrages publiés, ils proviennent, dans la proportion de 80 % d'auteurs ayant déjà publié chez nous, ou de traductions. » [4 avril]. Les éditeurs recevant un nombre aussi considérable de manuscrits ne doivent pas être si nombreux, rue des Saints-Pères.

Max Fischer, directeur littéraire chez Flammarion, écrit : « Sur chaque centaine de manuscrits, entrés à la direction littéraire l'an dernier, la Librairie en a retenu, en moyenne, deux. » Il y en avait peut-être vingt ou vingt-cinq qui auraient mérité d'être édités, mais « on crie déjà à la surproduction ! » [10 avril].

Chez Plon, c'est Maurice Bourdel qui répond : « Sans tenir compte des manuscrits nouveaux d'auteurs déjà publiés dans notre maison, de ceux que nous avons nous-mêmes sollicités, ni des livres étrangers, nous avons eu à examiner 700 manuscrits dans le courant de l'année 1931. Sur ce nombre 15 seulement ont été retenus dont 4 romans, les romans représentant à peu près les 2/3 des manuscrits reçus. Le pourcentage d'acceptation serait donc de 2 % pour l'ensemble et de 1 % pour les romans. » [11 avril].

Louis-Daniel Hirsch, directeur commercial des Editions de la NRF, écrit : « En 1931nous avons reçu, en dehors de nos contrats, 910 propositions d'édition sur lesquelles nous avons accepté 6 ouvrages français et 18 traductions. Sur les 6 ouvrages français, 2 nous avaient été envoyés par relations, 4 nous étaient arrivés par le courrier sans aucune recommandation. » [14 avril].

Maurice Delamain, directeur chez Stock, répond : « Sans compter les très nombreux livres étrangers, la Librairie Stock refuse par an, en moyenne, 300 manuscrits. Nous publions environ 60 œuvres nouvelles par an. La proportion des manuscrits édités, 60 sur 360, ressort à 16 %. » Mais il convient de nuancer car, « en réalité, toute notre production provient d'auteurs de notre maison, de travaux commandés » : ces manuscrits-là sont acceptés à 80 % ou plus.

« Ceux qui nous parviennent spontanément d'auteurs inconnus sont presque tous refusés. Ces  manuscrits forment un " lot baladeur annuel "  de 1 200 à 1 500 unités qui font chacun leur apparition chez quatre ou cinq éditeurs dans l'année : œuvres de débutants et d'amateurs dont les meilleurs finissent par paraître ; œuvres d'illusionnés et de maniaques littéraires qui prouvent que la vocation de créer une œuvre n'a aucun rapport avec les moyens de la faire » : cette voie n'a amené à l'éditeur que deux auteurs en dix ans. [27 avril]

Albert Pigasse, directeur des Editions « Le Masque », ne parle que de 1932 : « Nous en avons reçu cette année, 85. Sur ce lot, nous en éditerons sûrement un, peut-être trois. En dehors de cet afflux exceptionnel, que nous avons baptisé " la grande marée de mars ", nous lisons environ 60 manuscrits, sur lesquels nous en éditons un ou deux. Mais nous publions, en outre, dans notre collection une vingtaine de romans étrangers. Or, pour sélectionner ces vingt romans, nous en lisons environ 300, un presque chaque jour. » [3 mai].

Le 12 : Simone Ratel, une jeune romancière qui publie Ben Kiki l'Invisible chez Denoël et Steele, répond à L'Intransigeant qui l'a interrogée sur sa démarche : « Faut-il bannir le merveilleux, autrement dit la poésie, de la littérature enfantine ? En U.R.S.S. on a proscrit les contes de fées. [...] J'ai écrit Ben Kiki en réaction contre ce naturalisme enfantin qui sévit chez nous depuis Mme de Ségur. [...] Cette réaction n'est d'ailleurs pas isolée puisqu'il s'est trouvé deux jeunes éditeurs pour lancer une collection intitulée " La Bibliothèque Merveilleuse ". Ce titre a créé un appel. Ben Kiki y a reconnu sa patrie. »

Le 14 : Parution de La Fin de Paris ou la révolte des statues, un roman d'anticipation de Marcel Sauvage. L'éditeur a innové en l'accompagnant d'une affiche de Paul Colin [1892-1985] à exposer dans les librairies. Cette idée ingénieuse, qui fera école, venait peut-être de l'artiste, qui avait illustré Les mémoires de Joséphine Baker, publiés en 1927 par Marcel Sauvage.

                                                                       L'Intransigeant,  14 avril 1932

Dès le lendemain l'auteur dédicace son livre à la librairie « Fermé la Nuit », place Dauphine. Paul Colin y signe son affiche, « au bénéfice de la Caisse de secours des artistes pauvres ». Cette effervescence prend fin deux semaines plus tard car Sauvage, qui est mutilé de la Grande Guerre, doit, sur ordre médical, prendre un repos absolu à la Gaude, dans le Midi, avant d'y subir une sixième opération, au cours de l'été.

Le 14 : Le roman de Proal n’a recueilli que peu d’échos mais Denoël lui promet des articles de Charensol et de Jaloux : « Figaro, Paris-Soir, L’Intran vont suivre rapidement. Un premier livre est toujours lent à partir, mais nous avons la plus grande confiance. Le temps est notre meilleur ami quand il s’agit d’une œuvre de réelle valeur. Pour le prix, il est très bien qu’on cite votre nom. Cela attire l’attention.

Mais Tempête n’a provisoirement aucune chance. Si on le dit beaucoup (surtout si on le dit beaucoup) c’est que vous ne l’aurez pas. On doit considérer cela comme une publicité. La vente est calme mais tous les livres se vendent mal en ce moment. »

L’auteur a un autre roman en préparation et il aimerait obtenir un prix : « Pour que nous puissions présenter A hauteur d’homme aux Goncourt, ce qui semble très possible, il nous faut le manuscrit définitif le 30 septembre, date extrême. Ne vous pressez pas. Mais si vous l’avez terminé, nous tenterons la chance. »

Le 15 : Emile Zavie, dans L'Intransigeant, annonce des « temps difficiles » pour le roman contemporain. Il estime cependant que les feuilles hebdomadaires et les petites revues, où les écrivains pourront publier leur prose, retrouveront leur importance « d'avant la guerre ».

     L'Intransigeant, 15 avril 1932

Le 16 : L'Intransigeant publie une lettre d'Alain Laubreaux, dont le journal avait annoncé la candidature au prix de Littérature coloniale avec son roman Wara, paru chez Albin Michel. Il demande aux « Treize » de démentir l'information, n'ayant fait aucun acte de candidature, ni envoyé son livre à aucun membre d'un jury littéraire : « Je me suis, du reste, juré, après la joyeuse plaisanterie du prix Goncourt 1930, à laquelle j'ai eu la faiblesse de participer, de ne jamais plus solliciter les suffrages d'un jury littéraire. » Son roman Le Corset noir avait, en effet, été considéré comme favori - jusqu'à la veille du scrutin.

Le 19, Jean Fréteval, dans Le Figaro, rend compte de Tempête de printemps avec enthousiasme : « Ce roman, le premier d'un nouveau venu sur la scène des lettres, nous laisse sur un telle impression de grandeur et de talent robuste que nous nous étonnons que l'un de ces mouvements d'opinion qui, si souvent à Paris, tracent le chemin aux œuvres de qualité, ne l'ait point imposé avec éclat au public. »

Le 23 : Proal, qui paraît sensible aux prix littéraires, et qui sait que Denoël en a obtenu un avec L’Hôtel du Nord, lui demande de faire des démarches en ce sens pour Tempête de printemps, mais l’éditeur n’est pas optimiste : « Nous ne croyons pas du tout que vous ayez des chances au prix 'Populiste'. Il est vraisemblable que l’on parlera de votre ouvrage pour de nombreux prix avant la fin de l’année : il est plus vraisemblable encore que vous n’en obtiendrez pas. »

 

Mai

 

Parution de Crime passionnel, un roman de Ludwig Lewisohn traduit de l'américain par Antonin Artaud et Bernard Steele.

 

Le 6 : Denoël, qui songe au roman suivant, encourage Proal : « Votre presse continue à être bonne et nous allons bientôt refaire un peu de publicité, car maintenant il commence à y avoir une petite demande sur votre livre». Son roman a souffert de la comparaison avec Giono, mais «cette comparaison est assez flatteuse, à tout prendre », lui écrit l’éditeur.

« Nous croyons comme vous que votre prochain roman s’écartera beaucoup du premier d’après ce que nous en connaissons. Il est évident que votre talent s’oriente plus vers l’étude en profondeur de l’homme que vers une sorte de poème où le sentiment cosmique prédomine. »

Le 11, Eugène Dabit, qui vient de publier Villa Oasis ou les faux bourgeois chez Gallimard, rencontre Denoël rue Amélie : « calé dans son fauteuil d’éditeur, d’un air grave il m’a annoncé qu’il " n’aimait pas beaucoup ". Que ne peut-on dire avec les mots. Lui ne s’en prive pas. La malveillance le guide ; au surplus, tel que je le connais, il n’a fait que parcourir mon livre. », écrit-il.

Voilà un reproche assez inattendu : Denoël avait, au contraire, la réputation de tout lire, et de ne laisser ce soin à personne d'autre. Il est vrai qu'il s'agit ici d'un livre publié chez un concurrent, pas d'un manuscrit. Dabit, qui publie son deuxième roman chez Gaston Gallimard, ne serait-il pas un peu déçu des résultats obtenus ?

Il s'est aussi aperçu que les mensualités qu'il perçoit rue Sébastien Bottin ne constituent pas seulement un à-valoir sur ses romans à venir : depuis octobre 1931 il rend compte, dans la NRF, des livres de confrères parus chez l'éditeur. Dabit est, désormais, l'obligé de Gaston Gallimard.

Le 28, constitution d’une nouvelle société « Les Trois Magots » dont Denoël détient toutes les parts.

 

Juin

 

Le 4 : Le jury de littérature de la Fondation américaine pour la Pensée et l'Art français, réuni sous la présidence de Georges Blumenthal, décerne ses trois bourses de 20 000 francs chacune au poète Ferdinand Lot, au critique d'art Gaston Poulain, et au romancier Eugène Dabit.

Le 15 : Robert Denoël reçoit le tapuscrit de Voyage au bout de la nuit. Est-ce que l'éditeur a vu le manuscrit autographe du roman ? C'est peu probable. Quoi qu'en aient dit les témoins de cette époque, c'est une copie dactylographiée qui a été déposée chez tous les éditeurs sollicités. L'autographe, lui, fut vendu par l'auteur le 29 mai 1943 au marchand d'art Etienne Bignou.

Céline l’avait soumis tout d'abord à Eugène Figuière, 166 boulevard du Montparnasse, qui lui proposera de l'éditer... neuf mois après la parution du livre chez Denoël et Steele [cf. 28 juin 1933].

Le 14 avril, il l'a déposé chez Gallimard, où l'on a tardé à lui répondre. Ce n'est que le 2 juillet - deux jours trop tard - que la Librairie Gallimard accepte le roman, en proposant divers allègements et remaniements. Quinze ans plus tard Céline rappelait à Jean Paulhan : « Oh, cher ami, je n’ai rien à dire de la NRF... J’ai bien failli ‘en être’ !... à une 1/2 heure près... vous le savez... le pneu... Crémieux se réveillant à temps... ‘j’en étais’ !... Le pauvre Denoël qui le jalousait l’admirait à en crever... A propos de Voyage il me répétait toujours ‘Paulhan m’a écrit... lui qui n’écrit jamais...’ »

Il l'avait encore proposé, selon Henri Mahé, aux Editions Bossard, 33 rue de Verneuil, mais cette maison d'édition créée en 1916 et qui fut très active au cours des années vingt, paraît avoir cessé progressivement ses activités à partir de 1931. Le 20 avril 1932 son capital est réduit de 1 110 000 F à 555 000 F et elle ne publie que cinq ouvrages dont deux de Léon de Poncins : La Franc-Maçonnerie, puissance occulte et Les Juifs, maîtres du monde.

Céline serait aussi passé dans les locaux des Editions du Sagittaire dirigées par Léon Pierre-Quint. Edouard Roditi, qui le secondait pour lire les manuscrits, raconte :

« Nous n'occupions rue Rodier, qu'un sombre rez-de-chaussée qui avait jadis été le magasin où l'on stockait les livres. [...] les hésitations déjà maladives de Pierre-Quint, qui réussissait rarement à prendre une décision utile en temps voulu et se perdait souvent en des considérations d'une complexité déroutante, ajoutaient à nos embarras financiers. Lors des rencontres de notre comité de lecture, nous discutions interminablement d'innombrables projets d'édition dont la plupart ne se réalisaient jamais.

Il nous est ainsi arrivé de voir un jour un inconnu, Louis-Ferdinand Céline, nous proposer le manuscrit de son Voyage au bout de la nuit. Nous nous sommes éternisés en discussions au sujet de l'opportunité de sa publication avant de refuser, bien contre mon gré, de le publier, et de le renvoyer, hélas, à l'auteur. Ce livre fit par la suite la fortune des Editions Denoël et Steele, et il est curieux, à cet égard, de constater aujourd'hui que nous étions, Bernard Steele et moi, alors les seuls jeunes éditeurs parisiens, quoique tous les deux juifs et de nationalité américaine, à nous enthousiasmer pour ce manuscrit que douze maisons d'édition avaient refusé avant qu'il ne nous soit soumis, d'abord à moi et ensuite à Bernard Steele. » [Masques, printemps 1983].

François Gibault rapporte que Louis Aragon, qui aurait connu Céline rue Lepic dès 1932, ayant appris qu'il avait un manuscrit en lecture chez Denoël, serait intervenu auprès de l'éditeur pour lui signaler « la très étrange et forte personnalité de son auteur ». C'est ce qu'Aragon a raconté au cours d'une visite à Antoine Gallimard en juin 1979 [Délires et persécutions, p. 127].

 

Les premiers rapports attestés entre Aragon et Denoël datent du 30 octobre 1933, lorsque l'écrivain lui accorde « un droit de préférence pour l'édition de ses œuvres à venir (romans, essais, poèmes) », mais il est possible que les deux hommes se soient rencontrés auparavant puisque Denoël, alors qu'il habite déjà Paris, publie en octobre 1926, dans la revue Sélection, « Vers Louis Aragon ».

On s'accorde à dater du 15 juin la réception du manuscrit de Voyage chez Denoël et Steele, et à considérer que l'accueil de l'éditeur fut enthousiaste, mais pas au point de proposer à l'auteur des conditions exceptionnelles puisqu'il ne lui paiera 10 % de droits qu'en cas de réédition : il s'agit d'un « demi-compte d'auteur ».

Vingt ans plus tôt, Du côté de chez Swann avait eu le même parcours : refusé successivement par la NRF, le Mercure de France, Fasquelle, et Ollendorf, avant d'être accepté par Bernard Grasset, il fut édité aux frais de l'auteur, mais à sa demande expresse. Le premier tirage de Swann fut de 2 200 exemplaires.

Ce qui fait la différence entre les deux contrats, et elle est essentielle, c'est que celui de Grasset accorde à Proust le copyright de son livre - droit dont l'écrivain usera en signant avec la NRF pour les volumes suivants - tandis que celui de Denoël lie Céline à sa firme, car c'est l'éditeur qui détient le copyright de Voyage.

Comment qualifier un tel contrat ?

Ce n'est pas un compte d'auteur. Dans ce type de contrat, c'est l'auteur qui charge l'éditeur de fabriquer et de diffuser son livre à ses frais, décide du chiffre du tirage, et reste propriétaire du copyright : c'est le cas de Swann.

Ce n'est pas un contrat en participation : proche du compte d'auteur, ce type de contrat implique l'engagement réciproque de partager les bénéfices et les pertes d'exploitation. C'est un peu le cas du contrat signé en octobre 1929 par Eugène Dabit pour L'Hôtel du Nord : le tirage du livre, fixé à 3 000 exemplaires, était payé pour un tiers par l'auteur, pour les deux tiers par l'éditeur. L'écrivain percevait 50 % sur le prix fort de vente. En cas de réimpression, l'éditeur prenait tous les frais à sa charge, mais l'auteur ne percevait plus que 10 % sur les ventes, comme dans un contrat traditionnel.

Denoël savait qu'un tel contrat était sans réelle valeur juridique : c'est ce qui avait permis à Gaston Gallimard d'en attaquer la validité, avant de proposer d'autres conditions à l'écrivain, et de le débaucher.

En octobre 1931, Denoël avait signé avec Jean Proal, pour son premier roman, un contrat tout à fait normal, qui accordait à l'auteur 10 % sur les ventes, ce pourcentage étant majoré progressivement en cas de retirages. Il lui faisait même des conditions exceptionnelles en lui payant ses droits, moitié à la signature du contrat, moitié à la mise en vente du livre, dont le premier tirage était fixé à 3 000 exemplaires.

Le contrat signé par Céline est encore différent. Contrairement à Eugène Dabit, Destouches-Céline n'entend pas participer aux frais de fabrication de son livre, et il ne tient pas non plus à en payer le tirage, comme Marcel Proust. Denoël va donc lui demander une autre forme de participation, assez proche de la proposition d'Eugène Figuière.

Le 30, Céline et Denoël signent le contrat d’édition de Voyage au bout de la nuit. L’article 5 stipule que l'éditeur payera à l’auteur 10 % du prix de vente, « à partir du 4e mille ». Il se réserve 50 % des droits de traduction, des droits d’adaptation au cinéma, des ventes en cas d’édition de luxe ou d’édition populaire.

La formulation est ambiguë. A cette époque, les « mille » étaient généralement de 500 exemplaires. La clause du contrat devrait signifier que Céline percevra ses 10 % à partir du 2 001e exemplaire vendu.

Or, le 27 janvier 1933, le comptable des Editions Denoël et Steele envoie à l'écrivain un relevé des ventes de son livre en rappelant que les « trois premiers mille » ne comportent pas de droits d'auteur : l'éditeur en ayant vendu 28.350 à la date du 31 décembre 1932, il lui en règle 25 350.

Cette interprétation sera confirmée par Denoël qui, dans une lettre du 11 octobre 1938 à Céline, accepte d'abroger l’article V de son contrat pour Voyage, en ajoutant : « Il ne peut donc être question pour nous de vous refuser le paiement des droits portant sur les 3 000 premiers exemplaires de cet ouvrage. »

L'expression « à partir du quatrième mille » signifie donc : à partir du 3 001e exemplaire. Les termes du contrat permettent aussi de chiffrer le premier tirage du roman à 3 000 exemplaires, ce que Denoël confirma plus tard dans une interview accordée à André Roubaud : « Dix jours avant le prix, le premier tirage de trois mille exemplaires n’était pas épuisé. » [Marianne, 10 mai 1939].

Pourquoi Denoël propose-t-il au débutant Céline un « demi-compte d'auteur », alors qu'il avait signé avec le débutant Proal un contrat traditionnel ? Voyage comporte 650 pages, Tempête de printemps, à peine 250. Est-ce pour payer l'imprimeur que Béatrice Hirshon accorde, le 1er octobre, un prêt de 65 000 francs aux Editions Denoël et Steele ?

D'autre part, la formule proposée par l'éditeur (pas de droits d'auteur avant le 3 001e exemplaire vendu) est-elle si exceptionnelle ? On peut voir que Figuière propose, lui aussi, 10 % à partir du 2 001e exemplaire.

Le 10 mars 1932, Denoël a rédigé une autre forme de contrat avec Pierre Albert-Birot, qui n'est pas un débutant mais dont les ventes sont confidentielles. Pour Grabinoulor, il lui verse un franc par volume imprimé jusqu'à 2 000 exemplaires, somme acquise et versée au moment de la mise en vente du livre. En cas de réédition, l'auteur percevra 12 % jusqu'à 5 000 exemplaires, 15 % jusqu'à 20 000, 18 % au-delà. Ici encore, pas de droits d'auteur sur le premier tirage, mais une somme fixe payée à parution.

Il n'y a pas de règle précise : l'éditeur module ses contrats en fonction du succès escompté pour les livres qu'il accepte. Il importe de se rappeler que la France ne s'est dotée d'une législation sur la propriété littéraire et artistique que le 11 mars 1957. Avant cette date, c'étaient les tribunaux civils qui tranchaient les litiges portant sur les contrats d'édition.

 

Juillet

Le 15 : L'intransigeant signale une nouvelle liquidation de romans contemporains à bas prix , et se demande ce que deviennent, en pareil cas, les droits d'auteur. Un membre de la Société des Gens de Lettres lui a répondu que ces liquidations, qui se multiplient en période de crise, se font sans doute avec l'accord des écrivains ; il s'agit, pour beaucoup d'éditeurs, d'un « effort » pour abaisser le prix du roman de 15 francs.

Fortunat Strowski, dans Quotidien, avance une autre explication : « Les éditeurs gênés par la crise réclament aux libraires, le règlement des droits des ouvrages qui leur furent expédiés. Les libraires gênés, eux aussi, se hâtent de vider leurs réserves où s'entassent les livres invendus. Comment récupérer le prix de transbordement de ces invendus ? Et l'intérêt de l'argent ? Où les éditeurs vont-ils emmagasiner cette marée d'invendus ? Un seul remède : le solde qui avilit l'ouvrage et fait croire que l'auteur est démonétisé. »

L'hebdomadaire L'Œil de Paris, généralement bien informé, dénonce une autre pratique, plus inquiétante encore :

L'Œil de Paris,  30 juillet 1932

Le 16 : L'intransigeantl annonce qu'une revue, Le Travail et les Travailleurs, a chargé son comité de lecture de choisir un « livre du mois », comme le fait la Sélection Sequana depuis quelques années. Le premier titre choisi est Vagabonds du Pacifique de John Russel, publié en juin chez Denoël et Steele. J'ignore si ce projet a abouti.

Le 21 : La presse annonce un plaisant concours littéraire imaginé par Robert Denoël :

 

                            Le Figaro,  21 juillet 1932                                                             Cyrano,  24 juillet 1932

Ce concours, dont le jury comporte trois auteurs Denoël, est diversement accueilli dans la presse : « on n'a pas manqué de se gausser et de crier à la mort des prix littéraires. Ce fut un beau prétexte à plaisanteries pour échotiers et courriéristes, mais il s'est trouvé bien peu de critiques pour souligner la valeur de " document " qu'offraient ces histoires d'enfants [...] Cependant, ne peut-on, dans ces récits naïfs, retrouver quelques fragments d'un monde dont l'accès nous est fermé? Ces histoires ingénues, ne sont-ce pas des échappées sur le mystère de l'enfance ? », écrivait en avril 1933 un critique de la Revue Belge. Le petit volume sorti de presse en novembre 1932 figurera sur la liste des ouvrages soldés par l'éditeur en juin 1947.

Le même mois, un hebdomadaire, A la Page, fonde un prix littéraire destiné à récompenser une nouvelle inédite écrite par ses lecteurs âgés de quinze à vingt ans. Un prix de 1 000 francs récompensera le lauréat.

En octobre Les Marges, la revue d'Eugène Montfort, poussera la provocation plus loin en annonçant un prix littéraire décerné « à un moins de deux ans, dont le montant sera constitué par un livret d'épargne d'une valeur de mille francs, et qui couronnera le plus bel alexandrin formé par le premier mot et les quatre ou cinq mots suivants prononcés par un moins de deux ans. » L'Intransigeant, qui relaie l'information, écrit que Les Marges n'ont pas tort de partir ainsi en guerre contre l'abus que l'on fait des prix littéraires.

 

Les Denoël prennent leurs vacances dans le Jura : « J’ai été passer quelques jours dans votre admirable pays : j’en suis revenu heureux, tout rafraîchi, prêt à recommencer la lutte », écrit Denoël à Jean Proal, auprès de qui il s’inquiète de l’état d’avancement de son prochain roman : « Nous n’avons aucun candidat aux prix de fin d’année et nous aimerions de vous présenter. Pour cela il nous faut votre manuscrit le 25 septembre au plus tard ».

 

Août

 

Le 1er : Le Figaro revient à nouveau sur le concours littéraire pour enfants imaginé par les éditeurs de la rue Amélie et s'en tient à sa seule valeur pédagogique. L'Œil de Paris, lui, soulève une autre question, d'ordre commercial.

 

         Le Figaro, 1er août 1932                                                           L'Œil de Paris,  20 juillet 1932

Le 4 : Dernière lettre à Victor Moremans : « Je vous fais parvenir Le Petit Père Renaud dont le service de presse n’a pas encore été fait (absence de l’auteur) ». Denoël ne mentionne pas le roman de Céline, mais son ami liégeois en recevra un exemplaire tiré sur alfa, dédicacé, à sa parution.

     Victor Moremans [1890-1973] à la Gazette de Liége

Il est possible qu'une partie de cette correspondance ait disparu lorsqu'une bombe volante tomba, le 6 janvier 1945, sur la maison du journaliste, dispersant ou détruisant meubles et manuscrits. D'autre part Moremans cassa volontairement sa plume à la déclaration de guerre et ne reprit ses activités à la Gazette de Liége qu'après la Libération.

Le 5, Denoël écrit à Jean Proal : « Allez-vous nous donner votre livre pour la rentrée ? J’en serais personnellement très heureux, si toutefois vous ne devez pas vous presser pour le finir. Nous n’avons aucun candidat aux prix de fin d’année et nous aimerions de vous présenter. Pour cela il nous faut votre manuscrit le 25 septembre au plus tard. »

Le 8 : IXe Congrès annuel des libraires de France à Rennes. L'Ouest-Eclair n'a relevé dans l'assistance que deux éditeurs parisiens : Jean Martin, directeur de la Librairie Larousse, et Robert Denoël.

Le 26 : Denoël refuse le manuscrit de Géronte aux assises. René-Louis Doyon publiera ce texte aux Editions de la Connaissance - c'est-à-dire chez lui - à la fin de l'année.

Le 27 : Denoël renoue avec son vieil ami Georges Poulet, qu’il a perdu de vue depuis plusieurs années et qui vient de publier des articles littéraires, ce qui l'amène tout naturellement à des commentaires sur ses propres travaux : « Quant à moi, je ne travaille presque plus personnellement, étant dans l’impossibilité matérielle de me livrer au grand roman que j’incube depuis trois ou quatre ans. Je travaille quelques heures tous les mois, je cherche le ton et j’en approche lentement, lentement. Quand je l’aurai trouvé, il me restera à écrire et cela durera deux ou trois ans. Tes prédictions se réaliseront. T’en souviens-tu ? " Tu feras un roman dans dix ans ". »

En réalité Denoël n'a jamais renoncé à écrire. En janvier 1932 il a rédigé un petit conte, « Le Menteur », dont j'ignore s'il l'a proposé à une revue ou s'il l'a rangé dans un tiroir, mais je pencherais pour la seconde solution.

De la même époque doit dater « Le Vol du Stradivarius » dont le tapuscrit porte de sa main un pseudonyme composé de son prénom et du nom de sa femme. Denoël a-t-il eu la tentation de proposer cette nouvelle inédite rue Amélie, comme le suggère la suscription ? Ou faut-il comprendre que l'auteur habite chez Denoël et Steele ?

En 1983 René Barjavel raconta à Pierre Assouline, qui l'interrogeait pour la préparation de sa biographie de Gaston Gallimard, que Robert Denoël avait publié « en 1944-45 un roman sous un pseudonyme pour ne pas être jugé sur ses qualités littéraires. Barjavel m'a dit : " R.D. n'a pas eu tort car le livre fut un bide. Si vous me montrez un catalogue de l'époque, je vous retrouverai le titre et le pseudonyme. " » [lettre de Pierre Assouline à l'auteur, 2 novembre 1984].

Comme toujours avec Barjavel, on reste dans l'imprécision. Veut-il dire que le livre parut avant ou après la Libération ? Si c'est avant, on comprend que l'éditeur ait choisi de paraître dans sa propre maison sous un pseudonyme. Si c'est après, les raisons en sont toutes différentes, puisqu'il doit vivre caché.

Barjavel n'est pas le seul à avoir évoqué un tel roman. Le 19 décembre 1979 Cécile Denoël écrivait : « Il a également, durant les mois qui suivirent la Libération, écrit un ouvrage dont j’ignore le titre et le pseudonyme, sur des aventures où les prisons espagnoles tiennent une grande place et dont il nous lisait chaque jour les chapitres écrits la veille, en venant déjeuner chez le père de Morys où, quotidiennement, il recevait amis et auteurs ».

Denoël a pris ses repas chez Gustave Bruyneel, rue Pigalle, entre septembre 1944 et mars 1945. Le roman dont parlent Barjavel et Cécile a sans doute existé. A-t-il été publié ? C'est ce qui reste à découvrir.

Revenons à la lettre adressée à Georges Poulet, qui a été nommé docteur en Philosophie et Lettres à l'université d'Edimbourg. Denoël lui donne des nouvelles de la vie parisienne : « Depuis que je suis à Paris, j’ai eu à soutenir des luttes souvent mesquines, presque toujours amères. Et ce n’est pas fini en dépit d’une réussite morale qui s’affirmera davantage encore cet hiver. Le métier d’éditeur me donne des joies assez vives parfois mais il m’oblige à composer avec une certaine médiocrité, indispensable pour des raisons matérielles. Je ne peux me permettre certaines publications de valeur qu’à la condition de les balancer par d’autres que je voudrais parfois plus honorables. »

Il lui parle de Robert Poulet, dont il a publié deux livres : «Tu sais quelle affection j’ai toujours manifestée pour ton frère. Elle ne fait que croître depuis que je suis avec lui en relations plus suivies. Tu n’imagines pas quelles résistances il faut vaincre pour arriver à le faire parler de ses livres. Cela me navre de le voir attendre si longtemps le succès - ne serait-ce que parmi ce public lettré ou dit tel dont la paresse est inimaginable. Peut-être Le Meilleur et le pire que nous publierons en novembre sera-t-il le vrai point de départ. »

Deux romans sont en préparation pour la rentrée : « Vers la fin de septembre je t’enverrai deux romans : La Jeune Fille au masque de Janine May et Voyage au bout de la nuit de L.F. Céline. Le second me paraît extraordinaire. »

Quarante ans plus tard, Georges Poulet s’en souvenait encore : « Denoël m’a fait parvenir, signé de Céline, un exemplaire du Voyage au bout de la nuit, au moment de son apparition. Je me rappelle en avoir lu quelques pages, mais fus forcé d’en interrompre la lecture, tant était grande chez moi la révulsion causée par des pages dont la force m’apparaissait comme insupportable. »

 

Septembre

 

Le roman de Céline est à la composition ; quatre jeux d’épreuves seront nécessaires pour en fixer la forme définitive. L'éditeur a-t-il voulu modifier ou supprimer quelque chose ? Il s’attire aussitôt une lettre de semonce de l’auteur : « De grâce surtout n’ajoutez pas une syllabe au texte sans me prévenir ! Vous foutriez le rythme par terre comme rien ».

Denoël envoie des épreuves du livre à Jean Paulhan, qui écrira plus tard : « J’ai connu le Voyage au bout de la nuit sur les épreuves que m’a adressées Robert Denoël. J’ai répondu à Denoël, par courrier, que le livre me paraissait admirable. De quoi Céline, à la sortie du livre, m’a remercié gentiment ».

 

Octobre

 

Le 1er : Le capital de la société des Editions Denoël et Steele est porté à 365 000 francs. Mme Béatrice Hirshon, la mère de Bernard Steele, entre dans le capital de la société en représentation d’un apport en liquide de 65 000 francs, et reçoit 130 parts de 500 F.

Mme Hirshon n'était pas entièrement étrangère à la littérature puisqu'en mars 1930 elle avait, sous le pseudonyme de Patricia Lee, déposé aux Etats-Unis le copyright d'une pièce en trois actes écrite avec un certain Hadley Waters, qui portait le titre : Counterfeit, c'est-à-dire : « Contrefaçon ».

Le 4 : L'Intransigeant annonce que Lucien Descaves assistera au prochain déjeuner de l'Académie Goncourt : « il s'était éloigné de la Compagnie en 1917, lors des intrigues qui provoquèrent l'échec de Georges Courteline, candidat au fauteuil d'Octave Mirbeau. »

Le 9 : « Les livres se porteront-ils longs cette année ? » se demandent « Les Treize », dans L'Intransigeant : «Il en est un, en tout cas, qui battra tous les records : c'est le roman Les Loups, de M. Guy Mazeline, l'auteur de Un Royaume près de la mer. Les Loups constituent un gros volume de plus de 600 pages, texte serré, format des œuvres de Marcel Proust : il contient à lui seul, la matière de sept volumes des Thibault, de M. Roger Martin du Gard. »

Dans Candide Fernand Vandérem, qui n'a pas encore reçu le volume de 624 pages que compte le roman de Céline, qualifie Les Loups d' « entreprise unique, je crois, dans les annales de la typographie romanesque, battant de loin tous les records de Proust à cet égard et qui, sans l'ombre de coupures ni de sacrifices, nous présente d'un coup une œuvre entière dont l'ancien système nous eût fait attendre, combien d'années ! les péripéties et l'achèvement. »

Dans Les Annales André Billy estime, lui, que la crise, qui a favorisé l'éclosion du livre à bon marché, « pourrait bien avoir aussi, par le resserrement, le repliement qu'elle impose à nos loisirs, déterminé le succès du roman long... lu lentement, calmement, pendant les veillées d'hiver, au coin du feu. »

Le 10 : Denoël a reçu des nouvelles de Jean Proal, dont le nouveau roman n’est pas prêt : « Certes, nous aurions aimé de publier votre second volume au printemps, mais nous ne pouvons que vous encourager à le porter aussi prêt que possible de la perfection et si nous devons attendre l’automne prochain, nous l’attendrons patiemment. Je vous envoie vers la fin de la semaine un prodigieux roman : Voyage au bout de la nuit par Louis-Ferdinand Céline. »

 

 

Le 15 : Parution du roman de Céline, imprimé à 3 000 exemplaires par la Grande Imprimerie de Troyes. Auparavant, Denoël en a fait publier les « bonnes feuilles » dans une douzaine de périodiques, dont Monde, Europe et Les Cahiers du Sud.

 

 

Le 18, Eugène Dabit écrit à Henri Jeanson : « Je suis en pourparlers avec Jean Renoir pour une réalisation cinématographique de l’Hôtel du Nord. A mon retour, en novembre, je serai fixé sur ce projet. S’il n’aboutit pas, alors, nous verrons. Je vous écrirai pour que nous puissions parler de votre intention de scénario ». Jeanson écrira bien le scénario mais c’est Marcel Carné qui réalisera le film en 1938.

Le 19 : Dans L’Œuvre André Billy analyse favorablement le roman de Mazeline et conclut : « Balzac, voilà le nom qu'il est impossible de ne pas prononcer en parlant des Loups. [...] Ce roman énorme, minutieux et convulsif, mérite d'être salué comme une intéressante promesse. L'avenir dira si c'est un chef-d'œuvre. »

Le 20 : Dans Bibliographie de la France, Denoël et Steele passent l’annonce suivante, à propos du livre de Céline : « Ce roman, le plus original et le plus riche en substance que nous ayons publié jusqu’à ce jour, est promis à un retentissement considérable. »

Le 25 : « Les Treize » rendent compte favorablement des Loups dans L'Intransigeant. Comme André Billy, quelques jours plus tôt, ils comparent Mazeline à Balzac, mais songent aussi à Proust et à Stendhal.

Le même jour, dans Le Petit Parisien, Jean Vignaud salue « l'œuvre de ce jeune en qui s'annonce un maître », dont l'arrière-grand-père fut un des chefs de l'industrie locale, un roi du fer et de l'acier, ce qui explique en partie les dons d'observation du romancier qui a si bien décrit ce milieu havrais.

Le 26 : Les membres de l'académie Goncourt fêtent chez Drouant le retour de Lucien Descaves qui, depuis 1917, votait par correspondance. La presse écrit qu'il a cédé aux instances de Roland Dorgelès mais d'aucuns savent qu'il a repris sa place à table en vue d'assurer le succès de son candidat en décembre : Louis-Ferdinand Céline.

Le Petit Parisien,  27 octobre 1932

Descaves et da femme avaient reçu à parution des exemplaires du service de presse mais Céline s'est empressé de faire savoir à Mme descaves que « les Voyages que vous reçûtes sont de simples exemplaires pour les amis, mais il en est 2 autres, luxueux, à l'impression, que vous recevrez tout spécialement... Je n'ose même pas vous dire merci, tellement je suis confondu de joye ; j'ai peur que tout cela craque... »

Les exemplaires de luxe hors commerce sont en effet sortis de presse le 2 décembre. Celui de Mme Descaves, tiré sur Arches, est passé en vente le 7 octobre 2014 chez Sotheby's à Paris. L'exemplaire de Lucien Descaves, dont le soutien au Prix Goncourt « confondait de joye » l'auteur, n'est pas encore connu.

Le 27 : « Les Treize » annoncent dans L'Intransigeant que le prix des Enfants écrivains a été décerné la veille à une nouvelle intitulée « Le Coucou, le rossignol et l'âne » qui est l'œuvre d'une fillette de onze ans et demi, la petite-fille du philosophe russe Nicolas Roubakine. « Les Mémoires d'un lapin blanc », qui a obtenu le deuxième prix, est tout aussi estimable et est dû à une fillette de Laval.

Le 29, l'un des « Treize » revient à nouveau sur le prix littéraire du 26 : « A-t-on réfléchi à l'apport de sang jeune, et surtout de rêve, que représentent les centaines de milliers d'émigrés russes ? Dans quelques années, ils créeront des œuvres qui, pour être écrites en français, n'en seront pas moins nouvelles. Et ce ne sera plus un prix de littérature enfantine qui les couronnera. »

Hélas, Nadine Roubakine ne paraît pas avoir tenu les promesses de ses douze ans et son histoire de coucou, de rossignol et d'âne est restée sa seule œuvre publiée en France. Mais L'Intransigeant n'en a pas encore fini avec elle car l'hebdomadaire Aux Ecoutes a relevé, le 6 novembre, que cette petite perle enfantine serait, comme titre et comme sujet, une réminiscence de Diderot : « Une enfant de douze ans à qui l'œuvre de l'auteur des Bijoux indiscrets est familière, voilà qui n'est pas banal, cette enfant fût-elle, comme en l'occurrence, la fille d'une directrice d'école... », écrit l'un des « Treize », le même sans doute qui, depuis des mois, se passionne pour ce concours denoélien.

Le chroniqueur de L'Action Française, lui, n'a été dupe à aucun moment : « En fait, les contes qui ont été soumis au jury semblent bien, ainsi qu'on pouvait le prévoir, écrits par les précepteurs, institutrices ou parents du candidat. On n'y trouve même pas - dans l'ensemble - cette fraîche naïveté qui est à peu près le seul charme de pareils écrits. » [27 octobre].

Denoël manqua-t-il de flair ? Il eût mieux fait de couronner la fillette au lapin blanc car celle-là fit une carrière littéraire : huit ans plus tard, son premier roman parut chez Julliard. Elle s'appelait Françoise d'Eaubonne !

L'Humanité, 7 décembre 1944

 

Novembre

 

Le 3 : L'éditeur du roman de Guy Mazeline publie des encarts victorieux dans plusieurs quotidiens et ne se prive pas de rappeler que Robert Brasillach lui a consacré les six colonnes de sa « Causerie littéraire » dans L'Action Française du 6 octobre :

      L'Action Française,  3 novembre 1932

Le 5 : L'Intransigeant rend compte d'une interview de Lucien Descaves aux Nouvelles Littéraires, où il regrette que, comme chaque année, les éditeurs attendent la dernière minute pour « dévoiler leurs batteries ». Mais cette tactique, les académiciens n'en sont-ils pas un peu responsables ? N'ont-ils pas dit et répété qu'un livre paru trop tôt et dont la critique littéraire a trop parlé, n'avait plus aucune chance de recevoir le prix Goncourt ? s'interrogent « Les Treize ».

C'est sans doute pourquoi ils ont évité, jusqu'ici, de rendre compte du roman de Louis-Ferdinand Céline, paru à la mi-octobre, ce qui dispense Denoël de faire insérer des placards publicitaires dans le journal. L'éditeur des Loups, qui a bénéficié d'une demi-douzaine d'articles en un mois, les multiplie. Il est vrai que Guy Mazeline est le chroniqueur judiciaire de L'Intran.

Le 10 : Pierre-Jean Launay publie dans Paris-Soir la première interview de Céline, qui lui avait recommandé, quelques jours plus tôt : « je compte sur vous pour ne pas donner à notre entretien de cet après-midi le tour d'un prologue révolutionnaire ! [...] Denoël a besoin de tout le monde et je ne veux lui faire aucun tort, de simples généralités, du pittoresque mais rien d'impertinent ou de prétentieux vis-à-vis des confrères et du monde en général. » [collection Jacques Launay].

Le 11 : L'Intransigeant annonce la publication des vingt-cinq histoires d'enfants réunies en volume par les Editions Denoël et Steele. Qu'en est-il des droits d'auteur ? La question « vient d'être réglée d'une manière très élégante : les jeunes auteurs ont abandonné leur droits  au bénéfice de L’Œuvre des " Petits Lits Blancs " ».

Le 13 : L'Intransigeant, après avoir consacré une belle rubrique à Simone Ratel et à La Maison des Bories, se fait l'écho d'un article d'Eugène Marsan consacré à André Billy et à La Femme maquillée : l'un et l'autre sont favoris au prix Goncourt. « André Billy est-il notre Laclos ? Jamais, en tout cas, je n'ai été plus sûr d'avoir lu un chef-d'œuvre du roman. »

Le 14 : A défaut de parler de leurs livres, « Les Treize » épinglent deux écrivains « qui ont visiblement voulu dissimuler leur personnalité derrière des pseudonymes » et qui intriguent le monde des lettres : qui sont Constance Coline, auteur de Chacun pour soi [Plon], et Louis-Ferdinand Céline, auteur de Voyage au bout de la nuit [Denoël et Steele] ?

La Matin croit savoir que Constance Coline est « une femme du monde très répandue dans les milieux littéraires » et L.-F. Céline, « un médecin connu qui fut chargé, à plusieurs reprises, d'enquêtes importantes par la Société des Nations. »

   

Constance Coline en 1932 et en 1934

Le 16 : L'Intransigeant a trouvé un document concernant la mystérieuse écrivaine, qui cache doublement son identité, et dont il ne sera plus question par la suite. L'essentiel est de ménager l'attention du lecteur jusqu'au 7 décembre, date de l'élection du prix Goncourt.

Soyons juste : Constance Coline [1898-1982] finira par relever la tête en 1934, à l'occasion de la parution de son deuxième roman, La Main passe, chez Flammarion, qui, comme le précédent, décrit la société bourgeoise où elle se meut avec aisance. Elle entamera par la suite une excellente carrière dans l'écriture pour le théâtre, toujours sous ce pseudonyme, qui n'a pas été percé. Mais Les Nouvelles Littéraires ont tout de même donné, le 10 décembre, une précision inattendue. Cette dame n'est pas une princesse russe, comme on l'a dit : elle est médecin, attachée au service d'un hôpital parisien.

Le 24 : « Les Treize », aidés par un prote expérimenté, ont bien examiné le livre de Céline : « On entend dire souvent que le Voyage compte quelques pages de plus que Les Loups. Mais dans ce domaine de la densité respective il faut remarquer que, pour un même nombre de pages, Voyage au bout de la nuit représente, en termes techniques d'édition, 1 080 000 lettres et signes, et Les Loups, 1 850 000 lettres et signes. »

Ils n'oublient pas de complimenter ses éditeurs, qui ont publié en avril La Fin de Paris, le roman étonnant de Marcel Sauvage (collaborateur de L'Intransigeant), auquel on vient de décerner le prix Georges Courteline.

Le 25 : Dans L'Intransigeant, l'un des « Treize » [René Trintzius] rend compte du roman de Céline : « Ce livre, avec si peu de talent et peut-être du génie, vous laisse pantois. [...] On admet ou on rejette en bloc ce récit spontané. Si le charme - il faut prendre le mot au sens fort - n'agit pas tout de suite, mille taches peuvent choquer, le torrent du style qui broie tous les tons, pulvérise la syntaxe [...] Mais ces reproches, on ne peut les retenir que si l'on ne veut pas se laisser entraîner par le courant. Et je ne crois guère qu'on puisse résister à un courant pareil... »

Le 26 : Le Figaro passe en revue les romans qui devraient être prochainement distingués par des prix littéraires, et les favoris sont les mêmes pour tous les prix. Au Goncourt : Guy Mazeline pour Les Loups (Gallimard), Louis-Ferdinand Céline pour Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele), Simone Ratel pour La Maison des Bories (Plon). Les outsiders sont : André Billy pour La Femme maquillée (Flammarion), Jean-Richard Bloch pour Sybilla (Gallimard). Au prix Femina, Roger Chauviré a les meilleures chances avec Mademoiselle de Boisdauphin (Editions de l'Illustration).

Le 27 : L'hebdomadaire Cyrano se demande si les Goncourt auront l'audace de couronner le roman de Céline :

     Cyrano,  27 novembre 1932

Le 30, les membres du jury Goncourt se réunissent pour une « répétition générale des votes » au cours de laquelle le prix est virtuellement décerné à Céline avec cinq voix, celles de Lucien Descaves, Léon Daudet, Jean Ajalbert, Rosny jeune, et Rosny aîné, président du jury dont la voix compte double.

On évoque souvent les deux livres qui resteront en lice, le 7 décembre, mais il n'est pas inutile de rappeler que sept autres romans avaient été sélectionnés par les jurés Goncourt : Le Voleur d'étincelles de Robert Brasillach (Plon), Le Pari de Ramon Fernandez (Gallimard), La Maison des Bories de Simone Ratel (Plon), Tite-le-Long de Marcel Jouhandeau (Gallimard), Le Pain quotidien d'Henri Poulaille (Valois), La Maison dans la dune de Maxence Van der Meersch (Albin Michel), La Femme maquillée d'André Billy (Flammarion).

Denoël fait retirer 10 000 exemplaires [le premier tirage n’est pas épuisé] et imprimer de nouvelles bandes portant « Le 29e prix Goncourt ».

 

Parution du troisième roman de Robert Poulet : Le Meilleur et le pire, qui est assez obscur et qui reçoit un accueil mitigé. Edmond Jaloux, qui avait encensé ses deux premiers livres, écrit qu'il marque un temps d'arrêt dans la carrière de l'écrivain. Dans L'Intransigeant, « Les Treize » l'exécutent d'une phrase : « Un titre excellent, un titre terrible, car il définit à merveille, dans sa brièveté, ce qu'on trouve dans ce roman. »

Poulet lui-même parlera d'un «ouvrage raté » : « Jamais, au grand jamais, je n'ai relu Le Meilleur et le pire, dont j'effacerais le titre de la liste de mes livres si ce n'était pas manquer à la probité, sur le plan de l'histoire littéraire. » C'est pourtant ce roman que Robert Denoël présentera, avec celui de Céline, aux jurés Goncourt, si l'on en croit Emmanuel Buenzod, qui l'écrit dans La Gazette de Lausanne du 4 décembre.

 

Pédiatrie,  novembre 1932

Pendant que les journalistes et les jurés littéraires s'agitent à propos de son livre, le docteur Louis Destouches publie tranquillement dans Pédiatrie, une revue médicale qui paraît à Marseille, un article concernant le traitement des coryzas par la « Kidoline », une instillation d'huile adrénalinée mise au point pour Romuald Gallier [1890-1977], dont la pharmacie était située au 38 du boulevard du Montparnasse.

Pédiatrie,  novembre 1932

Destouches a été embauché par Gallier en 1930 comme rédacteur pharmaceutique, et il s'emploie à faire valoir les produits proposés par son laboratoire. Ce n'est pas celui de « La Biothérapie », où il travaille depuis 1928 et qui est situé 20 avenue du Maine, bien que Gallier en soit devenu administrateur.

 

Décembre

 

Le 1er : Denoël et Steele annoncent que les tirages de luxe de l'édition originale de Voyage au bout de la nuit sont épuisés sur tous les papiers.

    

Mercure de France,  1er novembre et  1er décembre 1932

Le 5 : Le prix Femina est attribué à Ramon Fernandez pour Le Pari (Gallimard), le prix Interallié à Simone Ratel pour La Maison des Bories (Plon).

Dix tours de scrutin ont été nécessaires pour désigner le lauréat du Femina : Le Pari l'a finalement emporté sur Les Loups par neuf voix (dont celle, prépondérante, de la présidente) contre neuf, et deux votes blancs.

« Puisque les vingt membres du jury ne pouvaient se mettre d'accord, pourquoi ne point reporter l'attribution du prix quelques jours plus tard ? », se demande l'un des « Treize » dans L'Intransigeant. « Cela vaut mieux que de décerner une récompense littéraire aussi importante par neuf voix sur vingt votants. [...] La voix prépondérante du président d'un jury est une arme dont il ne faut user qu'avec prudence. »

Le 6, Léon Daudet consacre - sans le nommer - le roman de Céline dans un retentissant article en première page de L’Action Française. Lucien Descaves, qui parle d'un livre « de haulte graisse », en fait autant dans le Journal. L'Intransigeant publie l'avis d'André Chamson : « Le plus grand vagabondage humain que l'on ait pu faire depuis le 2 août 1914 ».

        

       Léon Daudet [1867-1942],  Lucien Descaves [1861-1949], Jean Ajalbert [1863-1947]

 

Le 7 : Le prix Goncourt est attribué au premier tour à Guy Mazeline pour Les Loups, avec six voix. Trois voix, celles de Descaves, Daudet et Ajalbert ont été données à Céline ; une, celle du président Rosny aîné, à Raymond de Rienzi.

Pierre Lagarde dans Comoedia,  8 décembre 1932

L'un des « Treize », présent lorsque Roland Dorgelès a proclamé le résultat, écrit dans L'Intran : « Ce fut une grande joie parmi les journalistes massés, non seulement parce que M. Mazeline est le plus courtois des confrères, mais parce que son livre est un " grand livre ". Et puis, avoir touché de si près le prix Femina... »

La réaction de Descaves est virulente : « J'étais retourné avec plaisir à l'Académie Goncourt mais je n'avais pas pensé devoir être obligé d'arriver à la salle à manger en passant par la cuisine ! », s'écrie-t-il.

Roland Dorgelès tente de le calmer : « Descaves, ne croyez pas que quelque chose se soit combiné en dessous, vous vous tromperiez ». Descaves réplique, avant de quitter la séance : « Non, je ne crois pas qu'il y ait une manœuvre, j'en suis sûr. Au revoir, pourquoi voulez-vous que je reste ici ? »

Les jurés accusés d’avoir modifié leur vote en dernière minute sont deux Belges, les frères Bœx dits Rosny. L'aîné, qui est président du jury, possède deux voix et il les a portées sur un « roman de l'ère secondaire » publié par les Editions Tallandier : Les Formiciens, un livre sans doute estimable de l'avocat Raymond de Rienzi puisqu'il s'est trouvé un éditeur pour le rééditer en 1984 dans une collection de science-fiction.

Les Primaires,  juin 1933

On ne doit pas perdre de vue que Rosny aîné était un maître dans ce domaine qu'il affectionnait : dès 1887 il avait publié Les Xipéhuz, roman aujourd'hui classique, au même titre que son roman préhistorique La Guerre du feu, paru en 1909.

Des articles de presse mettent en cause le distributeur Hachette [qui, depuis le 29 mars, a l’exclusivité de la vente des ouvrages des Editions Gallimard] dont les manœuvres en coulisses ont empêché la victoire d’un livre publié par une maison d’édition indépendante.

Dans Le Crapouillot, Descaves, qui ne décolère pas, déclare : « Je sais les moyens dont certains disposent pour imposer leur choix. Je sais la presse qui est vendue et ceux qui sont à vendre ; je n'y peux rien ». Il le répète devant les journalistes de Pathé venus l'interviewer à son bureau.

 

       Lucien Descaves devant la presse, décembre 1932

 

Jean Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot, écrit : « Dans les semaines ayant précédé l'attribution du prix Goncourt, un roman signé de son président Rosny aîné n'a-t-il pas paru dans L'Intransigeant, le grand quotidien du soir tirant à 400 000 dont le directeur est alors Léon Bailby ? L'un de ses principaux collaborateurs se nomme précisément Guy Mazeline ». L'Intran publiait en effet en feuilleton La Sauvage Aventure, un roman inédit de Rosny aîné.

Dans Le Huron, Maurice Yvan Sicard est encore plus direct : « On sait comment à l'admirable Voyage au bout de la Nuit fut doucement substitué le bouquin pommadé de Guy Mazeline. L'affaire, cette année encore, fut menée par Dorgelès et les deux Rosny, dont l'un est sourd et l'autre certainement idiot… Chaque année la voix du président de l'académie Goncourt est achetée au plus offrant » [16 mars 1933].

En réalité, l'initiateur de cette cabale est Roland Dorgelès, comme le dévoileront plusieurs hebdomadaires satiriques:

 

                                                     L'Œil de Paris, 24 décembre 1932                                                    Cyrano,  15 janvier 1933

Rosny aîné et Dorgelès assignent Galtier-Boissière et Sicard en correctionnelle. Le jugement est rendu le 4 janvier 1934 : le directeur du Crapouillot, qui a envoyé une lettre d'excuses, bénéficie de la suspension du prononcé. Le journaliste qui est resté intransigeant écope, lui, de 30 000 francs d'amende. Albert Dullin, le président de la 12e Chambre correctionnelle, ne craint pas de déclarer que le livre de Céline « contient des expressions triviales et insupportables, susceptibles de révolter les lecteurs non avertis, qu'une récompense littéraire doit protéger contre d'aussi désagréables surprises. » Il félicite donc les jurés Goncourt de lui avoir préféré le roman de Mazeline.

Le 7 : Prix de consolation pour Voyage au bout de la nuit qui obtient le prix Renaudot, avec six voix, non pas au premier tour, comme on le lit parfois, mais au troisième. Les deux autres romans en lice étaient Pauline Grospain de Léopold Chauveau chez Gallimard [trois voix], et Le Sac d'Or de Pierre-René Wolf chez Albin Michel [une voix].

 

    Le Petit Parisien et  Le Matin,  8 décembre 1932

Robert Denoël fait imprimer de nouvelles bandes-annonces pour le livre : « Un formidable succès. Prix Théophraste Renaudot ».

  

                                                                                                                                                               Rue Amélie

Denoël et Steele organisent, en l'honneur de Céline, une réception rue Amélie, où Philippe Hériat, prix Renaudot 1931, est chargé de l'accueillir.

   

                      Hériat et Céline,  rue Amélie                           Rue Amélie [Le Petit Parisien,  8 décembre 1932]

La principale victime de cette élection lamentable sera Guy Mazeline : quand il est mort, le 25 mai 1996, âgé de 90 ans, l'aimable romancier breton n'avait plus rien publié depuis 1967... chez Flammarion. Gaston Gallimard, qui a entretemps récupéré Céline (et les Editions Denoël), l'a lâché depuis 1958.

Dans une lettre du 16 décembre 1964 à Dominique de Roux, Bernard Steele rapporte une curieuse anecdote :

« Quelques semaines après l'attribution du prix Renaudot au Voyage, nous eûmes l'immense surprise de recevoir la visite de Gaston Gallimard, qui était venu rue Amélie sans rendez-vous. Il se fit annoncer, pénétra dans notre bureau et après les aménités d'usage, prit un fauteuil et, sur le ton le plus matter of fact que l'on puisse imaginer, nous fit le petit discours suivant :

" Messieurs, dit-il, vous tenez un succès certain avec le Voyage au bout de la nuit. Malheureusement pour vous, cependant, vous n'avez pas les moyens nécessaires pour exploiter convenablement ce succès. Alors, vendez-moi le contrat. Vous en serez très satisfaits, vous et l'auteur, car je suis disposé à vous le payer le prix fort. "

Stupéfaction générale, puis... refus poli, mais très ferme. Après quelques secondes de silence, Gaston Gallimard se leva, s'approcha de notre bureau, nous menaça de l'index et nous dit :

" Eh bien ! Puisque vous ne voulez pas traiter avec moi maintenant, soyez bien persuadés, Messieurs, qu'un jour viendra où j'aurai non seulement ce contrat, mais aussi votre maison d'édition. "

Boutade d'un homme dépité et en colère ? ou vision prophétique, qui ne devait se réaliser qu'après une guerre et à la suite d'un assassinat ? »

On notera tout d'abord que Dominique de Roux, qui avait sollicité Steele pour obtenir un témoignage à publier dans le second numéro spécial des Cahiers de L'Herne consacré à Céline, qui parut en mars 1965, a finalement renoncé à ce texte alors qu'il était déjà composé. Je ne suis pas le seul à penser que c'est la relation de cette rencontre à tout le moins inquiétante qui a déterminé de Roux à écarter le témoignage de l'Américain.

D'autre part on ne peut s'empêcher de comparer cette visite de Gaston Gallimard rue Amélie avec celle qu'il fit à Denoël avenue de La Bourdonnais, en janvier 1930. Il s'agissait alors de racheter les droits de L'Hôtel du Nord et, quoiqu'il ait reconnu qu'il n'était pas « outillé pour vendre le livre », Denoël avait refusé l'offre de l'éditeur.

 Dans « Denoël jusqu'à Céline » Cécile Denoël, qui n'avait pas assisté à la scène, rapporte que le visiteur - qui n'était pas Gaston mais l'un de ses directeurs - avait eu un discours assez semblable à celui qu'aurait tenu Gallimard rue Amélie :

« Il propose une véritable fortune. Inutile tentation. " Fixez votre prix vous-même " dit-il. Peine perdue. Le jeune téméraire refuse avec un sourire. Le ton de son visiteur est nettement moins doucereux, moins diplomate. " Vous le regretterez ! " menace-t-il en partant. A partir de ce moment, le " grand éditeur " en question essaiera de saper notre action et de subtiliser nos auteurs à succès. Il emploiera tous les moyens, mais n'y parviendra jamais du vivant de Robert Denoël. »

Est-il possible que Gaston Gallimard ait, à deux reprises, tenté une telle démarche ? En décembre 1932 Denoël et Steele, qui ont constitué leur société depuis près de deux ans, ont « les moyens nécessaires pour exploiter convenablement le succès » du roman de Céline, ils le prouveront ensuite.

Bernard Steele a-t-il transposé une scène que lui avait racontée Robert Denoël en 1930 ou bien cette deuxième rencontre avec Gaston Gallimard a-t-elle vraiment eu lieu ? Aucun autre témoignage n'est venu, jusqu'à présent, le confirmer.

Est-ce le succès extraordinaire du Voyage qui a suscité quantité de témoignages contradictoires ? Sans doute. Il n'est que de lire les versions successives de la découverte du manuscrit du roman pour s'en convaincre. On les trouvera bientôt dans la rubrique Documents.

Le 8 : Merry Bromberger publie dans L'Intransigeant une interview du docteur Destouches, qu'il a vu la veille à son dispensaire : « La nuit que faire quand on ne dort pas ? J'écoute dans mon oreille la folle du logis. Elle m'en raconte, allez, depuis six ans que j'écris ce livre. Comme j'ai le tempérament ouvrier, j'en commence un autre. Mais auparavant j'ai voulu savoir si je pourrais faire éditer mon Voyage au bout de la nuit à compte d'auteur. Mon éditeur l'a pris pour son compte et depuis lors ont commencé les embêtements. »

Le 9 : Gilbert Charles, dans Le Figaro, revient sur l'incident du Goncourt, non pas pour les « combines » dénoncées par Descaves, mais pour la « pré-élection » qui eut lieu une semaine avant l'attribution du prix et qui donnait le roman de Céline gagnant : « M. Descaves nous révèle là de bien étranges procédés. Les Goncourt s'en seraient-ils tenus à leur premier vote, nous aurions le droit d'être surpris de ces deux réunions, l'une précédant l'autre de huit jours. Si la première était la bonne, en effet, nul besoin, n'est-il pas vrai ? d'en avoir une seconde. Et si la première était, de quelque manière, fictive, quel sens lui peut-on bien trouver ? » [« La querelle des prix »].

Le 10 : L'Intransigeant publie un écho curieux à propos des prix de fin d'année. Il n'a rien de fantaisiste : Lucien Descaves avait en effet annoncé qu'il soutenait deux romans : celui de Céline pour le Goncourt, et Le Passager du " Polarlys ", publié en juin chez Fayard, auquel il souhaitait voir attribuer le Renaudot.

Le 10 : Gaston Picard publie une interview de Céline, rue Amélie :

Lectures du soir, 10 décembre 1932

Le 10 : Sous le titre « L'Outsider » Les Nouvelles Littéraires publient quelques informations sur le curieux livre de Raymond de Rienzi, que personne n'a lu à Paris, sauf les jurés Goncourt :

     Les Nouvelles Littéraires,  10 décembre 1932

Le 15 : Plusieurs journaux - Comœdia, Les Nouvelles Littéraires, L'Intransigeant - reviennent sur le vote des jurés Femina, dix jours plus tôt, qui a permis l'élection de Guy Mazeline au Goncourt. Lors de la proclamation du résultat, il avait été dit que Myriam Harry et Lucie Delarue-Mardrus, qui avaient voté durant les neuf premiers tours de scrutin pour un troisième candidat, avaient finalement remis un bulletin blanc, ce qui avait eu comme conséquence que Le Pari avait recueilli neuf voix, dont celle de la présidente, qui compte double, et Les Loups neuf voix. Or Mme Delarue-Mardrus déclare aujourd'hui qu'elle a voté pour le livre de Mazeline. Qui donc a voté blanc, ce jour-là ?

Robert de Saint-Jean écrit, avec une certaine ironie : « Des courriers littéraires nous ont prouvé, à peu près, que, par suite d'une erreur de lecture, M. Guy Mazeline a été frustré du prix Femina avant de recevoir le prix Goncourt. » [Revue Hebdomadaire, 2 janvier 1933].

Le 17 : Le Cri du jour rappelle que, si Céline avait eu le Goncourt, les Messageries Hachette « auraient dû acheter d'emblée au moins 20.000 exemplaires de Voyage au Bout de la Nuit, payés comptant, soit, avec les remises d'usage, environ 300.000 francs à décaisser. Il fallait éviter cela ». [voir Presse]

Le 20 : L'Intransigeant se fait l'écho de polémiques dans la presse : « Etes-vous pour ou contre le livre de Louis-Ferdinand Céline ? » Dans sa revue Les Marges, Eugène Montfort [1877-1936] a donné son avis : « 622 pages, petit texte, où un carabin parle constamment comme un plombier, appartient tout à fait au genre roman poubelle. A la chaudière, à la chaudière, à la chaudière ! [...] Et pourtant M. Céline a du talent, et, dans ses meilleures pages, on entend comme un lointain écho d'Octave Mirbeau. Mais il a cru au roman poubelle. »

Le 22 : « Céline obtiendra-t-il le prochain prix Populiste ? » se demandent « Les Treize » dans L'Intransigeant. André Thérive s'est montré sévère pour l'auteur de Voyage au bout de la nuit : « Il est doué pour la satire. Mais il trouve le moyen d'être fastidieux à force de verve et bien gris à force de couleur... » Thérive ne cache pas que ce « surpopulisme », cet « extrémisme littéraire », lui plaît peu. Mais plusieurs jurés populistes sont d'un avis opposé.

Le 22 : Le journal Le Temps décerne son premier grand prix du Roman à Achmet-Reis, un roman d'aventures dû à l'avocat lyonnais Pierre Mélon. Organisé en mai, ce concours était doté d'un prix de 20 000 francs : 289 manuscrits inédits sont parvenus au journal ; trente-neuf d'entre eux ont été retenus par une commission, avant que treize soient jugés dignes d'être présentés au jury. Ce sont les Editions Denoël et Steele qui publieront le roman en mars 1933.

Le 23 : Dans sa rubrique « Pour ou contre Céline », L'Intransigeant se fait l'écho d'un long article consacré à Voyage au bout de la nuit par Isak Grünberg dans le Berliner Tageblatt du 15 décembre. Grünberg, qui a entrepris de le traduire pour l'éditeur munichois Piper Verlag, écrit : « Ce livre subsistera encore quand il n'y aura plus trace de toute cette littérature cultivée de ce côté et de l'autre du Rhin... »

Le 23 : Dans Bibliographie de la France, « Les Editions Denoël et Steele s’excusent auprès de MM. les libraires du retard apporté à la livraison des commandes de cet ouvrage. Deux imprimeurs travaillent en ce moment à la fabrication du Voyage au bout de la nuit dont plus de 25 000 exemplaires ont été vendus en quinze jours. Le retard sera rattrapé le plus rapidement possible. »

Ces deux imprimeurs sont la Grande Imprimerie de Troyes, qui a imprimé le premier tirage et possède la composition, et l'Imprimerie française de l'Edition à Paris, qui procède par offset.

Le 24 : la presse se fait l'écho d'une décision de la municipalité de Clichy qui attribuera à Céline une somme égale au montant du Prix Goncourt :

   Les Nouvelles Littéraires,  24 décembre 1932

Le 26 : L'Intransigeant publie la citation du maréchal des logis Destouches, le 29 octobre 1914, à l'ordre de son régiment. L'hebdomadaire Vu l'avait déjà fait, le 14 décembre, en reprenant, lui aussi, la légende de L'Illustré National du 3 novembre 1915.

Selon Carlo Rim [Le Grenier d'Arlequin], c'est Lucien Descaves, dont Firmin-Didot venait de rééditer l'ouvrage sur l'imagerie d'Epinal, qui avait retrouvé ce numéro dans sa collection d'images populaires et qui l'avait confié à son fils Max pour être publié dans Vu. Dans ses Souvenirs d'un ours (1946) Lucien Descaves déclare, lui, que c'est Céline qui le lui avait apporté lors de leur première rencontre. Cette version est plus plausible.

Le 27 : Au Club du Faubourg, salle Wagram, Marcelle Vioux a défendu Voyage au bout de la nuit. Sa conférence portait le titre : « A-t-on eu raison ou tort de ne pas lui donner le prix Goncourt ? Œuvre géniale ou livre de dément ? »

Le 28 : Henry Bidou [1873-1943], romancier et journaliste à la Revue de Paris, figure dans la rubrique de L'Intransigeant : « Pour ou contre Céline », avec un jugement sans appel : « C'est un roman extrêmement faible. On y marche interminablement dans l'ordure, ce qui ne serait rien, quelque dégoût qu'on en ressente. Si le livre était bon ! Mais il ne l'est pas... La vue de l'univers qui s'y trouve est d'une pauvreté et d'une monotonie pitoyables. On ne sait dans quel langage le roman est écrit. [...] Le livre ennuie. Les gros mots n'y peuvent rien. L'auteur épuise en vain les ressources de l'anatomie injurieuse. Il voudrait être truculent. Il donne la nausée, mais il reste fade. »

Dans le même numéro, Pol Neveux [1865-1939], un académicien Goncourt qu'on avait peu entendu jusque-là, déclare qu'on avait écrit à tort que, lors de la réunion préparatoire du 30 novembre, le prix aurait été virtuellement décerné à Céline : « plusieurs d'entre nous n'avaient même pas terminé l'examen des livres reçus. » Certes on avait bien parlé de Voyage au bout de la nuit mais, quant à lui, il était fermement décidé, et depuis le début, à ne pas voter pour lui.

Le 29 : La polémique autour du livre de Céline se poursuit dans la presse. Lucien Descaves a déclaré dans L'Œuvre : « On peut bien le dire aujourd'hui : ce Céline a de la chance ! S'il avait eu le prix Goncourt, on ne parlerait plus de lui ; il ne l'a pas eu, et son nom continue à voler de bouche en bouche ! Il bénéficie du scandale qui s'attache beaucoup moins à son livre qu'au déni de justice dont il fut victime. Quelle leçon - et quelle récompense pour nous - que son attitude ! Il a disparu le lendemain de son triomphe... »

Décidément en verve, Descaves ajoute : « Mais ce n'est pas tout... Afin de soulever contre l'auteur l'indignation publique, on vient de nous apprendre... tenez-vous bien... que les Allemands aiment le Voyage au bout de la nuit... C'est magnifique ! Je vous le dis, Céline, vous êtes comblé comme le furent Goncourt, Zola, Richepin, Cladel, Becque... »

Le 31 : Dans L'Intransigeant, « Les Treize » rendent compte des Formiciens, le roman de Raymond de Rienzi « qui a obtenu une voix lors de l'attribution du dernier prix Goncourt. Il ne méritait pas moins, certes ! et l'on sait que cette intronisation partielle provient de celui des Dix que tant de beaux romans sur l'homme préhistorique ont rendu justement célèbre. »

Rienzi a dépassé son illustre parrain par la hardiesse de ses conjectures : « des milliers de millénaires avant que l'homme ne parût sur ce globe terraqué, une autre civilisation y fut reine, celle des Formiciens, gigantesques ancêtres des termites chers au comte Maeterlinck... »

Dans le même numéro, l'éditeur du roman qui a obtenu le prix Goncourt - dont il a, une semaine après sa consécration, ramené le prix de vente de 20 à 15 francs - poursuit inlassablement sa promotion, et, le mois suivant, fait connaître gracieusement le livre à ceux qui l'auraient ignoré jusque là :

  

L'Intransigeant,  31 décembre 1932                                                    Cyrano,  15 janvier 1933

 

*

Cette année est, à la fois, la plus médiocre et la plus exaltante pour les jeunes éditeurs. Après un départ prometteur en 1930 et vingt-six ouvrages édités l'année suivante, 1932 marque nettement un temps d’arrêt, voire une régression, avec 17 volumes publiés, dont :

* 3 livres pour enfants

* 7 romans

* 3 ouvrages de psychanalyse

* 4 ouvrages divers : essais historique ou religieux, et un volume de mémoires

Les dépenses publicitaires ont absorbé une part importante du budget, et les « jeunes romanciers » n’ont recueilli qu’un succès d’estime. Bernard Steele renâcle devant de nouveaux investissements, et Denoël se remet à des travaux littéraires sans lendemain.

La seule bonne nouvelle de l’année tombe en juin, avec la remise du manuscrit de Voyage au bout de la nuit. Denoël a vite compris l’importance de ce livre ; Steele, pas du tout. Il faut au Liégeois beaucoup de force de persuasion pour amener son associé à réinjecter de nouveaux capitaux dans l’affaire, qui est déficitaire.

L'Américain fait alors appel à sa mère qui, en octobre, lui apporte 65 000 francs et entre dans le capital de la société. Lui-même manque-t-il alors de numéraire, ou ne croit-il pas au roman de Céline dont Denoël lui rebat les oreilles ? Le fait est là : quand un livre exceptionnel se présente, qui peut lancer sa maison d’édition, Bernard Steele n’a pas d’argent disponible.

Denoël reste prudent. Il sait que le roman de Céline a été proposé, sans succès, à d’autres éditeurs, et il lui propose un contrat qui ressemble fort à un « compte d’auteur » : pas de droits avant le 3 001e exemplaire vendu. Le « scandale du Goncourt » arrive à point pour lancer le livre, son auteur, et ses éditeurs.