Robert Denoël, éditeur

1956

 

Janvier

 

Le Bulletin des Bibliothèques de France annonce que « La Bibliothèque municipale de Grasse s’est enrichie d’une collection de 200 volumes modernes (romans, essais, philosophie, histoire, architecture, peinture), don de M. Bernard Steele, éditeur à Paris, ancien propriétaire du " Domaine des Chênes ” ».

Ce « Domaine des Chênes » se trouvait à Tourtour, près de Draguignan. Steele l'avait occupé entre 1937 et juin 1940, date de son départ pour les Etats-Unis. Durant l'été 1942 son ami le docteur René Laforgue, qui avait quitté Paris pour Garéoult, près de La Roquebrussane, entreprit de rénover le site et dépensa 100 000 francs pour le transformer en centre d'accueil pour tous les persécutés de cette époque : juifs, communistes, résistants, appelés du travail obligatoire.

Au lendemain de la guerre, c'est grâce aux fonds de Bernard Steele et de René Laforgue que se constitua le Centre d'études des Sciences de l'homme, dont la revue mensuelle Psyché parut dès novembre 1946, bien avant la résurrection de la Société Psychanalytique de Paris.

Le 28 : sortie de presse de Emmène-moi au bout du monde !..., l'ultime roman de Blaise Cendrars. Malgré des encarts flamboyants des Editions Denoël : « Un événement/ Après cinq ans de silence/ le nouveau roman de/ Blaise Cendrars », ce « roman-roman » qui lui avait demandé six ans d'efforts reçut un accueil mitigé, voire controversé.

 

Février

 

Nouvelle édition de Voyage au bout de la nuit dans « Le Livre de poche », sous une couverture illustrée par Lucien Fontanarosa [1912-1975]. Premier tirage à 60 000 exemplaires. Constamment réimprimé jusqu'à 1971, le titre aurait atteint dans cette collection quelque 380 000 exemplaires.

 

Mars

 

Cécile Denoël et Albert Morys vendent le « Pavillon blanc » qu'ils exploitaient à Montmorency et vont s'établir à Nice : le médecin a diagnostiqué un cancer de l'intestin chez Cécile et lui conseille d'aller vivre dans une région plus ensoleillée.

Ils y retrouvent leur ami Jacques Barreau qui vivote dans sa boutique de brocante à la Colle-sur-Loup, un petit village situé à trois kilomètres de Saint-Paul-de-Vence. Rééditant l'arrangement pris en 1928 avec Anne Marie Blanche, avenue de La Bourdonnais, Cécile propose à Jacques Barreau de diviser son local : brocante d'un côté, restaurant de l'autre.

Cécile a tenu à lui donner pour enseigne le nom du premier livre qu'elle publia en 1928 avec son mari : « Dans un vieux cadre doré de grande taille, j'installai une tête d'âne super-stylisé découpée dans du papier doré, sur fond noir ; grâce à un petit spot, cela prenait un relief étonnant. Sur la façade que nous avions repeinte, ornée de canisse et de plantes grimpantes, je dessinai une immense tête d'âne avec l'indication " Restaurant " », écrit Morys [« Cécile ou une vie toute simple »].

 

 

Trois mois après l'ouverture de « L'Âne d'Or » la maladie prenait le dessus, écrit Morys. Cécile et Morys vont s'installer à Cannes, où sa maladie, jugée incurable, régresse peu à peu : l'organisme de Cécile a fabriqué des anti-corps qui ont stoppé l'envahissement du cancer.

Morys s'est engagé dans deux entreprises, l'une s'occupant de fleurs, l'autre de construction, et il fait la critique des films du Festival pour un petit journal cannois. Cécile dessine et peint sur parchemin pour le compte de Gustave Bruyneel, le père de Morys, qui s'est installé à Nice.

Le 6 : Décès de John Russell dont Denoël et Steele avaient publié les premières traductions en français : Vagabonds du Pacifique en 1932, Mirages des îles en 1933, Aventuriers des tropiques en 1934.

Né le 22 avril 1885 à Davenport aux Etats-Unis, il avait publié des centaines de récits d'aventures avant que Marc Logé ne le traduise en France. Pierre Mac Orlan, qui rendit compte élogieusement du premier, en juin 1932, le comparait à Jack London ou Rudyard Kipling, mais il n'eut pas le même succès : les trois romans publiés par Denoël sont restés ses seules traductions françaises.

 

Juin

 

Le 3 : Décès à Rixensart (Brabant wallon) du poète Mélot du Dy. Né à Bruxelles le 27 octobre 1891, Robert E. Mélot y avait publié son premier recueil en 1910. La Bibliothèque Royale de Belgique possède 23 lettres de Robert Denoël envoyées à Mélot du Dy entre 1922 et 1928 : le futur éditeur avait beaucoup de considération pour ce poète discret qui lui fit rencontrer Jean de Bosschère en 1926.

 

Denoël a publié trois recueils de ses poèmes : A l’Amie dormante en 1935, Signes de vie en 1936, Jeu d'ombres en 1937.

Le 23 : Décès à l'Hôpital Broussais, dans le XIVe arrondissement, du poète Aloÿs Jean Bataillard, l'ancien gérant de la librairie des Trois Magots. La Gazette de Lausanne lui rend hommage le 26 juin, et le Figaro littéraire lui consacre une brève notice nécrologique, le 7 juillet.

 

 

                               Gazette de Lausanne, 26 juin 1956                                           Aloÿs Bataillard en 1936  (cliché Albert Morys)

 

Né le 1er septembre 1906 à Romanel-sur-Morges, près de Lausanne, fils d'Alfred Bataillard et d'Eva Bally, Aloïs Jules dit Aloÿs Jean Bataillard vivait à Auteuil. En décembre 1930, alors qu'il vient de s'associer avec Bernard Steele, Denoël lui confie la gérance des Trois Magots, avenue de La Bourdonnais.

Dès le 14 janvier 1931 il écrit à Champigny : « La librairie marche très bien depuis que je n’y suis plus. Elle est devenue anonyme mais plus rémunératrice : une fois le gérant et les frais payés, elle me rapporte environ 500 frs par mois. »

Bataillard est un excellent vendeur, et il crée en septembre 1935 aux Trois Magots, un « Office colonial de librairie » qui envoie des livres dans toute la France, mais aussi pour une grande part dans les colonies. Deux amis suisses, Georges et Pierre Heyman, l'aident alors dans l'entreprise.

Il connaît aussi du monde dans les milieux littéraires parisiens et les Trois Magots reçoivent parfois quelques personnalités prestigieuses, comme Marie Laurencin qui habite tout près, rue Savorgnan de Brazza, ou James Joyce qui réside alors à Paris ou à Zurich. En 1932 il publie deux recueils de poèmes : Chemin et Saisons, le premier chez Eugène Figuière.

C'est sans doute grâce à Bataillard que paraissent aux Trois Magots, entre décembre 1933 et juillet 1935, les jolies brochures de L'Année poétique. Il est aussi la cheville ouvrière des Editions La Bourdonnais, même s'il partage avec les frères Heyman la gérance de la société.

En 1940 Bataillard rentre en Suisse et s'installe à Fribourg où il collabore, à partir de 1943, à l'aventure éditoriale de la Librairie de l'Université de Fribourg (LUF), mettant ses relations parisiennes au service de l'édition suisse : on le surnomme « le Vaudois de Paris ». Directeur littéraire des Editions de la LUF, il y publie des ouvrages de Pierre-Jean Jouve, de son ami Charles-Albert Cingria, ou même d'Elsa Triolet.

 

 

Aloÿs Bataillard en janvier 1944                                       Elsa Triolet en 1945

 

Il s'occupe aussi d'émissions littéraires à Radio-Lausanne, collabore à la revue Formes et Couleurs, et publie encore deux recueils de poèmes : Feuilles de température en 1947 et Captures en 1951. L'Académie Française lui décerne en 1954 le prix Artigue pour l'ensemble de son œuvre et notamment pour ce dernier recueil.

Après la guerre Aloÿs Bataillard retourne à Paris où il habite 151 rue de Grenelle et s'occupe activement, entre 1946 et 1956, de la LUF dont la succursale parisienne prend le nom de « Librairie Universelle de France ». Il meurt subitement, à l'âge de cinquante ans, alors qu'il venait de terminer un ouvrage sur André Derain, un autre sur « Benjamin Constant et les femmes », et qu'il préparait une biographie de Marie Laurencin.

M. Marc Heyman, à qui je dois l'essentiel des informations concernant Bataillard, a retrouvé un intéressant article paru dans une revue suisse non identifiée, à la rubrique « Le Bottin d'Annabelle », qu'il a bien voulu retranscrire à mon usage :

« Quand on voit Aloys Bataillard pour la première fois, on a peine à réaliser que ce jeune homme frais et rosé est un poète, car je suis sûre que pour vous, comme pour moi, selon la tradition chère aux âmes romanesques, un poète est un être pâle, aux mains transparentes, aux joues creuses, qui dit d'une voix mourante des choses sublimes.

Bataillard dit bien des choses sublimes, mais il ne ressemble pas du tout à ce portrait. Comme je vous l'ai déjà dit, il montre la mine éclatante d'un gentilhomme campagnard, et c'est probablement dans les champs verdoyants de Romanel sur Morges où s'écoulèrent son enfance et son adolescence qu'il a gagné ce teint fleuri qui ferait envie à bien des stars.

Vous connaissez, je pense, l’œuvre de cet écrivain qui cumule à la fois les fonctions de journaliste, de conférencier et d'éditeur, en même temps qu'il est passé maître aussi bien dans l'art de jouer avec la rime que de choisir avec un soin extrême des phrases précieuses pour critiquer dans ses chroniques ses contemporains.

Vous ignorez peut-être qu'il est en outre le capitaine en second de l'équipe de la Librairie de l'Université de Fribourg et que c'est à lui que s'adressent en tremblant tous ceux qui ont besoin de l'U. F.

Jadis Bataillard vivait à Paris où il conquit sa place à force de volonté tenace et de grâce naïve. Ce fut à l'ombre des marronniers en fleurs du quartier d'Auteuil qu'il composa ses premières plaquettes de vers. Et c'est chez l'éditeur Denoël qu'il débuta dans l'art difficile de vivre avec les livres et pour eux.

La guerre le fit revenir en Suisse. Mais pareil à lui-même, à la librairie de l'Université comme autrefois à celle des Trois Magots, Bataillard continue à recevoir des poètes et des littérateurs avec l'air digne et confidentiel du médecin de famille auquel on n'a rien à cacher. Pendant ce temps, Bella assise sur son blanc derrière de chienne de luxe, très femme de lettres, inspecte avec l'air d'une âme désabusée les visiteurs.

Mais comme rien n'est immuable, Bataillard, ambassadeur extraordinaire du génie helvétique, s'en va partir sous d'autres cieux où, avec la protection de l'ex-souveraine d'Espagne, il ira rêver près des murs de Grenade. Et Fribourg qui s'était habituée au couple pittoresque qu'il formait avec sa chienne en pleure dans la Sarine. »