Robert Denoël, éditeur

1929

Janvier

 

Première annonce publicitaire de la Librairie des Trois Magots dans un répertoire professionnel. La vignette, due à Jean de Bosschère, figure sur le premier livre publié par Denoël en juillet 1928 : L'Ane d'or.

Annuaire de la Curiosité, des Beaux-Arts et de la Bibliophilie pour 1929

 

Février

 

Le 14 : Au retour d'un voyage au Maroc où elle a séjourné avec son mari chez Christian Caillard et Champigny, à Marrakech, Béatrice Appia [1899-1998] expose « Aux Trois Magots », jusqu'au 28, soixante gouaches et dessins sur le thème : « Marrakech - Medina ».

 

Béatrice Appia photographiée en 1929 par Eugène Dabit  (collection Yves Blacher)

Le petit catalogue [135 x 105 mm] réalisé pour la circonstance a été préfacé par Pierre Mac Orlan, avec qui Denoël paraît en relations suivies puisqu'il écrira un texte destiné à servir d'introduction au recueil de chansons de marins réunies par Champigny et publié en novembre « Aux Trois Magots » : Le Grand Vent.

Le 24 : Alors qu'il se trouve à Nice pour le tournage de Tarakanova, un film de Raymond Bernard, Artaud s'inquiète auprès de sa protectrice, Yvonne Allendy, à propos de L'Art et la mort qui est en préparation chez Robert Denoël :

« Je suis un peu étonné en ce qui concerne mon livre :

1° d'être sans nouvelles de mon éditeur,

2° d'apprendre qu'il attend probablement d'être à même de faire sortir le livre de Vitrac pour faire sortir le mien.

Est-ce que mon vieil esprit de persécution prend à nouveau feu ou bien n'y a-t-il pas des intrigues, ou tout au moins une influence, une insistance quelconque de la part de Vitrac qui est sur place et plaide sa cause auprès de Denoël, peut-être au détriment de la mienne. ».

Denoël a reçu le manuscrit de Vitrac avant celui d'Artaud et, d'autre part, Vitrac est probablement son bailleur. Mais l'affaire est sans doute plus simple que ne le croit Artaud : Denoël a confié à François Bernouard le soin d'imprimer les deux ouvrages et il compte les voir paraître en même temps, ce qui ne va pas sans mal : « j'ai tort de compter sur les imprimeurs, de telle sorte que les bouquins annoncés pour le 31 mars ne paraîtront que le 20 avril », écrit-il à son ami liégeois Hubert Dubois.

Comment Denoël a-t-il obtenu le contrat pour ce livre composé d'articles parus dans diverses revues entre 1925 et 1927 et se rattachant à la période surréaliste de l'auteur ? Evelyne Grossman pense que c'est en raison de la brouille, qui dure depuis janvier 1928, entre Artaud et Jean Paulhan.

Artaud avait déjà signé un premier contrat avec Denoël au cours de l'automne précédent pour une préface à un recueil d'eaux-fortes de Jean de Bosschère. C'est un différend survenu entre l'artiste et le préfacier qui a empêché l'éditeur de publier ce deuxième ouvrage. Peut-être est-ce en manière de compensation qu'Artaud a donné ce volume à Denoël.

 

Mars

 

Le 31 : La Galerie des Trois Magots expose des tableaux et dessins d'hommes et de femmes de lettres :

La Semaine à Paris,  29 mars 1929

 

Avril

 

Le 10 : La Galerie des Trois Magots expose, jusqu'au 30, le peintre Jean Launois [Les Sables-d'Olonne 22 novembre 1898 - Alger 27 novembre 1942].

Le 17 : Publication à compte d’auteur de Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac et de L’Art et la mort d’Antonin Artaud, à l'Enseigne des Trois Magots.

 

   

 

Les deux ouvrages bénéficient, le 27 juillet, d’un bon article de Jean Cassou dans Les Nouvelles littéraires : « Il y a, dans l’état d’esprit que représente la pièce de M. Vitrac, plus de puissance explosive que dans les manifestes des journaux et des réunions publiques », écrit-il. Quant au second : « Tout ici, et jusqu’à l’expression, est parfaitement désespéré ».

Le volume de Vitrac [1899-1952] était une pièce de théâtre qui avait été jouée le 24 décembre 1928, par le Théâtre Alfred-Jarry, à la Comédie des Champs-Elysées, un « drame bourgeois en trois actes dirigé contre la famille avec comme discriminants l’adultère, l’inceste, la scatologie, la colère, la poésie surréaliste, le patriotisme, la honte et la mort », disait le programme.

Que pensait Denoël de cette pièce due à un surréaliste excommunié, durant laquelle des boules puantes furent jetées dans la salle ? « J’ai déjà un premier compte d’auteur. Une pièce de théâtre assez ridicule d’ailleurs à imprimer sur beau papier à mille exemplaires. Ce sera décidé la semaine prochaine », écrivait-il à Champigny, en décembre 1928. Vitrac a payé le tirage, et peut-être aussi celui du livre d’Artaud : « Il était l’héritier des Confitures Vitrac, florissantes à cette époque », écrit Morys.

                  

      Antonin Artaud [1896-1948]             Roger Vitrac [1899-1952]

 

Mise en chantier du livre de Champigny, Le Grand Vent, un recueil de chansons de marins illustré par Béatrice Appia : « Mon intention est de faire une édition de demi-luxe (avec musique) tirée à 600 exemplaires environ, peut-être plus. », écrit-il à Christian Caillard. « Les risques à courir sont très minces : il ne m’en coûtera guère plus de dix mille francs que je retrouverai en un mois ou deux. » Il semble que c’est l’auteur qui paya le tirage.

 

Le 18 : Début d'une grande enquête d'André Rousseaux dans le Figaro sur « Le rôle moral des éditeurs », qui se poursuivra jusqu'au 10 mai. Elle a été provoquée par un dissentiment survenu entre un écrivain et son éditeur.

Le Figaro, 18 avril 1929

Qui est l'écrivain, qui est l'éditeur, quel est l'objet du litige ? Le lecteur du Figaro ne l'apprendra pas en lisant les dix articles du journaliste, qui a pris soin de présenter son enquête en citant un hebdomadaire :

« Un écrivain célèbre, un de nos plus grands écrivains - peut-être le plus grand actuellement vivant - de qui le catholicisme est très strict, serait mécontent de la maison d'édition où ses œuvres sont publiées depuis 1911 environ. Il estimerait, en effet, que cette maison s'est singulièrement transformée et qu'elle fait paraître en ce moment un peu trop de livres qu'il juge scandaleux. Cet écrivain ne veut pas que son nom et ses ouvrages puissent servir de véhicule à cette littérature physiologique. Et il désirerait ne plus rien publier désormais dans cette maison. »

Paul Claudel, qui publie à la N.R.F. depuis 1911, est en désaccord avec le programme de son éditeur, dont il juge la littérature trop « physiologique », et il ne veut pas la cautionner. On ne sait quels ouvrages provoquent la colère de l'écrivain qui, il est vrai, proteste souvent. Sera-t-on obligé d'en venir à un procès ? s'interroge le journaliste.

André Rousseaux interroge donc la plupart des éditeurs de Paris. Il leur pose trois questions :

1. Dans quelle mesure la firme d'un éditeur est-elle une enseigne morale pour les livres qu'elle édite ?

2. Le fait de publier les livres d'un écrivain connu pour professer certaine doctrine et certaines idées, crée-t-il, pour l'éditeur, l'obligation de ne pas publier par ailleurs des œuvres incompatibles avec les idées de cet auteur ?

3. Si, par la suite, la divergence devenait trop grande entre la ligne morale suivie par l'écrivain et celle que suit l'éditeur, y a-t-il là un motif de rompre les contrats passés entre eux ?

Robert Denoël qui, à cette époque, n'a publié qu'un livre de luxe et deux ouvrages à tirage limité, n'est pas interrogé. Rétrospectivement on voit l'importance de cette enquête qui, si elle avait été menée dix ou quinze ans plus tard, aurait provoqué des réponses très différentes. On peut la comparer à celle qu'a menée Hubert Forestier en octobre 1941.

 

Mai

 

Le 17 : Roger Vitrac écrit au critique Jacques Mauvert, qui a consacré un article à Victor ou les enfants au pouvoir : « Par suite d'un malentendu stupide, mon éditeur vous a adressé l'exemplaire de mon drame auquel vous aviez si aimablement souscrit, sans m'en avertir. J'ai été si touché de votre critique dans le Berliner Tageblatt et par l'intérêt que vous m'avez témoigné si spontanément qu'il m'eût été - pour une fois - infiniment agréable de signer un exemplaire.. »

 

Juin

 

Le 14 : Aux Trois Magots, exposition, jusqu'au 30, d'aquarelles du peintre polonais Vladimir deTerlikowski [1873-1951].

L'OEuvre,  21 juin 1929

Le 21 : la presse mentionne un projet sans suite d'enregistrement sonore d'une « fantasmagorie » de Roger Vitrac.

 

Août

 

Le 12 : Lettre de Denoël à Victor Moremans, qui a publié dans la Revue Sincère du 20 juillet de bons «papiers» sur ses deux premiers livres : « Je veux tout de suite vous remercier des deux très beaux articles que vous avez si gentiment écrits sur ‘mes auteurs’. Je vois avec un plaisir très vif que vous êtes des rares qui ont compris. [...]

Personnellement, cela me fait d’autant plus de plaisir que les critiques français se montrent assez récalcitrants : à part un article assez inexact de Cassou, un autre très bien de Cogniat et quelques notices à droite et à gauche, rien n’avait encore paru sur ces deux livres.

Ma vie est toujours aussi mouvementée : perpétuelle chasse à des capitaux qui finiront sans doute bien par venir. Plus je vais plus je vois combien cette sale question d’argent paralyse d’énergies, arrête l’expression du talent. »

Le 27 : L'Œuvre publie, signé de Léon Lemonnier et André Thérive, un manifeste populiste qui prône un retour au naturalisme. C'est un plaidoyer pour une littérature « qui exalte, non pas l'amour des choses basses et des réalités atroces, mais l'amour des petites gens et des gens médiocres. »

Le populisme se déclare apolitique et se cantonne à une attitude d'esthétique pure, prenant d'emblée ses distances avec ceux qui revendiquent le pouvoir du peuple.

 

Septembre

 

Eugène Dabit a soumis à Denoël le manuscrit de son premier roman, L’Hôtel du Nord. Morys écrit : « C'est alors qu'un artiste, peintre mais surtout dessinateur, le mari de Béatrice Appia, apporta un manuscrit à Denoël qu'il avait connu chez Champigny. Bien que, par diplomatie, il lui faisait bonne figure, Robert n'avait guère de sympathie pour ce touche-à-tout ».

       Eugène Dabit [1898-1936]

Ce n'est pas ce qu'écrivait Denoël à Champigny en décembre 1926 : « J’ai revu Dabit assez longuement le soir où l’on a parlé des pages de votre travail. Et j’ai été tout surpris de lui découvrir des goûts littéraires, presque semblables aux miens. Un dimanche ou l’autre j’irai lui dire bonjour à lui et à sa femme avec qui j’ai fait également plus ample connaissance. Ils sont plus que charmants tous les deux. » Et en mai 1928, encore : « J’ai revu avec joie les Dabit ».

L’éditeur de volumes à tirage restreint n’a aucun circuit de diffusion et il hésite à se lancer dans l’édition courante avec un livre qui a été refusé par les Editions Rieder. L’offre de l’auteur de partager les frais de l’édition emporte la décision.

Le 20, Eugène Dabit écrit à Roger Martin du Gard, dont il a fait la connaissance en janvier 1928 : « Les affaires du monsieur chez qui Biche [Béatrice Appia] avait exposé marchent mieux. Je dis " le monsieur " mais c’est un camarade déjà ancien. Il m’a parlé de mon livre, moi de mon projet de m’en occuper. Il semble qu’à nous deux, il serait possible de le faire paraître. Nous en partagerions les frais. »

 

Octobre

 

Contrat pour L’Hôtel du Nord. Le livre sera tiré à 3 000 exemplaires ; l’auteur s’engage à payer 5 750 francs, ce qui couvre un tiers des frais. Ses droits sont fixés à 50 % du prix fort de vente.

Les 25 exemplaires de tête sur madagascar lui appartiennent : « je ferai pour chacun une gouache et un dessin, j’espère pouvoir vendre chaque livre 200 ou 225 - ce ne sera pas un vol - et ainsi retrouver mes 5.000 F. Je ne toucherai de droits d’auteur que lorsque l’éditeur sera remboursé de sa mise de fonds. » écrit-il le 13 octobre à Roger Martin du Gard. C’est son beau-frère qui lui a avancé l’argent. En cas de réimpression, Denoël prend tous les frais à sa charge, et ristourne 10 % du prix fort de vente à l’auteur.

Dabit écrit encore : « Les affaires de M. Denoël se sont arrangées. Il va éditer un livre de chansons [Le Grand Vent] en même temps que L’Hôtel du nord. Ce livre, Biche l’illustrera et touchera 3.000 F. Evidemment, M. Denoël n’a pas de grandes possibilités comme éditeur, pas celle de la N.R.F., de Rieder, etc... mais il faut lui faire confiance. Il y va de son avenir et il fera l’impossible pour s’occuper de mon livre. C’est un homme qui ne manque pas de goût, de courage et d’adresse ; jusqu’ici les trois livres qu’il a édités sont très honorables. »

Le 23 : Nantissement sur la Société des « Trois Magots ». Il ne sera levé que le 11 février 1938. Départ d’Anne Marie Blanche, et courte association de Robert Denoël avec Frédéric Ménard.

Le 24, « jeudi noir » à Wall Street : la bourse de New York s'effondre, entraînant au cours des mois suivants le monde dans une crise économique sans précédent.

Le 26, Les Nouvelles Littéraires annoncent pour paraître « Aux Trois Magots », dans le courant de novembre, L’Hôtel du Nord, « un roman d’Eugène Dabit qui s’apparente aux œuvres de Charles-Louis Philippe. » Le recueil de chansons de marins de Champigny, dont le titre n’est pas donné, est annoncé pour le mois suivant.

 

Novembre

 

Le 15 : Léon Lemonnier publie un long article sur « Le roman populiste » dans le Mercure de France.


    Parution de Le Grand Vent. Le volume est illustré de 14 gouaches de Béatrice Appia reproduites au pochoir dans les ateliers Jacomet. Tiré à 1 020 exemplaires, le volume figurera au catalogue de l'éditeur jusqu'en 1941.

 

  

 

Le 29 : Parution de L'Hôtel du Nord, premier roman d'Eugène Dabit. Denoël l'a tiré à 3 000 exemplaires, plus un tirage de luxe de 200 alfa et 25 madagascar, ces derniers appartenant à l'auteur. Dabit les agrémentait de deux dessins et une gouache et les vendait 250 francs [le tirage ordinaire était vendu 12 francs].

 

 

Morys écrit à propos de ce livre : « Le stock était là et encombrait la chambre, car Cécile et Robert venaient de s'installer dans l'arrière-boutique de la librairie. Cela évitait un deuxième loyer ».

Le couple Denoël s’était en effet installé au 60 avenue de La Bourdonnais : « Nous avions réussi à désintéresser totalement notre associée, Anne Marie Blanche. Nous quittons donc notre cher atelier de la rue du Moulin Vert pour nous installer avenue La Bourdonnais dans l’appartement attenant à la boutique ; cela nous économise un loyer et de longs déplacements », écrit Cécile.

 

Décembre

 

Rencontre de Bernard Steele. Cet Américain né le 23 avril 1902 à Chicago, était arrivé à Paris début mai 1925 et il habitait, depuis quelques mois, rue Dupont-des-Loges, près de l’Ecole Militaire, avec sa femme, Mary Mocknaczski , et ses deux filles, Beatrice et Helen. C'est un jeune homme mince aux cheveux bruns et aux yeux gris (comme Denoël), et il parle parfaitement le français.
 

         7, rue Dupont-des-Loges (état actuel)

Steele était le fils de Maurice Steele, un épicier prospère de Chicago né en 1871, et de Béatrice Lesem, née le 7 juin 1880 à Quincy, dans l'Illinois. Le père de Bernard mourut le 12 septembre 1906, et sa veuve se remaria en 1910 avec Charles Hirshon [1861-1925], un rentier juif d’origine allemande qui lui donna cinq enfants. Dès 1920, la famille Hirshon, dont faisait partie Bernard, demeurait dans un immeuble cossu de New York.

Où apprit-il le français, au point de le parler avec moins d’accent que Denoël ? La présence, dans sa famille d’adoption, d’une gouvernante française nommée Louise Girard en est la première cause. La seconde n'est pas négligeable : Bernard a passé l'année scolaire 1913-1914 à l'Ecole Pascal, boulevard Lannes, dans le XVIe arrondissement de Paris. Il n'avait pas non plus d'accent américain : son passage, entre 1918 et 1921, à la prestigieuse et sélective institution privée de Hanover (Pennsylvanie), le Dartmouth College, lui avait assuré une diction parfaite, et lui avait sans doute aussi permis de rencontrer celle qu'il épousera en décembre 1921.

Bernard, dont la mère se retrouva à nouveau veuve le 9 octobre 1925, ne s’est pas beaucoup étendu sur les raisons qui l’avaient amené en France en 1925 : « Le climat des Etats-Unis n’était pas favorable à ma santé », dira-t-il simplement, mais, déjà, il « songeait à faire de l’édition »... Sa fiche au Register of the Department of State [avril 1950] le classe parmi les « diplomatic officers » avec la spécialité : « bookkeeper, salesman and buyer for cml. firms 1921-1929 », c'est-à-dire comptable, vendeur et acheteur pour différentes firmes, lesquelles ne sont pas nommées, malheureusement. Mais on se demande ce qu'il fit effectivement à Paris entre 1925 et 1929 : un « businessman » sans affectation particulière ? Ou un agent actif qui relève du Département d'Etat américain ?

Register of the Department of State,  1er avril 1950

Ses premiers domiciles étaient situés dans le XVIe arrondissement : 6 rue Eugène Delacroix, puis 9 rue Marbeau.

Le 26 décembre 1921 Bernard avait épousé à Hanover Mary Mocknaczski, née le 20 août 1902 à Passaïc (New Jersey), fille de Vasil Mocknaczski et de Mary Schaeffer. Le 28 novembre 1922 était née à Chicago leur première fille : Beatrice. La seconde, Helen, est née à l'Hôpital Américain de Neuilly le 25 mars 1927. Mais Bernard Steele était venu en France dès 1921, probablement en voyage de noces, comme en témoigne son passeport de l'époque :

     Photo de son passeport , 1921 (collection Louise Staman)

Dans une interview accordée en 1972 Steele a raconté les circonstances de sa rencontre avec Robert Denoël : « C’était un dimanche, fin 1929, je crois. J’habitais près de l’Ecole Militaire et je descendis, ce matin-là, faire un petit tour à pied dans le quartier. Au cours de ma promenade, je suis entré dans une librairie de l’avenue La Bourdonnais et c’est là que je vis Robert Denoël pour la première fois. Il me parla d’un ouvrage qu’il venait de publier, Hôtel du Nord, d’Eugène Dabit, et du prix du roman populiste que l’on venait de lui décerner. »

Le prix populiste ne fut décerné au livre qu’en mai 1931, ce qui montre l’imprécision de ses souvenirs, et, d'autre part, la librairie des Trois Magots existait depuis le mois de mai 1928 : Bernard Steele ne devait pas se promener souvent dans son nouveau quartier.

Il avait été plus précis en 1931 quand il raconta à Arthur Petronio qu’il avait aperçu dans la vitrine des Trois Magots la traduction française de l’Ulysse de Joyce « portant la firme de la librairie », ce qui l’engagea à y entrer.

En février 1929 Adrienne Monnier avait publié, à l'enseigne de la Maison des Amis des Livres, une première édition d'Ulysse au tirage limité à 1 200 exemplaires, dont la plupart avaient été vendus au cours des six mois suivants. L'éditrice lança ensuite une souscription pour une nouvelle édition à paraître en janvier 1930 chez Adrienne Monnier et J.-O. Fourcade.

  

                           Première édition française,  février 1929                                     Deuxième édition française,  janvier 1930                                                                

Quelle édition a pu voir Bernard Steele dans la vitrine des Trois Magots ? Celle de février 1929, dont Denoël possédait peut-être encore des exemplaires, ou le specimen de la nouvelle édition sur le point de paraître, ce qui expliquerait la présence d'un papillon au nom de la librairie ?

Probablement le bon de souscrition pour la seconde puisque, le 27 décembre, Denoël écrivait à Victor Moremans : « Votre souscription à Ulysse n’attend qu’une confirmation pour se changer en une livraison à domicile », et, le mois suivant, il lui envoyait le volume paru entretemps avec son specimen de souscription.

Denoël lui parla de L’Hôtel du Nord, qu’il venait de publier, Steele lui fit part de son intention de publier des traductions d’auteurs contemporains américains et anglais : « Je m’entretins plusieurs fois avec Denoël au cours des semaines qui suivirent et nous décidâmes finalement de publier ensemble de jeunes auteurs français ou de langue française. A nous deux, à cette époque, nous ne totalisions pas 60 ans».

Dans une lettre écrite le 16 décembre 1964 à Dominique de Roux, l'Américain a donné d'autres détails sur ses propres projets : « Déjà à cette époque j'avais songé à faire, moi-même, de l'édition - mais d'un genre différent : j'ambitionnais de publier des traductions d'auteurs contemporains, américains et anglais, dont la plupart n'étaient alors connus en France que de nom. Après plusieurs entretiens avec Denoël, je me suis décidé à abandonner mon propre projet en faveur de celui, peut-être moins ambitieux, que nous avions échafaudé ensemble : publier des ouvrages de jeunes auteurs français - ou de langue française. »

On peut penser que Denoël a surtout besoin d’un commanditaire mais que, pour ce qui concerne les traductions de l’anglais dont Steele est si friand, il donne un accord de principe. Il sait que les Editions Stock ont le monopole en France de la littérature étrangère, et que ce n’est pas sur ce terrain-là qu’il doit opérer sa percée. Par la suite, on pourra compter sur les doigts de la main les auteurs anglo-saxons publiés par la nouvelle firme.
 

Le livre de Dabit recueille une bonne critique et profite de la vogue récente du populisme : « Deux articles ont paru sur L’Hôtel du Nord (NRF et Chantecler). L’accueil que l’ont fait à ce livre est surprenant. La vente n’existe pas encore, mais elle se dessine », écrit Denoël à Champigny.

Les Denoël, Robert Beckers et Juliette Geneste, sa femme depuis le 7 août précédent, font la tournée des librairies parisiennes. Morys écrit : « Cécile décida qu'à tour de rôle, Robert et elle prendraient un taxi, le rempliraient de bouquins et iraient faire le tour des libraires de la capitale, puis de ses environs, pour les prier d'accepter quelques exemplaires en dépôt payables après vente ».

Le 4 : Le prix Goncourt est décerné à Marcel Arland pour L'Ordre, le prix Renaudot à Marcel Aymé pour La Table aux crevés, l'un et l'autre publiés chez Gallimard. Le prix Femina est attribué à Georges Bernanos pour La Joie publié chez Plon. Selon un écho tardif de L'Œil de Paris [23 mai 1931], Robert Denoël aurait présenté, sans succès, L'Hôtel du Nord aux jurés Goncourt.

Le 11, nouveau nantissement sur les « Trois Magots », qui sera partiellement supprimé le 27 février 1930, et apuré le 30 mars 1933.

Le 15 : La Révolution surréaliste publie les réponses d'écrivains et artistes à une enquête sur l'amour. Parmi eux, Auguste Mambour, l'ami peintre de Denoël, toujours provocateur :

    La Révolution surréaliste, n° 12,  15 décembre 1929

Le 27, Denoël écrit à Moremans : « Si j’étais sûr que vous me feriez un grand article dans la Gazette de Liége, je vous enverrais sans tarder Le Grand Vent, chansons de marins que je viens de publier à tirage limité. C’est un joli bouquin qui trouverait peut-être des acheteurs à Liège.

L’Hôtel du Nord contient quelques passages un peu vifs. Votre souscription à Ulysse n’attend qu’une confirmation pour se changer en une livraison à domicile. Les portraits, je vais en parler, car j’organise une exposition intitulée " Les Ecrivains vus par eux-mêmes et par leurs amis ".

L’Hôtel du Nord est un succès : je vais avoir de très nombreux articles à Paris. Pour commencer : Jean Prévost, Marc Chadourne, Jaloux. Par contre, on éprouve cruellement les effets de la crise. »

Deux jours plus tard Denoël fait, à l'usage de Champigny, le bilan de l'année : « Les jours se succèdent aux "Trois Magots", pareils dans leur fièvre et leur fatigue. Les affaires sont excellentes puisque le mois de décembre m’a fait atteindre un chiffre égal aux 2/3 de ce que je rêvais. J’ai fait quarante mille francs d’affaires. Cela ne m’empêche pas de me débattre dans de nouvelles difficultés ; je n’ai pas de fonds de roulement et tant que je n’aurai pas résolu ce problème ou allongé mes crédits, je ne pourrai rien entreprendre qui ne soit à brève échéance une source d’embêtements de tout genre. »

Eugène Dabit, lui, se dit satisfait des ventes de L'Hôtel du Nord : « Mon livre ne marche pas trop mal, mieux que nous n'osions l'espérer, Denoël et moi. Un long article d'André Thérive dans Le Temps nous vaut un peu ce résultat. D'autres articles aussi. Et certains écrivains me font une excellente propagande orale. Il y a en train une affaire de traduction allemande, quelque chose de sérieux, de trop beau aussi pour que ça réussisse. » [Lettre à Champigny, fin décembre 1929].

L'auteur paraît aussi surpris que son éditeur du succès du livre qui se dessine, et il a peine à croire qu'on puisse songer à le traduire ; pourtant Denoël signera bien en juin 1930 des contrats pour deux traductions, dont l'une paraîtra en 1931 à New York et l'autre à Dresde. Et cela bien avant que L'Hôtel du Nord obtienne le premier prix Populiste, en mai 1931.

La Semaine à Paris,  2 décembre 1929