Robert Denoël, éditeur

Mort sans sépulture

 

Le 4 décembre 1945, le professeur René Piédelièvre [1891-1975] pratique, à l’Institut de médecine légale, rue d’Assas, l’autopsie du corps de Robert Denoël.

Il remet son rapport trois jours plus tard :

« Aspect du cadavre :

Le corps est celui d’un homme paraissant âgé d’une quarantaine d’années environ, de 1 m 80, très fortement constitué et très vigoureux. En dehors d’une blessure sur laquelle nous reviendrons dans un instant, il n’existait aucune trace de violence, aucune lésion suspecte.

A la partie postérieure du thorax, 1/3 inférieur, côté gauche, un orifice de projectile (entrée) typique. Il est caractérisé par l’orifice proprement dit, avec collerette d’érosion. L’ensemble mesure environ un centimètre. Il n’y a pas de tatouage par grains de poudre.

Un orifice de sortie du projectile se trouve en avant, sur la partie antérieure du thorax, à 7 centimètres au-dessous et très légèrement en dedans du mamelon droit. Il mesure près de 2 centimètres.

Ouverture du cadavre :

L’ouverture du cadavre n’a rien montré de spécial. La paroi osseuse et les méninges étaient normales ainsi que le cerveau. L’examen du corps a été négatif [...]

Discussion :

Elle a montré également qu’il n’y avait sur le corps aucune trace de lutte, aucune violence autre qu’une blessure par projectile par arme à feu.

Le projectile, vraisemblablement balle provenant d’une arme à feu courte, devait être d’un calibre assez important. Il a atteint la partie postérieure gauche du thorax [...]

Le trajet a été d’arrière en avant, de gauche à droite et très légèrement de bas en haut. La mort a été rapide.
Par ailleurs, bien que les vêtements aient pu arrêter les grains de poudre, l’examen de l’orifice d’entrée dans la peau oriente vers un coup de feu tiré de loin.

Conclusions :

1° La mort de M. Denoël est consécutive à un coup de feu

2° Le projectile (arme à feu courte probablement)

3° Le coup de feu, tiré selon toute probabilité à distance

4° La blessure était rapidement mortelle

5° Cet homme était très vigoureux. Il avait des lésions pleurales anciennes ».

Le 7 décembre, la presse annonce que les obsèques de l'éditeur auront lieu le mardi 11 décembre, à midi, en l'église Saint-Léon, place Dupleix, dans le XVe arrondissement.

 

Dans « Cécile ou une vie tout simple », Morys écrit : « Le jour de l'enterrement, c'était un homme qui conduisait le deuil avec sa mère. Plus ferme que jamais, le regard haut et droit, l'œil sec. Plus tard, on a dit que le fils n'avait pas plus de cœur que sa mère. Ils avaient, l'un et l'autre, un courage indomptable. Mais nul ne saura jamais combien chacun d'eux a pu pleurer lorsqu'il se fut enfermé dans sa chambre.

A cet enterrement, parmi les amis, les auteurs, trop peu nombreux il faut le dire, la couardise dépassant encore l'ingratitude, je reconnus deux ou trois des " houris " de Robert. L'une d'elles, auteur de talent dont il avait édité deux ouvrages, au moment du serrement de mains (détestable coutume !) s'approcha en pleurs de la veuve pour lui dire : " Ah! madame, vous ne savez pas ce que je perds ! " Cécile était au courant de son aventure. La regardant dans les yeux, elle lui répondit simplement : " Je ne l'ignore pas, madame." »

Ce jour-là, « devant la tombe de Denoël, [Dominique Rolin] se fixe mentalement une date au printemps de l'année à venir, date à laquelle elle se jure de quitter son mari, Bruxelles et la Belgique, devenus totalement insupportables », écrit Frans De Haes.

Jeanne Loviton n'assista pas aux funérailles de son amant, pas plus qu'elle n'avait été présente à celles de Paul Valéry : « Elle se sentit incapable de quitter son lit, sa chambre, de sortir de son domicile et même, quelques jours plus tard, d'assister à l'enterrement de cet homme qu'elle avait tenu, un bref moment, mort entre ses bras », écrit Célia Bertin, qui n'a pas vérifié l'emploi du temps de son héroïne après le 2 décembre.

J'ai cherché en vain le nom des personnes présentes à ces obsèques où les représentants de la profession d'éditeur furent sinon absents, au moins discrets. Seuls Bernard Steele et Marie Canavaggia auront été fidèles à leur ami défunt.

L’éditeur a été enterré le 11 décembre dans un caveau provisoire du cimetière du Sud-Montparnasse situé à la « ligne 779 P, n° 1885 ». Ces caveaux provisoires appartiennent à l'administration du cimetière et servent de « point d'attente » pour les défunts avant leur transfert dans une tombe définitive. Pour Denoël l'attente sera longue.

Ses obsèques ont été retardées par de singulières tractations entre la veuve et la maîtresse de l'éditeur. On en trouve des échos dans le dossier des procès ultérieurs.

Durant la nuit du 3 décembre, Jeanne Loviton avait téléphoné à Cécile Denoël pour lui expliquer la tragédie qui s'était déroulée en sa présence quelques heures plus tôt. Cécile lui demanda « du linge pour me permettre d’habiller mon mari avant son enterrement. Elle me répondit affirmativement et je lui envoyai M. Gustave Bruyneel, auquel elle remit une chemise et du linge de corps. »

Gustave Bruyneel, chez qui Cécile s'était réfugiée à la Libération, se rendit le jour même rue de l'Assomption «pour y demander une chemise, un caleçon et une cravate afin d’ensevelir son mari » et obtint satisfaction.

La veuve de l'éditeur s'était aussi adressée à Maurice Percheron : « Mme Denoël m’a téléphoné après la mort de son mari pour que j’intervienne auprès de Mme Loviton pour qu’elle lui fasse parvenir une robe de chambre pour l’enterrement. Elle me dit ensuite qu’elle désirait faire un très bel enterrement mais qu’elle se trouvait cependant un peu gênée.

Ayant à mon tour téléphoné à Mme Loviton et lui ayant fait part des conversations que j’avais eues avec Mme Denoël, Mme Loviton me dit qu’elle prenait à sa charge tous les frais d’enterrement, désirant que cela fût " bien ". Je téléphonai donc à Mme Denoël, qui me remercia de mon intervention et me dit textuellement : " Dites à Jeanne que je l’embrasse "...

Le lendemain Mme Denoël m’avertit que les frais s’élèveraient à 120 000 frs et me chargea de demander un chèque à Mme Loviton. Celle-ci, trouvant la somme considérable, envoya Mme Dornès à la Maison de Borniol qui, justement, fournissait à une maison secondaire et qui donna un devis d’une soixantaine de mille francs.

Je téléphonai donc à Mme Denoël qu’elle aurait intérêt à s’adresser à la Maison Borniol, au lieu d’un sous-traitant de celle-ci et, qu’en tout cas les factures n’avaient qu’à être envoyées à Mme Loviton, qui réglerait sur le champ. Il n’y eut jamais de suite à cette tractation. »

Quatre ans plus tard, le même Percheron déclarait aux enquêteurs : « Je ne me rappelle plus exactement à la suite de quelle circonstance Mme Loviton m’a chargé de faire part à Mme Denoël de son désir d’assurer les frais d’obsèques. A la suite d’une ruse de Mme Denoël, cette proposition n’a eu aucune suite. »

René Barjavel déclara en 1946 : « Par le Dr Percheron, j’avais d’autre part appris que Mme Loviton avait offert à Mme Denoël de payer une partie des frais de l’enterrement et, au cours de nos conversations avec Mme Denoël, cette dernière m’a parlé de Mme Loviton avec sympathie. »

Le 10 octobre 1946 Jeanne Loviton avait en effet déclaré à la police : « J’ai supposé que Mme Denoël aurait besoin d’argent le 3 décembre et j’ai pensé lui être agréable en payant les frais de l’enterrement de son mari. Il me plaisait d’ailleurs personnellement de faire pour lui ce dernier sacrifice. »

Le 21 mai 1946 Me Armand Rozelaaar avait écrit dans un mémoire remis au juge Gollety : « Avec dignité, Mme Denoël repoussa ces deux propositions. Elle paya les frais d’obsèques et se refusa à tout contact commercial avec l’ancienne maîtresse de son mari. »

Le 11 janvier 1946, Mme Denoël introduit une demande d’achat de concession au cimetière de Montparnasse ; la direction du service municipal des Pompes funèbres de Paris lui fait savoir qu’aucun terrain n’est disponible.

Le 1er avril 1953, la direction du service municipal des Pompes funèbres de Paris avise Mme Denoël que la loi autorise désormais la reprise des sépultures abandonnées, ce qui a permis le dégagement d’un certain nombre de concessions. Le Chef du service technique des cimetières l’invite à son bureau afin d’y retirer son autorisation d’achat d’une nouvelle concession. Aucune suite ne paraît avoir été donnée à son courrier.

Le 10 avril 1973, la direction des Pompes funèbres prend la décision de transférer le corps de Robert Denoël «dans une tranchée gratuite » au cimetière de Thiais, « les mises en demeure adressées au signataire de la demande d’inhumation étant restées sans effet », m’écrivait, le 23 avril 1980, J. Durand, Conservateur du cimetière Montparnasse.

J’avais tout lieu de penser que ces mises en demeure avaient été adressées à sa veuve ou à son fils. Le professeur Harry Stewart qui, quinze ans plus tard, s'était informé à ce sujet auprès de la direction du cimetière Montparnasse, reçut, en décembre 1995, une autre réponse du nouveau Conservateur, Mme Marie-Paule Lelièvre : « La déclaration d’inhumation a été faite par M. René Brosselard, cousin du défunt. Afin de donner une sépulture définitive, des mises en demeure, restées sans réponse, lui ont été adressées. C’est pourquoi un arrêté du 16 avril 1973 a autorisé l’exhumation administrative du corps pour inhumation définitive en tranchée gratuite au cimetière parisien de Thiais ».

J'ignore pourquoi l'administration s'est adressée à l'auteur de la demande d'inhumation, un cousin dont, pour ma part, j'ignore tout, plutôt qu'à ses ayants droit. J'ai demandé à Albert Morys où se trouvait la tombe de Robert Denoël : c'était après qu'il m'eût écrit, en janvier 1980, que Cécile reposait dans « un paysage qu’elle aime, presqu’en pleine campagne, dans un très petit cimetière à flanc de colline ; elle a, comme elle le souhaitait, la tombe la plus simple qui soit ».

Celle de Robert Denoël était encore plus simple puisque c'est la fosse commune qui lui avait été réservée, mais Morys paraissait l'ignorer :  « Aussi bizarre que cela puisse sembler, nous ignorons, Robert junior et moi, où elle se trouve exactement. Pour nous le corps physique n’a qu’une importance très secondaire lorsque l’âme l’a quitté. Il est possible que Denoël soit enterré au cimetière Montparnasse. »

Il disait avoir retrouvé la lettre du service municipal des Pompes funèbres de Paris adressée le 1er avril 1953 à Mme Denoël, lui apprenant qu’elle pouvait acheter une concession dans le cimetière Montparnasse : « Je ne sais plus ce que nous avons fait, mais je pense qu’en huit ans, nous lui avions sans doute trouvé une autre place que le caveau provisoire ».

Morys n'était pas l'ayant droit de Robert Denoël et il était certainement fort embarrassé du statut de paria que sa famille avait réservé à l'un des plus grands éditeurs de sa génération. Lorsque j'ai fait paraître, à l'occasion du cinquantenaire de sa mort, un numéro spécial du Bulletin célinien en son honneur, j'ai reçu peu après la visite de Pierre Denoël, son frère cadet, à qui j'avais fait adresser un exemplaire.

Je m'étais préparé à cette confrontation, que je prévoyais orageuse. Nous nous étions quittés, Pierre et moi, en mauvais termes, vingt ans plus tôt, et il ne revenait pas pour faire la paix. Pourtant, ce dont il me demanda de rendre compte n'était pas d'avoir dévoilé le sort pitoyable de son frère aîné, mais la publication d'une lettre de Céline qui parlait de son homosexualité supposée...

 

Le 3 juillet 1973, le corps de Denoël est transféré dans une fosse commune du cimetière de Thiais. Elle est située dans la 90e division, 22e ligne, n° 37 m 25, avec une plaque portant le n° 4327.

Le cimetière parisien de Thiais, avec ses 103 hectares, et quelque 150 000 concessions, est le deuxième de la capitale, et le plus récent : il n’a ouvert ses portes qu’en octobre 1929. Surnommé le « cimetière des gueux », il ne comporte que peu de sépultures : ce sont les concessions temporaires qui y dominent.

Depuis l'origine, on y enterre les populations les moins fortunées. En 2003 encore, c’est au « carré des indigents » de Thiais que furent inhumées les victimes d’une canicule meurtrière, dont les familles n’avaient pas été retrouvées.

 

Thiais est donc, clairement, le cimetière des gens pauvres ou morts dans l’oubli. Ces morts anonymes ont-ils au moins la paix ? On peut en douter en lisant cet article paru en janvier 2006 dans Marianne : « Certains habitants de Belle-Epine, commune voisine, en ont assez de devoir contourner cet immense espace à chaque fois qu'ils se rendent au centre commercial, situé de l'autre côté. Du coup, des dizaines de trous ont été percés dans le mur d'enceinte par des vandales, ce qui permet aux malins de traverser le cimetière pour aller faire leurs courses. Afin de contenter tout le monde, il est question de créer une allée au milieu du cimetière et même de proposer un service de navettes. »

Ont-ils seulement  l'assurance de ne pas être bousculés ? Rien n'est moins sûr. En septembre 2006, certain visiteur cherchant un carré de fosses communes a donné ce témoignage édifiant :

« Un gardien me proposa de m’accompagner car d’après lui, je n’arriverais pas à trouver son emplacement. Nous arrivâmes à la fosse commune, une sorte de carré de 50 mètres sur 50, faite de terre battue, parsemée de débris d’ossements. Il m’en expliqua la raison : " La fosse commune n’est pas extensible. Quand elle est pleine, on la reprend au début après avoir mélangé et broyé la terre." »

Combien de fois la 22e ligne appartenant à la 90e division a-t-elle été mélangée et broyée depuis trente ans ?

*

Un lecteur a visité, le 6 février 2007, la 90e division. Les services administratifs du cimetière lui ont expliqué que, depuis 1987, il n'existe plus de fosse commune au sens où on l'entendait en 1973. Ce vaste espace, désormais réservé à des sépultures individuelles, a été « purgé », et les corps non réclamés, incinérés.

La notice qui figure actuellement sur le site du cimetière de Thiais le confirme : «Thiais se singularise encore par la diversité des confessions. Outre les habituelles sépultures chrétiennes et juives on y trouve plusieurs carrés musulmans, de diverses obédiences (74e, 81e, 89e, 90e, 97e, 98e, 100e, 101e, 103e, 110e divisions) ».

Le visiteur s'est assuré des précisions données par l'administration du cimetière en 1980 : elles signifiaient que le n° 4327, enfoui dans la 90e division, se trouvait au 22e rang, à 37 m 25 en partant de la droite. C'est cet espace que montre la photo ci-dessous, où subsistent une trentaine de tombes, la plupart appartenant à des familles de confession musulmane, et non entretenues. Il n'y a plus de n° 4327.

 

    Le « carré 90 »

 

« Oh ! Si on m’enfouissais à Thiais je connais aussi un peu la route ! [...] Ainsi va la vie, la vraie, celle du fond des choses » écrivait Louis-Ferdinand Céline...