Robert Denoël, éditeur

Un pardessus

Le pardessus que portait Denoël, le soir du meurtre, occupe une place de choix dans les différentes enquêtes de police, car il fut remis par erreur à Jeanne Loviton, et Cécile Denoël était convaincue que toutes les clés de son mari se trouvaient dans l’une de ses poches, ce qui permit ensuite à sa rivale, dit-elle, de faire main basse sur tout ce qu’il possédait dans sa garçonnière du boulevard des Capucines.

Dans son rapport du 25 janvier 1946 l’inspecteur Ducourthial écrit que lorsqu'il est arrivé sur les lieux de l’attentat, vers 23 heures, « son pardessus se trouvait sur le siège avant de la voiture. »

Au cours de son interrogatoire du 10 octobre 1946, Jeanne Loviton avait déclaré : « Comme Robert Denoël avait quitté son pardessus au moment où il voulait réparer la voiture, quelqu’un m’a remis ce pardessus que j’ai emporté chez moi. Il n’y avait absolument rien dans les poches. Je précise à ce sujet que Robert Denoël n’était en possession d’aucune clé de coffre puisque les coffres des Editions Denoël avaient été remis à M. Maximilien Vox. »

Ducourthial écrit, dans son rapport du 15 novembre 1946 : « Ceci est exact, car nous nous en sommes assurés sur place ; c’est-à-dire au moment où nous avons remarqué sa présence, sur l’un des dossiers de la voiture. D’autre part, nous ne voyons pas l’utilité qu’il y aurait eu à le saisir au point de vue enquête. C’est pourquoi, pour ne pas le laisser dans la voiture, il a été remis à Mme Loviton, qui précise à ce sujet que Monsieur Denoël n’était en possession d’aucune clé de coffre, puisque les coffres des Editions Denoël avaient été remis à Monsieur Maximilien Vox ».

Pour se faire une idée de l’importance de ce pardessus dévoyé, il faut se remémorer la scène de l’attentat. Jeanne Loviton explique à la police : « Lorsque je l’ai quitté, il portait son pardessus sur lui et il se préparait à ouvrir le coffre arrière de la voiture pour en sortir des outils. »

Denoël avait donc gardé son pardessus durant le trajet Auteuil-Invalides, et ne l’avait enlevé que pour réparer la roue accidentée ; il l’avait ensuite posé sur le siège du passager : c’est là que les policiers le trouvent, vers 23 heures.

Armand Rozelaar se pose des questions à ce sujet : « Il est certain que Denoël avait laissé son pardessus à l’intérieur de la voiture. L’avait-il retiré pour être plus à son aise afin de se battre, ou afin de changer la roue de la voiture ? ».

L’avocat est formel : « Un fait est certain, c’est qu’il possédait à l’intérieur de la poche de son pardessus, un certain nombre de clés, parmi lesquelles les clés de la rue Amélie et les clés du boulevard des Capucines. Mme Loviton a reconnu qu’on lui avait restitué le pardessus au moment où elle devait rentrer chez elle, dans la nuit du crime. »

Quand les policiers remettent à Jeanne Loviton ce pardessus, après un interrogatoire qui a duré une partie de la nuit, on peut penser qu’ils ont vérifié si ses poches contenaient quelque chose, mais ce n’est pas déterminant car, lorsque Ducourthial écrit : « nous nous en sommes assurés sur place », il n’a pu le faire que vers 23 heures. Or, qu’est devenue la Peugeot entre 21 heures 25 et 23 heures ?


    Jeanne Loviton n’a pu l’approcher, puisqu’elle a accompagné Denoël jusqu’à l’hôpital Necker, avant de revenir, encadrée par des policiers, au poste de police de la rue de Grenelle où elle fut gardée à vue jusqu’à trois heures du matin.

Mais à 21 heures 25, quand l’agent Testud découvre le corps inanimé de Robert Denoël, que fait-il ? « Je suis allé prévenir ‘Police-Secours’ à l’avertisseur situé à l’angle de la rue de Varenne et du boulevard des Invalides, tandis que les deux hommes qui m’avaient appelé gardaient le corps. »

Testud confie donc à Guillaume Hanoteau et Roland Lévy le soin de veiller le mourant, alors qu’il s’éloigne d’une centaine de mètres pour appeler Police-Secours à la borne téléphonique située à l'angle de la rue de Varenne et du boulevard des Invalides.

L’un reste près du corps tandis que l’autre s'approche du véhicule en stationnement : « je suis resté auprès de la voiture ou plutôt j’ai traversé pour aller voir la voiture qui était de l’autre côté de la chaussée », déclarera, le 10 mai 1950, Hanoteau au juge Gollety, en commettant un curieux lapsus.

A ce moment, il n’y a aucun autre témoin près de la Peugeot. Hanoteau est le premier qui s’en approche et il dit : « un pneu était dégonflé et la malle arrière du coffre ouverte. Un espèce de tapis comme on en met à terre pour réparer les voitures se trouvait sur la chaussée. Des gens sont arrivés de l’esplanade des Invalides et un concierge est sorti d’une maison située rue de Grenelle, juste en face du lieu du crime. Le car de police est arrivé, un brigadier a vérifié les papiers de la victime, Roland Lévy était à proximité du corps et a, je crois, discuté avec le brigadier ».

Lors d’une confrontation entre Cécile Denoël et Guillaume Hanoteau, le 10 mai 1950, la partie civile pose cette question : « Y avait-il quelqu’un dans la voiture quand le témoin est arrivé ? », et Hanoteau répond : « Je n’ai pas regardé dans la voiture. »

L’automobile de Jeanne Loviton sera ensuite tractée jusqu’au poste de police de la rue de Grenelle, et laissée sans surveillance jusqu’à ce que son chauffeur vienne la rechercher, le lendemain, vers 17 heures.

L’inspecteur Ducourthial n’a vu les lieux de l’attentat que deux heures après les faits. Quand il s’y rend, vers 23 heures, le cric et la manivelle trouvés à proximité de la victime ont été ramenés près de la voiture stationnée devant le square des Invalides, et le corps de l’éditeur emporté à l’hôpital Necker.

La Peugeot 302 est restée en place. On peut penser que la police a « sécurisé » les lieux de l’attentat. Le pardessus de Denoël est donc resté sur un siège de la voiture, jusqu’à ce que les inspecteurs de la Brigade Criminelle commencent leur enquête.

Ducourthial et ses inspecteurs explorent les environs, interrogent les témoins, puis se rendent à l’hôpital Necker, où l’inventaire des biens de la victime leur est communiqué. Il n’y a pas de clés dans les poches de son veston. Aucune clé n’apparaîtra au cours de l’enquête. Pour Ducourthial, Denoël est un homme sans clés.

Il sait que l’éditeur habite un appartement, boulevard des Capucines ; il sait qu’il demeure chez sa maîtresse, rue de l'Assomption, où il a accès au n° 9 et au n° 11. Il sait aussi que Denoël visite, certains soirs, ses locaux de la rue Amélie, et qu'il s'occupe activement des Editions de la Tour, boulevard de Magenta. A aucun moment l’inspecteur ne paraît s’interroger sur la disparition de ses clés, sauf pour entériner les déclarations de Jeanne Loviton qui, on ne sait pourquoi, lui parle de clés de coffres remises à Maximilien Vox.

Le pardessus devait contenir, dans l’une ou l’autre de ses poches, ce que l’on n’a pas trouvé dans le veston de l’éditeur : les clés des endroits qu’il habitait. Elles devaient se trouver sur un trousseau « à part », puisque le chauffeur de Mme Loviton a pu remorquer, le lendemain de l’attentat, la « 302 » jusqu’à Auteuil, avec sa clé de contact, laquelle devait être restée sur le tableau de bord et confiée à la police.

Qu’est devenu ce pardessus ? Mme Loviton en a fait cadeau peu après au magasinier des Editions Denoël. Interrogé, Georges Fort, 69 ans, déclara : « A la mi-décembre 1945, le chauffeur de Mme Voilier a déposé aux Editions Denoël, et à mon nom, un colis que je n’ai ouvert que huit ou dix jours après, lorsque j’ai été informé qu’il s’agissait de vêtements qui m’étaient remis en souvenir de Monsieur Denoël. C’est Mme Voilier qui a dit, lors d’une rencontre, que ces vêtements m’étaient destinés. Je les ai toujours chez moi. Il y a un pardessus foncé, un veston et un gilet. »

Rappelons que le veston et le gilet que portait l'éditeur, le soir du drame, avaient été mis sous scellés. Ceux qu'offre Jeanne Loviton à Georges Fort provenaient vraisemblablement de la penderie qu'il utilisait chez elle, rue de l'Assomption.