Robert Denoël, éditeur

Une exclamation contestée

Lorsque Jeanne Loviton arrive sur les lieux, quelques minutes plus tard, elle paraît affolée, tous les témoins le confirment. Mais elle pousse aussi une exclamation, et les mots qu’elle prononce alors ne sont pas les mêmes pour tout le monde.

Dans sa déposition du 3 décembre 1945, Jeanne Loviton déclare : « Sous le coup de l’émotion, je me suis écriée : " J’aurais dû rester, c’est de ma faute ", voulant dire ainsi que si j’étais restée auprès de M. Denoël, les malfaiteurs n’auraient peut-être pas oser l’attaquer. »

Dans celle du 9 octobre 1946, elle prononce à peu près les mêmes mots, mais les situe à un autre moment :    « Je suis arrivée sur les lieux pour voir la civière monter dans le car de police, où je m’assis à ses côtés, ne l’imaginant pas mort car aucune trace de sang n’apparaissait, mais peut-être seulement matraqué. Arrivée à l’Hôpital Necker, lorsque j’ai compris qu’il était mort je me suis, paraît-il, écriée : " C’est ma faute, je n’aurais pas dû te quitter ". »

Au cours de la confrontation organisée par le juge Gollety entre Cécile Denoël et Guillaume Hanoteau, le 10 mai 1950, ce dernier déclare : « Le corps a été chargé dans la voiture et à ce moment-là un taxi est arrivé de la rue de Grenelle, une femme en est descendue, elle avait des lunettes, et le lendemain j’ai appris qu’il s’agissait de Mme Loviton, que je n’avais pas reconnue, il y avait 7 ans que je ne l’avais pas vue. En descendant du taxi, elle a dit : " Qui a fait cela, qui a fait cela ? ". A ce moment-là, j’étais auprès de Roland Lévy, le brigadier a été surpris par les mots prononcés par Mme Loviton. Et nous en avons discuté avec le brigadier. »

Selon le chauffeur de taxi Desprez : « Elle s’est mise à crier tout de suite : " Ils me l’ont tué... Ils me l’ont tué ". Sur les lieux du crime se trouvaient notamment un gardien de la Paix et un monsieur en civil, nous avons parlé quelques instants et je me rappelle leur avoir dit qu’à mon avis cette dame s’attendait à ce qui s’était passé en raison de son attitude pendant le temps que je l’ai véhiculée dans mon taxi. En effet, j’ai eu l’impression qu’elle pensait être suivie, puisqu’elle regardait constamment en arrière. »

Gaston Lefèvre, l’un des gardiens de la paix qui ont placé le corps de Denoël dans le car de Police-Secours déclarera, en 1946 : « Elle est arrivée sur les lieux au moment où, aidé de mes collègues, je plaçais le brancard dans le car. Elle a dit : " Qu’est-ce que c’est, que se passe-t-il ? " Nous lui avons demandé si elle connaissait ce monsieur, elle répondit : " Oui, je le connais très bien ". Elle paraissait affolée. Elle nous a accompagnés à l’hôpital en nous demandant ce que nous pensions de l’état du blessé. A l’hôpital, lorsque l’interne de service eût constaté le décès, elle parut " stupéfaite ", se trouvant presque mal. Puis elle s’agenouilla auprès du corps en regardant fixement le visage de M. Denoël. C’est à ce moment qu’elle a dit à voix basse : " Mon chéri, c’est de ma faute ". »

Dans son rapport du 15 novembre 1946 l’inspecteur Ducourthial notera : « A vrai dire, il apparaît que Mme Loviton n’est pas très bien fixée sur ces paroles ni sur le moment auquel elle les a tenues, ce qui n’est pas extraordinaire en pareilles circonstances. » On peut cependant rapprocher les deux exclamations rapportées par Hanoteau et Lefèvre, qui se trouvaient sur les lieux.

Au cours d’une confrontation dans le cabinet du juge Gollety, le 28 avril 1950, Jeanne Loviton sera à nouveau prise à partie à ce sujet :

La partie civile : Il existe un certain nombre de témoins qui ont confirmé que Mme Loviton avait prononcé ces paroles : " Il n’est pas mort... Ils me l’ont tué...", en descendant du taxi.

Le témoin : Je n’ai rien à dire.

La partie civile : Vous êtes en contradiction formelle avec plusieurs témoins avec lesquels vous serez confrontée ultérieurement.

Le témoin : Est-ce que ces témoins ont été entendus il y a 4 ans ?

La partie civile : Ces témoins déposent sous la foi du serment.

Le témoin : S’ils n’ont pas été entendus il y a 4 ans, ils peuvent très bien l’avoir imaginé depuis. Je ne le croyais pas mort. Pourquoi vouliez-vous que je dise cela ?

La partie civile : Qu’est-ce qui vous faisait penser qu’il n’était pas mort ?

Le témoin : Il n’y avait aucune trace de sang sur lui et il semblait évanoui.

La partie civile : Avez-vous dit à l’hôpital, une fois que l’interne vous avait fait connaître que Denoël était décédé: " Pardonne-moi mon chéri, c’est de ma faute " ?

Le témoin : Je ne sais pas si j’ai dit exactement ces paroles ; je ne crois pas avoir dit " pardonne-moi ", mais ces mots correspondaient exactement à ma pensée. J’ai toujours pensé, du jour où j’ai connu Robert Denoël, qu’il était un homme enfantin et vulnérable, et qu’il avait besoin de moi à tous les instants, et je souligne, à tous les instants. J’ai pensé qu’il avait suffi que je le quitte 5 minutes pour qu’il lui arrive malheur.

La partie civile : Pourquoi, interrogée le lendemain du crime par le commissaire divisionnaire Pinault, a-t-elle commencé par contester cette exclamation, et pourquoi a-t-elle ajouté, dans son audition du 3 décembre : « Sous le coup de l’émotion, je me suis écriée : "J’aurais dû rester, c’est de ma faute "’, voulant dire ainsi que si j’étais restée auprès de M. Denoël, les malfaiteurs n’auraient peut-être pas oser l’attaquer », en situant cette exclamation sur les lieux mêmes du crime, avant le départ du car de Police-Secours ?

Le témoin : Je ne vois pas ce que l’on veut me faire dire du côté de la partie civile. C’est la même pensée ; je peux l’avoir dite deux fois. J’ai passé la nuit du 2 décembre dans la salle du commissariat de police, je n’ai pas pris une minute de repos de la nuit. J’ai été interrogée durant la nuit du 2 décembre et le 3 au matin. Il n’y a pas de différence dans la pensée, et je ne comprends pas la question. »