Robert Denoël, éditeur

2010

 

Janvier

 

Le 6 : Le Canard enchaîné nous apprend que le nom d'un grand éditeur parisien sera donné prochainement à une rue du VIIe arrondissement. Les Editions de la Nouvelle Revue Française, créées le 31 mai 1911 par Gaston Gallimard, André Gide et Jean Schlumberger, avaient leur siège au 31 de la rue Jacob. Elle furent remplacées, le 19 juillet 1919, par la société anonyme La Librairie Gallimard qui, en mai 1921, transfère ses bureaux au 3 de la rue de Grenelle puis, en novembre 1929, au 43 de la rue de Beaune.

La rue de Beaune se terminait jadis en impasse au-delà de la rue Montalembert. La partie comprise entre la rue de l'Université et le fond de l'impasse reçut en 1929 le nom de Sébastien-Bottin, en hommage au statisticien lorrain [1764-1853], initiateur de l'Almanach du commerce, et le 43 rue de Beaune devint le 5 rue Sébastien-Bottin.

Il existe peu d'artères portant le nom d'éditeurs contemporains. Cette belle initiative de la municipalité de Paris ne restera peut-être pas sans lendemain. Imaginons qu'elle décide, en 2030, de débaptiser la rue Amélie, à l'occasion d'un autre centenaire ? Le 16 mai 2011 le Conseil municipal de Paris a voté le changement de nom de la rue, en dépit de l'opposition du Conseil d'arrondissement. Son inauguration a lieu le 15 juin 2011.

Le 30 : Vente aux enchères à l'Hôtel Drouot, par les experts Maryse et Frédéric Castaing, d'une collection d'autographes dont une partie provient de la succession de René Laporte [1905-1954], créateur des Editions des Cahiers Libres, dont Denoël racheta le fonds en 1934, et écrivain dont Denoël édita deux romans en 1935 et 1936 ; le second, Les Chasses de novembre, obtint le prix Interallié.

 

Février

 

Le 12 : Parution aux Editions Hipérion à Madrid de Corona & Coronilla, le volume de poèmes de Paul Valéry dédiés à Jean Voilier, dans une version bilingue établie par Jesus Munarizz. L'édition originale française avait été publiée en novembre 2008 chez Bernard de Fallois.

Benjamin Prado qui, le 20 mars, rend compte de l'ouvrage dans le quotidien El Pais, titre son article : « La mujer que mató a Paul Valéry », c’est-à-dire : « La femme qui a tué Paul Valéry ». Contrairement à ses confrères français qui ont présenté Jeanne Loviton comme « le dernier personnage romanesque de ce temps », selon le mot prêté à François Mauriac, le journaliste espagnol la dépeint plutôt comme une courtisane ayant entraîné dans son lit Pierre Frondaie, Bertrand de Jouvenel, Jean Giraudoux, Saint-John Perse, avant d'achever un Paul Valéry malade en lui annonçant son mariage avec l'éditeur Robert Denoël.

Le 25 : Vente aux enchères à l'Hôtel Drouot, par les experts Alain de Grolée-Virville et Jacques Laget, de la bibliothèque de Guy Tosi [1910-2000], directeur littéraire des Editions Denoël entre 1945 et 1949. Composée pour l'essentiel d'ouvrages de littérature italienne ancienne et moderne, la collection mise en vente ne contient qu'un seul volume édité en 1944 chez Denoël : Femmes et modèles de Touchagues.

 

Mars

 

Le 2 : Décès à Paris de François Sentein, né à Montpellier le 20 avril 1920. Ami de Jean Genet, il avait, à la demande de Jean Cocteau, mis au point le tapuscrit de Notre-Dame des Fleurs. Dans ses Nouvelles minutes d’un libertin (1942-1943) paru en 2000, il avait noté sa visite rue Amélie, le 15 juin 1943, au cours de laquelle Robert Denoël lui avait raconté qu'ayant pris le manuscrit de Voyage au bout de la nuit dans le train, en 1932, il s'était dit : « Tu vas au désastre... À Dijon, avait sauté au téléphone pour dire à l'imprimeur de tout arrêter. - Trop tard, lui avait-on répondu : c'est presque fini. »

      François Sentein à Paris,  le 14 février 2009

 

Avril

 

Dans son catalogue d'avril la librairie parisienne « Le Feu Follet » propose un exemplaire sur papier ordinaire de Guignol's Band dédicacé à Lucien Rebatet. Prix de vente : 4 500 euros. Le 21, au cours d'une vente aux enchères chez Christie's à Paris, figurait un exemplaire de Voyage au bout de la nuit dédicacé tardivement au même Rebatet. Prix atteint : 2 500 euros.

  

 

Le 6 : Une plaque commémorative est apposée sur l'immeuble du 6 rue Rollin, dans le Ve arrondissement, où habita Benjamin Fondane, entre 1932 et 1944. Robert Denoël lui avait édité trois ouvrages : Rimbaud le voyou (1933), La Conscience malheureuse (1936), et Faux Traité d'esthétique (1938).

 

Le 22 : « 13ème Rue », « la chaîne TV de l'investigation et du crime », consacre sur son site Internet un dossier à « Robert Denoël, l'éditeur maudit », dans sa série « Les célébrités prises pour cible ». Texte et images ont été intégralement empruntés à mon site « Robert Denoël, éditeur », mais « remixés » dans une syntaxe approximative, et sans la moindre référence à la « cible » utilisée, ce qui, tout compte fait, est sans doute une bonne chose.

 

Mai

 

Le 17 : L'hebdomadaire Le Petit Célinien réédite dans son numéro 50 le texte de Robert Denoël : « Comment j'ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline », datant d'avril 1941.

Le 18 : mise en vente à l'Hôtel Drouot d'un exemplaire des Nouvelles Révélations de l'être, publié par Denoël en 1937. Antonin Artaud l'a dédicacé à Maria Tiffen, une amie cannoise, et l'artiste plasticienne Fanny Viollet l'a recouvert d'une jolie et surprenante reliure brodée. Estimé 500 à 800 euros, le volume en a réalisé 1 300.

Le 19 : Décès à Neuilly de l'éditeur Robert Laffont. Né le 30 novembre 1916 à Marseille, où il avait débuté dans l'édition en mai 1941, il avait ouvert une succursale parisienne en janvier 1944.

Robert Laffont en 2005

A la Libération il lui avait été reproché trois ouvrages dont un d'Henri Pourrat : Le Chef français. Ce livre publié en 1942 était sans conséquence mais l'auteur figurait sur les listes noires établies par ses confrères. Laffont, qui avait fait travailler des résistants et des réfractaires durant toute l'Occupation, et qui n'avait publié ni ouvrages de propagande ni traductions de l'allemand, n'entendait pas se laisser faire et, le 16 janvier 1946, il avait adressé au commissaire du Gouvernement auprès de la Commission nationale interprofessionnelle une lettre cinglante dans laquelle il remettait en cause la légitimité des gens qui avaient à le juger : « A l'intérieur même de la Commission d'Epuration de l'Edition ont siégé des individus que leur attitude ne qualifierait nullement à jouer les Saint-Just (administrateurs de biens juifs sous l'occupation, libraires faillis, etc. »

Si on ne connaît plus, aujourd'hui, les libraires faillis qui siégeaient dans cette commission, on peut mettre un nom sur l'un de ces administrateurs de biens juifs, qui réclamait alors pour ses confrères une épuration exemplaire dans les cours de justice : Raymond Durand-Auzias [1889-1970], éditeur de livres de droit installé près de la Sorbonne. Le 18 février 1946 la Commission renvoyait Robert Laffont de toute poursuite et, le 19 juillet 1946, la Cour de Justice ordonnait le classement de son dossier.

 

En 1957 Robert Laffont avait publié le plus beau roman d'Alexis Curvers, l'ami liégeois de Robert Denoël : Tempo di Roma.

 

Juin

 

Le 15 : Vente aux enchères à l'Hôtel Marcel Dassault, à Paris, d'une collection de livres et manuscrits dont une partie importante [156 lots] provient des successions du docteur René Allendy et du poète-astrologue Jean Carteret. Né le 27 mars 1906 à Charleville, ce fils d'industriel est mort à Paris le 27 juin 1980.

     Jean Carteret [1906-1980]

Je crois que c'est de lui dont parle René Barjavel, dans une interview accordée en 1982 à Mauricette Thévenot, à l'occasion de la réédition, par les Editions Le Tallandier, du Journal d'un homme simple :

« J'ai une terreur de l'eau ! Je nage très mal. En 1939, chez Denoël, venait de temps en temps une sorte de " clochard " aristocrate auquel Denoël donnait un peu d'argent. Ce garçon faisait de l'astrologie - j'ai toujours cru à l'astrologie mais pas aux astrologues... - Sentant venir la guerre, ne sachant pas de quoi ma femme et mes deux enfants pourraient vivre, je lui demandai de faire mon " thème ", pour voir si j'en reviendrais ou non. Sa réponse fut : " Tu n'as rien à craindre mais fais attention à l'eau, il y a un danger d'eau ". - Alors, quand il a été question de Dunkerque, je me suis dit " tout, mais pas la mer ! ". »

Très lié avec le docteur René Allendy, avec les écrivains surréalistes et, c'est plus surprenant, avec Béatrice Appia, Carteret ne publia rien avant son livre sur Le Tarot métaphysique, en 1977. Durant la guerre, il avait travaillé pour Robert Denoël, ce qui est confirmé par une attestation de l'éditeur, datée 1943, certifiant que Carteret effectuait pour lui des « révisions de manuscrits » [lot n° 132]. Etant donné que le poète n'avait jamais officiellement travaillé, il est possible que Denoël lui ait remis ce document pour l'administration française ou allemande.

 

Dans la même vente figure, sous le n° 199, l'album de dessins réalisés en 1932-1933 par Eliane Bonabel [1920-2000] pour Voyage au bout de la nuit, dont une édition fac-similée avait été publiée en juin 1998 par les Editions de la Pince à linge. L'expert l'a estimé 10 000 à 12 000 euros. Il a réalisé 11 476 euros, frais compris.

 

Juillet

 

Le 6 : A l'occasion du 40e anniversaire de sa mort, le 16 juin 1970, Sophie Lebeuf consacre à Elsa Triolet un long article sur Evene.fr : « Muse militante ».

Après avoir rappelé les premiers « écrits de contrebande » que sont les trois nouvelles qui constituent le recueil Mille Regrets [mai 1942], l'auteur examine Le Cheval blanc [juin 1943], livre « engagé » et reprend la définition donnée par Cécile Loial dans son mémoire de 2008 : « C'était un roman destiné à figurer à l'étalage des libraires au côté de livres de la Collaboration : c'était parier que sa lecture, sans effaroucher la censure, ferait passer en contrebande un certain espoir, un désir certain de changer les choses chez les lecteurs patriotes. »

Il est difficile, aujourd'hui, d'évaluer les risques réels que prenait Elsa dans ces « écrits de contrebande » publiés avec succès par Denoël. Sophie Lebeuf écrit : « Pour créer ces œuvres qui porteraient contre l’occupant, il fallait tout inventer : le contenu, la forme que revêtirait l’esprit de la Résistance [...] Les fondements de la littérature de contrebande sont posés. Il faut dénoncer sans paraître engagé, parler un langage compréhensible pour ceux qui résistent tout en échappant à la censure de l’occupant. »

La réalité bibliographique est différente : les écrits véritablement clandestins d'Elsa Triolet se limitent à une poignée de nouvelles publiées sous pseudonyme, entre 1943 et 1944, dans des revues et journaux confidentiels. Sa prose militante n'atteignit le grand public qu'en juillet 1945, grâce au prix Goncourt que lui avait obtenu Robert Denoël.

Il est indéniable qu'Elsa Triolet eut, en 1944, une activité dans la Résistance et Cécile Loial en avait donné un aperçu dans ce texte manuscrit où Elsa rend compte d'une réunion du CNÉ chez Edith Thomas, au printemps 1944 : « Nous apportions un message du C.N.É. zone sud, une proposition d'attitude à prendre en face des éditeurs en dehors de l'action de l'épuration, après la Libération : réintégration des employés résistants et juifs, payement de l'arriéré, expulsion de collaborateurs, ayant remplacé. La zone nord considérait la proposition comme insuffisante. Il y a eu des interventions violentes de Debû-Bridel, Guéhenno, Mauriac... Il fallait pendre des éditeurs... »

Si les mots ont un sens, les membres du CNÉ de la zone occupée se proposaient alors de liquider, « en dehors de l'action de l'épuration », certains éditeurs, ce à quoi s'opposaient quelques modérés... Il serait grand temps que les archives du CNÉ fussent publiées et commentées, comme d'ailleurs celles de la Guépéou car, on l'oublie trop souvent, Elsa Triolet fut aussi une « Dame du Kremlin ».

 

Octobre

 

Le 1er : Une plaque commémorative en l'honneur de Louis Aragon et d'Elsa Triolet est apposée par Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, sur la façade du 56 rue de Varenne, dans le VIIe arrondissement, domicile du couple entre 1960 et 1982.

 

Novembre

 

Le 24 : vente chez Sotheby's Paris d'un exemplaire de première émission de Voyage au bout de la nuit dédicacé à Georges Fort, le magasinier des Editions Denoël (celui-là même qui en réceptionna le tapuscrit, au printemps 1932). Bien que mal conservé (couverture piquée, feuillets brunis), l'exemplaire, en partie non coupé, et estimé 2 500 à 3 000 euros, en a réalisé 9 375, frais inclus.

 

Décembre

 

Le 4 : Un « forum-bibliothèque » appelé www.livresdeguerre.net lance un débat tardif sur le livre de Louise Staman : Assassinat d'un éditeur à la Libération. Il s'achève dès le 20, faute de participants. Serge Desbois avait eu le mérite de le proposer au lendemain de la date-anniversaire de la mort de l'éditeur.