Robert Denoël, éditeur

1943

 

À Rémy Hétreau


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 19 Janvier 1943

Monsieur,

J’ai beaucoup admiré le décor de Crainquebille (1), que vous avez composé dernièrement.

D’autre part, M. Yves Bonnat (2), à qui je parlais dernièrement d’un projet d’édition de luxe, m’a dit qu’éventuellement vous seriez disposé à étudier l’illustration d’un des livres que j’ai publiés (3).

Il me serait très agréable de vous rencontrer à ce propos un de ces prochains jours. Je vous serais donc obligé de bien vouloir me téléphoner à ce sujet, pour que nous puissions prendre rendez-vous, si mon projet est de nature à vous intéresser.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Le Directeur,

Robert Denoël


1. Pièce en trois tableaux d’Anatole France interprétée à partir d'octobre 1942 par Charles Dullin au Théâtre de la Cité. Rémy Hétreau en avait dessiné les décors et les costumes.
2. Yves Bonnat [1902-1992], peintre et décorateur de théâtre. Dans une lettre qu'il m'adressait en 1979, Rémy Hétreau ne parlait pas de Crainquebille : « Après l’armistice de 1940 la vie artistique a repris doucement en France et à Paris un nouveau salon est né : le Salon de l’Imagerie. Yves Bonnat, peintre et décorateur qui écrivait dans la revue Arts, ayant aimé certains travaux que j’avais exposés à ce salon, a parlé de moi à l’éditeur Robert Denoël qui m’a demandé de venir le voir avec des dessins. »
3. L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit.
* Autographe : collection Rémy Hétreau.

À Jeanne Loviton


[Carte de visite imprimée :]
Robert Denoël
éditeur

Sans date [Janvier 1943]

Chère Madame,


    Vous m’avez promis une visite. Après votre délicieux accueil de l’autre jour (1), comment hésiterais-je à vous le rappeler ?
    Très respectueusement,

Robert Denoël


1. C'est au cours du mois de janvier qu'eut lieu sa rencontre avec Jeanne Loviton. Il s'était rendu, en compagnie de Marion Delbo, à un déjeuner rue de l'Assomption, à Auteuil. La comédienne connaissait l'éditeur depuis septembre 1942 : sur le conseil de Jean Cocteau elle lui avait soumis le manuscrit de son premier roman, Monsieur Durey, qu'il allait publier en mai. Par la suite Jeanne Loviton confirma cette version : « J’ai fait la connaissance de Robert Denoël en janvier 1943. Il fut amené chez moi par notre amie commune Mme Marion Delbo. »
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.Toutes les lettres qu'elle m'a confiées en 1982 sont estampillées « Confidentiel ».

 

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 20 Février 1943

Cher Ami,

Je fais virer aujourd’hui le solde de votre compte à votre compte chèque postal. D’autre part, je joins à cette lettre une note constatant que les droits versés au cours de 1942 affectaient pour une bonne part les années 1940 et 1941, dont les droits n’ont pu être versés du fait de la guerre.
    Vous allez recevoir les dernières nouveautés que vous me signalez. Les difficultés d’imprimerie ont retardé considérablement notre activité depuis le début de décembre. Je pense que nous sommes loin d’avoir reçu toutes les coupures de presse sur Le Temps des cerises. Le manque de place oblige les journaux à espacer considérablement leur critique littéraire.
    Ne vous inquiétez pas outre mesure de ce que dit Gonzague Truc et d’autres critiques. Il faut voir là un léger parti pris contre les écrivains qu’ils ne connaissent pas personnellement, ou qu’ils ne sont pas exposés à rencontrer à Paris. Leur indulgence va naturellement à leurs amis ou à leurs relations. Par contrecoup, vous obtenez en province un accueil qu’un parisien n’y obtiendrait certainement pas : la compensation est donc bonne.
    Je suis intéressé par ce que vous me dites de vos projets. L’achèvement de la série en cours vous coûtera encore beaucoup de peine, mais je suis convaincu qu’elle formera un bloc très solide et très représentatif d’une époque et d’un milieu à peine explorés jusqu’ici.
    Votre idée de faire un livre sur la vie d’un instituteur est excellente. Il y a pour un ouvrage de ce genre un public immense. Je crois d’ailleurs de plus en plus à la littérature romanesque qui ajoute à la connaissance psychologique de l’homme un côté d’information, de document vécu. Je n’aime pas du tout le titre que vous proposez, mais cela n’a pas d’importance, vous en trouverez sans doute un meilleur quand vous serez plongé dans ce vaste sujet.
    Je ne perds pas non plus de vue le livre sur les Ardennes, ni votre proposition de collaboration à « La Fleur de France », qui sommeille en ce moment, faute de papier (1). Vous voyez que vous avez du pain sur la planche et que si vous vous décidez un jour à prendre votre retraite, vous aurez de quoi travailler pour de longues années.
    Je n’ai pas encore eu le temps de lire l’ouvrage de votre procureur ; je suis débordé en ce moment par toutes sortes de soucis et de tracas, dont vous devinez la nature.
    Je me réjouis de lire le petit livre que vous m’annoncez pour mon fils, qui sera très heureux de trouver dans une histoire le cadre ardennais qu’il commence à connaître un peu.
    Croyez, Cher Ami, à mes sentiments tout dévoués.

R. Denoël


1. Denoêl a publié, entre mars et décembre 1942, 18 volumes dans cette collection pour enfants et adolescents, qui s'est arrêtée là, « faute de papier ».
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.


À Rémy Hétreau


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 26 Février 1943

Cher Monsieur,

J’ai le plaisir de vous confirmer nos accords verbaux, au sujet de l’illustration du livre d’Eugène Dabit : L’Hôtel du Nord.
  Nous avions convenu d’une illustration comportant 35 bandeaux et 8 hors-texte (1). L’étude que je suis en train de faire sur l’architecture de ce livre ne me permet pas encore de vous dire quelles seront les dimensions exactes des hors-texte. Nous avons fait faire plusieurs épreuves de texte, afin de juger de l’importance de la typographie et de sa couleur avant de nous décider. D’autre part, je crains que la répétition des bandeaux n’entraîne de la monotonie. Je pense à une nouvelle solution qui consisterait à faire suivre les chapitres sans aller à la page et à donner des illustrations dans le texte, chaque fois qu’il n’y en aurait pas hors texte. Cela nous permettrait des demi-pages en hauteur ou en largeur, des bandeaux étroits ou larges, selon les sujets à traiter. Pour que nous puissions décider du nombre et de la place de ces illustrations, il faut évidemment que la composition soit terminée et la maquette établie d’accord avec vous, d’une façon définitive.
    Le plus simple, à mon avis, serait donc de procéder maintenant à toutes les études nécessaires à l’établissement des gravures, avant de procéder à la gravure proprement dite. Ce travail vous demandera quinze jours sinon davantage, et pendant ce temps, nous aurons pu achever toutes les études préliminaires.
   J’insiste beaucoup pour que les figures soient dessinées avec beaucoup de soin. Depuis des années les illustrateurs se contentent trop souvent d’une improvisation heureuse et poussent rarement un dessin d’après nature. Le genre de L’Hôtel du Nord est menacé plus qu’un autre par la convention et quand je pense à la convention, je pense aussi bien aux poncifs de la Nationale qu’au poncif Dignimont, par exemple. Il ne faudrait donc pas hésiter à faire un grand nombre de croquis d’après nature, de façon à exprimer dans votre style personnel toute l’atmosphère si curieuse et si attachante de ce milieu. La variété même des chapitres vous permet un choix très amusant de sujets. Il ne faut pas négliger le côté écuries, chiens, etc, qui vous permettra à côté des scènes d’hôtel, du quai de Jemappes et du bistro, de donner à cette illustration une abondance et un relief que d’autres livres ne vous permettraient peut-être pas.
    Il ne serait peut-être pas mauvais non plus de situer discrètement l’époque. C’était, ne l’oubliez pas, l’époque des cheveux coupés courts, des chapeaux cloches, des jupes courtes et des guiches. Si cela pouvait vous être utile, je vous procurerais volontiers une dizaine de photographies de spectacles populaires : 14 juillet ou autres, des années 1927-28 ou 29. Il y aurait peut-être un petit rappel piquant à faire. Voulez-vous y songer et me dire si je puis vous être utile dans ce sens ?
   Pour ce qui concerne la question matérielle, nous sommes tombés d’accord sur une somme de 25.000 frs (vingt cinq mille francs), payable en cinq mensualités, dont je vous prie de bien vouloir trouver la première, ci-inclus. Si je puis dans l’avenir augmenter cette somme d’une manière quelconque, cela par la vente d’exemplaires spéciaux ou autrement, je m’en ferais un plaisir. Ce que je désire avant tout, c’est que vous apportiez tous vos soins à cette édition, que vous en compreniez l’importance pour vous et pour ma firme.
    Nous voulons faire un beau livre et nous y consacrerons tout le temps qu’il faudra, mais je voudrais que vous vous y consacriez très particulièrement dès maintenant.
    Un détail encore : gardez vos projets, vos croquis, vos études préalables. Les meilleurs pourront servir à truffer des exemplaires d’un prix plus élevé. Je compte vous voir dans une dizaine de jours pour vous donner les indications définitives.
    Et je vous prie de croire, d’ici là, Cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

Robert Denoël

Pièce jointe : un chèque.


1. L'ouvrage, annoncé dans la presse dès le 20 mai 1943, parut le 20 mai 1944, illustré de 56 eaux-fortes dans et hors le texte, et tiré à 301 exemplaires. C'était le premier livre illustré par l'artiste. Béatrice Appia, la veuve de Dabit, lui écrivait, le 8 novembre 1945 : « Eugène, dont les dessins étaient parents des vôtres, n'aurait pas mieux fait ni espéré d'un autre. »
* Autographe : collection Rémy Hétreau.

À Joë Bousquet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 11 Mars 1943

Cher Monsieur,

Nous vous adressons les relevés de compte de vos deux ouvrages : Le Passeur s’est endormi et Le Mal d’enfance. Veuillez trouver, ci-joint, un chèque barré de Frs 2.728,75, montant de vos droits à ce jour.
  Croyez, Cher Monsieur, à l’expression de nos sentiments distingués.

Les Editions Denoël,

R. Denoël

Relevé de compte de Le Passeur s’est endormi (1) de Joë Bousquet :

Tirage....................... 1.000
     Passe 10 %.............    100
                                       -------
                                        900

Stock 304
-------
A Régler 596 exemplaires

Droits


10 % sur 21 frs = 2,10 x 596 1.251,60


Luxes (2)
8 ex. Hollande à 10 % s/100 frs = 8 x 10 80,--
19 ex. pur fil à 10 % s/60 frs = 6 x 19 114, -
2 ex. japon à 10 % s/150 frs = 15 x 2 30,--
---------
Net à régler : 1.475,60 frs

Relevé de compte de Le Mal d’enfance (3) de Joë Bousquet :

Tirage................   1.220
      Passe 10 %.....      122
                                  -------
                                 1.098

Stock 497
-------
A régler 601 exemplaires

Droits


10 % sur 16,50 frs = 1,15 x 601 991,65


Luxes
6 ex. Hollande à 10 % s/100 frs = 6 x 10 60,
2 ex. japon à 10 % s/150 frs = 2 x 15 30,
19 ex. vélin couleur à 10 % s/80 frs = 19 x 8 152,
11 ex. pur fil à 10 % s/45 frs = 11 x 4,50 49,50
----------
Net à régler : 1.253,15 frs

Récapitulatif des relevés de compte de M. Joë Bousquet :

Le Passeur s’est endormi 1.475,60
Le Mal d’enfance 1.253,15
----------

Net à régler : 2.728,75 frs.



1. Le Passeur s'est endormi est paru en août 1939.
2. Trente vélins de couleurs ont été tirés pour l'auteur. Il n'apparaissent pas sur ce relevé puisqu'ils ne sont pas destinés à la vente.
3. Le Mal d'enfance est paru en mai 1939.

À Dominique Rolin

? mars 1943

[...] Plus tu regarderas en toi, plus tu verras avec quelle extraordinaire minutie, depuis des années, tu as favorisé les bizarreries de Hubert (1). Il a trouvé en toi un substitut merveilleux du milieu familial qui a créé sa névrose. Et toi, écrasée par ton enfance, pleine de peurs et d'angoisses, tu as trouvé en lui un excellent producteur d'angoisses et de peur. [...] Ne dis rien à personne, les gens voudraient me voir, m'inviter et tous ces Belges m'ennuient à mourir (2) [...]


1. Hubert Mottart [1910-1984], le mari de Dominique Rolin.
2. Denoël se prépare à quitter Paris pour Bruxelles, où il logera à l'Hôtel Métropole, place de Brouckère.
* Repris de : F. De Haes. Dans les pas de la voyageuse, Dominique Rolin, 2006, p. 52.

 

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 19 Mars 1943

Chère Madame,

  Je vous félicite très vivement des succès dont vous me parlez dans votre aimable lettre du 7 mars.
  Permettez-moi de ne pas être de votre avis au sujet de l’avenir de l’édition belge. Je crois que dès que les hostilités seront terminées et que le papier arrivera en abondance, les très rares auteurs belges qui seront encore imprimés chercheront, comme par le passé, la consécration française. Si j’en juge par la production extravagante actuelle, il y aura beaucoup d’appelés mais peu d’élus. Par conséquent, je ne tiens pas du tout à prendre des engagements avec des maisons belges pour un avenir lointain.
  Il m’est d’autant plus difficile de donner un avis favorable à votre proposition que je ne sais pas du tout ce qu’est le manuscrit dont vous me parlez (1). Quand je l’aurai lu, c’est avec grand plaisir que je vous dirai mon sentiment.
  Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

R. Denoël

PS : Pardonnez-moi, mais je n’ai pas encore eu le temps de lire entièrement Un Homme bien (2). Les nouvelles que j’ai lues m’ont paru intéressantes, mais je leur préfère votre premier livre.


1. Celui de « Rencontres », futur Escaliers, que l'auteur lui enverra le 9 juin.
2. Denoël l'a reçu le 3 décembre 1942. Considérant sa capacité de lecture, on se dit que la littérature féminine de sa compatriote ne l'attire pas vraiment.

* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 19 Mars 1943

Cher Ami,

Voulez-vous me téléphoner d’urgence aux Editions Denoël : Philippon nous annonce à la minute qu’il y a de grandes chances pour que le prix Cazes vous soit décerné aujourd’hui - 12 H. 30’, 151 Boulevard Saint-Germain (1).

Monsieur Denoël ne pourra malheureusement pas venir (2).
    Bien sincèrement,

R. Chauveau (3)


1. Le prix Marcellin Cazes sera effectivement décerné au second tour de scrutin à Où souffle la Lombarde, au siège de la Brasserie Lipp.
2. Denoël se trouve alors à Bruxelles, où il a rejoint Dominique Rolin. A aucun moment il n'a proposé un rendez-vous à Evelyne Pollet.
3. Rémy Chauveau était, depuis l'année précédente, attaché à la maison d'édition. En août 1942 Denoël l'avait chargé de relire Les Décombres pour y relever les coquilles en vue d'un nouveau tirage.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Dominique Rolin

7 avril 1943

[...] Je n'ai pas de nouvelles de Pierre Seghers (1), qui était chargé d'un message pour vous et qui devait, le cas échéant, se substituer aux services de Paul Colin (2). [...]


1. Le « poète de la Résistance » rendait quelques services à Dominique Rolin, à laquelle il transmettait des lettres et des colis de vivres envoyés par Denoël.
2. Paul Colin, le directeur du Nouveau Journal de Bruxelles, lui rendait les mêmes services, comme deux autres amis belges : le journaliste Paul de Man, et Edouard Didier, le directeur des Editions de la Toison d'Or.
* Repris de : F. De Haes. Dans les pas de la voyageuse, Dominique Rolin, 2006, p. 41, note 53.

 

À Paul Vialar

Paris, le 13 avril 1943

Cher Ami,

Toutes les bonnes nouvelles que vous m’annoncez confirment mon idée que La Grande Meute est destinée à un succès retentissant et durable (1).
   Il vous amusera peut-être de savoir qu’André Chevrillon a fait demander un exemplaire de presse, que Farrère a lu le livre avec un vif intérêt et que j’ai eu l’occasion cet après-midi de le recommander à l’attention des deux vieux Tharaud. Je poursuis donc ma petite campagne dans les milieux académiques. Ne négligez rien vous-même de ce côté.
   Il paraît que « Demain » a publié un excellent papier de Jeander. Avez-vous vu l’article de « La Gerbe » ? - La revue « Notre Combat » vient également de publier un article excellent. J’en vois d’autres encore dans les journaux de province et jusqu’à un éreintement, stupide bien entendu, de Marius Richard dans « Révolution Nationale » (2). Ce dernier papier n’a aucune importance, mais il apporte l’élément de discussion intéressant dans le lancement d’un livre.
    La vente est de premier ordre. Au rythme actuel, le second tirage sera épuisé avant le 15 mai.
    Vous trouverez, ci-inclus, le mandat de 15.000 frs que vous me demandez et, d’autre part, je demande à M. Picq (3) de payer à présentation la quittance de « La Caisse des Dépôts et Consignations ».
    Pathé m’a demandé une option d’un mois, que j’ai accordée (4). Donc, ne traitez d’aucune façon avant l’échéance fixée au 5 mai.
    Bien affectueusement à vous et en hâte comme toujours.

[Robert Denoël]

inclus : un mandat.


1. Le roman, sorti de presse le 18 février, a été mis en vente début mars 1943.
2. Les comptes rendus cités par l'éditeur ne me sont pas encore connus. Ceux que j'ai répertoriés et publiés sont tous favorables.
3. Auguste Picq [1897-1996], comptable et caissier des Editions Denoël depuis 1931.
4. C'est en effet la firme Pathé qui distribuera le film tiré du roman par Jean de Limur, dont la première projection dans les salles parisiennes eut lieu le 18 juillet 1945.
* Copie dactylographiée communiquée par Mme Véronique Vialar.

 

À Jeanne Loviton

Sans date [avril 1943]

Jeanne, C’est une douce merveille de vous aimer. Je sors de chez vous un peu titubant, la tête à l’envers, les mains chaudes de vous avoir touchée, frémissantes encore, la bouche meurtrie un peu d’avoir baisé la vôtre, mais avide encore et qui se tend vers votre cou, vers vos lèvres, vers tout ce que vous offrez, vers tout ce que vous refusez. Je ne quitte pas vos bras, je me sens encore tout tendrement sur votre sein, et votre cœur bat, vos cheveux me caressent le nez et je suis ivre. Vos yeux m’apparaissent chavirés et rieurs, vous me dites « Chéri » et je me sens fondre. C’est un mot nouveau, une invention qui me rend heureux, un miracle qui me donne du bonheur.

Jeanne, je courbe la tête pour embrasser vos genoux, j’obéis, j’oublie mes envies ravageuses, dévorantes, et je suis le chemin long et plein de délices que vous avez choisi. J’ai vu aujourd’hui Jeanne la sagesse, Jeanne la Folle, Jeanne la frivole, Jeanne troublée, Jeanne qui aimerait d’aimer, c’était toujours Jeanne la belle, Jeanne que j’aime et que j’embrasse partout, furieusement, avec bonheur.

Robert


* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton. C'est elle qui a rétabli les dates absentes de plusieurs lettres, apparemment de mémoire.

 

À Le Corbusier


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 1er Mai 1943

Cher Monsieur,

J’ai bien reçu le « bon à tirer » que vous m’avez envoyé pour votre petit livre (1). Voici quelques remarques que la lecture des épreuves définitives me suggère : dans la page de titre, que je trouve beaucoup trop noire, il faudrait une majuscule au mot « Entretien ». L’impression en minuscules des titres fait, à mon avis, terriblement vieillot.

Je tiens également à voir figurer au bas de cette page la mention de ma firme : Editions Denoël, avec l’adresse : 19, rue Amélie, comme il est d’usage. Je vous serais obligé de me faire redonner une épreuve de cette page.

D’autre part, page 55, je lis la phrase : « On lisait plutôt Camille Mauclair qui avait rassemblé en un livre les quinze articles de sa campagne du Figaro contre l’architecture moderne, campagne payée par les Chambres de métiers... » Que cette affirmation soit vérifiable ou non, il n’en est pas moins vrai qu’elle relève juridiquement de la diffamation. Le dit Camille Mauclair pourrait nous poursuivre en dommages et intérêts et gagnerait certainement son procès. Je voudrais donc que vous remplaciez son nom par une injure de votre choix, ou que vous supprimiez la phrase.

J’attends donc votre réponse avant de donner l’ordre de mise sous presse.

Veuillez agréer, Cher Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Robert Denoël


1. Entretien avec les étudiants des écoles d'Architecture, qui paraîtra au mois d'août. Selon Arnaud Dercelles, bibliothécaire de la Fondation Le Corbusier, l'auteur ne tiendra aucun compte des remarques de l’éditeur, et le livre « sortira malgré tout ».
* Autographe : Fondation Le Corbusier, Paris.

 

À Jeanne Loviton

[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Paris, le 2 mai 1943

Qu'il est difficile, chérie, de se connaître et de se comprendre même quand la tendresse la plus chaude vous lie. Je vous ai souvent parlé de Céline mais fort mal puisque vous me reprochez de ne vous l'avoir pas présenté. Je connais Céline depuis onze ans. Depuis onze ans, je le vois d'une manière régulière à mon bureau où il passe quelques minutes. Quand il ne vient pas, il téléphone. Quand il est absent, il m'écrit de courts billets. Nos relations sont complexes. Il a besoin de moi, de me voir, de me parler pour être sûr qu'il existe, qu'il gagne et qu'il gagnera beaucoup d'argent, qu'il est chez moi l'écrivain le plus choyé, le plus admiré, qu'il est le pilier de la maison, etc... Il a besoin de me faire partager ses angoisses qui ne sont pas petites, de m'exprimer ses vues sur le monde qui sont noires comme vous le savez. Il me parle peu de son œuvre en cours (1) si ce n'est pour me dire qu'elle lui coûte d'affreuses souffrances. Quand je vais chez lui - mais je n'y vais presque plus à cause de la distance - il me lit parfois un chapitre du livre en train. Il écrit dix lignes à la page, d'une écriture de plus en plus fiévreuse qu'il a de plus en plus de peine à relire. Il attache ses feuillets d'un chapitre avec des pinces de bois, celles dont on se sert pour suspendre les lessives. Ses manuscrits finissent par former d'énormes tas et cela doit lui faire plaisir. Sa vie est extrêmement simple et régulière. Il sort vers midi pour aller à sa consultation en banlieue, il rentre chez lui vers cinq heures, il prend le thé et se met au travail. En hiver il travaille dans son lit comme les philosophes du dix-huitième qui manquaient de bois de chauffage. Son appartement, au haut de Montmartre, domine tout Paris. Il donne à manger à des moineaux familiers qui grimpent jusqu'à son cinquième pour jouer sur sa fenêtre et se nourrir. Son copain Gen Paul qui habite une masure au pied de son immeuble vient le voir tous les jours. Ils badinent un peu. Ils se chamaillent. Ils ne peuvent se passer l'un de l'autre. Quelques fois le dimanche Céline descend chez Gen Paul vers midi. On y voit Marcel Aymé, une sorte de long jeune homme, vêtu avec la recherche d'un employé de banque qui va à une cérémonie. Il ne dit à peu près rien. On y voit aussi le gros Villebeuf (2), des peintraillons, des gens du coin, des savates et des chaussures de daim, un camelot, un journaliste, parfois une femme mais c'est rare. Là on l'appelle Ferdinand. Il lui arrive de parler avec la verve qu'il montre dans ses livres. D'autres fois, il cancane. Mais il s'isole de plus en plus et quitte Paris aussi souvent qu'il le peut pour Saint-Malo, Dinard, Brest ou Quimper. Il est Breton de vieille souche. Il adore la mer, il a le midi et les méridoniaux en horreur. L'amitié qu'il a pour moi, si on peut parler d'amitié à propos de nos relations, tient en grande partie à mon origine nordique. Il a créé autour de lui des barrières. Son univers est constitué une fois pour toutes. Il ne veut pas l'agrandir. Songez que depuis onze ans j'ouvre toute la correspondance qui lui est adressée et que je ne lui envoie que les lettres strictement utilitaires. Je ne lui ai jamais présenté personne, je crois bien que j'ai déjeuné trois fois avec lui depuis dix ans. Il ne s'intéresse qu'à ses malades de Bezons, aux petites gens très humbles qu'il voit dans le pays, à la concierge du dispensaire, au vieux bibliothécaire de la mairie (3), à des gens qui ne savent même pas qu'il est écrivain. Il aime sa femme très tendrement, elle est danseuse, elle a trente ans. C'est une femme très simple, qui l'adore avec une sorte de candeur émerveillée. Il paraît qu'elle est en outre maîtresse de ballet de tout premier ordre.

Il a fait plusieurs fois le tour du monde, c'est-à-dire de tous les milieux. Il connaît en fait de gens ce qu'il y  a de plus rare et de plus ordinaire, du voyou au grand seigneur, de l'inventeur et du savant à l'homme politique ou au petit rat d'opéra. Il a fréquenté tous les petits bars de la Tamise, les petits boîtes de Nantes ou de Brest, les bas quartiers de New York ou de Shangaï, sans compter l'Amérique du Sud, etc... Et il s'est retiré dans son cinquième à Montmartre, en solitaire. Voilà pourquoi je ne vous ai jamais présenté Céline. La rencontre serait sans intérêt. Vous n'en tireriez rien, ni l'un, ni l'autre. Il vous surprendrait par son allure mais vous auriez bien de la chance s'il ne jouait pas pour vous - et encore pendant deux minutes - un personnage poli et un peu distant.

Je vous reparlerai de lui, car tout cela est encore bien sommaire. Si j'avais le temps, j'écrirais sur lui deux ou trois cents pages et je ne serais pas certain de n'avoir pas donné une image fausse. Certains êtres, j'en connais quatre ou cinq, dont vous êtes, il n'est pas facile d'en faire le tour. C'est dimanche aujourd'hui, un des derniers dimanches où je viens à ce bureau (4) qui est plein de fantômes, Dabit qui éprouvait le besoin de me voir et qui, tenaillé par des sentiments de culpabilité, m'avait un jour insulté. Je l'avais giflé devant Steele effondré (5). Dans ce fauteuil à ma gauche, des milliers de gens se sont assis, des gens célèbres ou des candidats à la célébrité, des emmerdeurs ou des fous, des journalistes, des femmes, des amis. Allendy, au moment de la déclaration de la guerre, tout bouffi de mauvaise graisse, le regard un peu voilé (6). Eugène Marsan, le dernier dandy de la phrase et du costume (7), François Dallet (8), mon secrétaire qui, après les journées de chasse infructueuses, venait me regaillardir en me racontant les drôleries de la journée, et le bureau retentissait d'éclats de rires et les miasmes du dernier créancier se dissipaient dans l'air renouvelé. Madame Baecker, la marraine du Finet (9), une bonne bourgeoise d'avant 14, qui traînait la misère depuis trois ou quatre ans avec une gaieté magnifique. Elle m'adorait et croyait à mon destin. Elle est morte en huit jours d'une pleurésie et la mort en quelques heures l'a transformée en une petite vieille ridaillée et maigre. Jusque là elle nous avait montré une cinquantaine rebondie mais la mort lui avait rendu ses soixante-cinq ans. Jean Frois-Wittmann (10), un psychanalyste, le plus intelligent et le plus gai de tous : j'en faisais un ami, il est mort en huit jours d'une pneumonie. Mars-Villers (11) le clochard que j'appelais le philosophe, mort d'alcoolisme et d'inanition pendant l'exode. Artaud qui est fou à Rodez (12). Et tant d'autres, dispersés dans le monde ! Je vais quitter ce bureau tout imprégné de souvenirs - espoirs, confidences, enthousiasmes, angoisses, amitié, amour - pour une grande pièce à deux fenètres, bien lumineuse, riante même où sans doute une nouvelle étape de ma vie va commencer (13).

Voilà huit jours que cette lettre est interrompue. Je vous l'envoie aujourd'hui telle quelle.

Dites-moi que vous ne lisez mes lettres à personne. Je me souviens de votre habitude, vous aimez partager, faire connaître les gens qui vous aiment. Mon poil se hérisse à l'idée que vous puissiez lire mes lettres à qui que ce soit.

 Un renseignement. Votre auberge (14) pourrait-elle m'accueillir avec Cécile et le Finet, deux chambres et une bonne table, du 25 juin au 10 juillet pour trois et du 25 juin au 31 juillet pour Cécile et le gosse ? Le prix n'a pas d'importance, il faut que les chambres soient grandes, la table comme nous l'aimons. Dites-moi vite si c'est possible. Il faut que j'organise ces vacances  parmi mille autres choses.

 Je vous dis au revoir, à la course une fois de plus, et je vous embrasse bien tendrement.

Robert


1. Guignol's band, dont le contrat sera signé le 13 janvier 1944.
2. André Villebeuf [Paris 2 avril 1893 - Paradas (Espagne) 23 mai 1956], écrivain, illustrateur, peintre, graveur et décorateur de théâtre. Il habitait Montmartre.
3. Albert Serouille [1876-1951] dont Céline préfacera Bezons à travers les âges.
4. Celui du 19 rue Amélie. Dès novembre 1942 Denoël avait annexé un bureau de poste désaffecté, au n° 12 de la même rue, et l'avait fait transformer avant d'y transférer les services de fabrication, le service de presse et la direction. Seuls les services comptables demeurèrent, pour des raisons légales, à l'adresse du siège social de la société.
5. La scène de la gifle eut lieu en janvier 1935. Eugène Dabit s'était rendu rue Amélie en vue de réclamer ses droits sur une traduction hongroise de L'Hôtel du Nord, dont son traducteur lui avait affirmé que l'éditeur Franklin-Tarsulat Kiadasa les avait versés sur le compte de l'éditeur parisien, qui le contestait. Furieux parce qu'on doutait de sa parole, Denoël avait frappé l'écrivain. Le sentiment de culpabilité dont il parle remonte à mars 1930, lorsque Dabit avait préféré le quitter pour Gaston Gallimard, malgré le succès de son premier roman, dû pour une bonne part à une campagne de presse avisée.
6. Le docteur René Allendy avait, en 1930, contribué à obtenir aux jeunes éditeurs Denoël et Steele la distribution de la Revue Française de Psychanalyse, et parrainé avec René Laforgue la célèbre « Bibliothèque Psychanalytique » où des dizaines de titres parurent entre 1931 et 1939. A la déclaration de guerre, déjà atteint d'un mal qui allait l'emporter le 12 juillet 1942, Allendy s'était établi à Montpellier. En mars 1944 Denoël édita encore son Journal d'un médecin malade ou six mois de lutte avec la mort.
7. Eugène Marsan [1882-1936] avait publié, en décembre 1935, une brochure sur Mussolini dans la collection « Célébrités d'hier et d'aujourd'hui » chez Denoël et Steele.
8. Né le 31 mai 1914 à Saint-Brévin, François Dallet fut le secrétaire littéraire de Robert Denoël entre 1937 et 1939, et un joyeux coureur de jupons. Engagé volontaire en septembre 1939, il fut tué près de Soissons le 7 juin 1940.
9. Non identifiée. « Le Finet » était le petit nom familier du fils de Robert Denoël.
10. Peintre cubiste lié aux surréalistes et psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris, décédé en 1937. Plusieurs articles dans La Révolution surréaliste et dans la Revue Française de Psychanalyse en 1929 et 1932.
11. Non identifié.
12. Antonin Artaud, très lié dès 1927 avec Denoël, qui lui a édité cinq ouvrages entre 1929 et 1937, était, depuis le 10 février 1943, interné à l'hôpital psychiatrique de Rodez.

13. Albert Morys décrit ainsi le nouvel immeuble du 12 rue Amélie où l'éditeur s'apprête à emménager : « La vente et l’emballage occupaient une grande partie du rez-de-chaussée ; la majorité des bureaux étaient au premier, dont le bureau de Robert qui, enfin, était éclairé par une fenêtre, ce qui n’était pas le cas au 19 où Denoël et Steele avaient deux bureaux face à face dans une pièce qui aurait été trop petite si Steele avait été là en permanence, ce qui était rarissime. » [« Cécile ou une vie toute simple »]. Le bureau où Denoël écrit cette lettre, situé dans le fond de l'ancien immeuble, avait en effet, pour tout éclairage, une petite fenêtre ouvrant sur le sombre passage Jean-Nicot. Lucien Rebatet en a témoigné : « Sa canfouine ténébreuse de la rue Amélie s'était transformée en une suite de bureaux clairs, spacieux, élégants, meublés de neuf. Céline et moi, ses deux auteurs à succès, faisions les frais de ce luxe nouveau. » [Les Mémoires d’un fasciste].

14. Il doit s'agir d'une auberge située près de Figeac, et non du château de Béduer, que Denoël connaît déjà et où il ira rejoindre Jeanne du 7 au 11 août.
* Autographe à la BnF, fonds Albert Paraz, dossier Editeurs. Transcription de Dominique Abalain. Repris de L'Année Céline 2015, pp. 49-52. A moins d'un déclassement, la présence de cette lettre magnifique dans les papiers de Paraz pourrait s'expliquer par ses relations cordiales avec la nouvelle directrice des Editions Denoël, qui l'avait invité à deux reprises au moins. Une première fois chez elle, rue de l'Assomption, à l'occasion de la visite à Paris de Curzio Malaparte, le 5 juillet 1947. La seconde le 20 février 1948, à une réception littéraire et mondaine, rue Amélie, alors qu'il séjournait dans un hôpital de Courbevoie, poussant l'obligeance jusqu'à lui envoyer une voiture. Paraz n'avait alors aucun ouvrage à proposer chez Denoël mais Jeanne n'ignorait pas qu'il correspondait amicalement avec Céline au Danemark. Peut-être lui offrit-elle alors ce beau document, en espérant une intervention favorable auprès de l'exilé. C'est une simple suggestion, car Paraz ne l'a jamais mentionné dans sa correspondance avec Céline.

 

À Paul Vialar

Paris, le 4 mai 1943

Mon Cher Paul,

Le « Grand Prix du Roman » (1) se décerne généralement vers la fin juin. Je vais voir le Secrétaire général de l’Institut pour être fixé d’une manière plus précise. Je crois qu’il faut en tout cas ne pas perdre de temps, car on m’avait dit il y a deux mois que pour le « Grand Prix du Roman » les jeux étaient faits. Je n’ai pas pu savoir malheureusement quel était l’autre candidat, mais je ne vois dans la production actuelle aucune œuvre qui ait la qualité de La Grande Meute.
  D’autre part, étant donné l’enthousiasme des académiciens que nous avons déjà touchés, il se peut qu’il y ait du changement en notre faveur. Je dois voir Farrère la semaine prochaine : il a lu le livre mais le trouve un peu trop technique. J’espère quand même le faire changer d’avis.
  Je ne sais pas si je suis bien ou mal avec Duhamel, mais il est évident que sa ligne politique est très différente de la mienne. Je vais essayer de le faire toucher prochainement. Quant à Valéry, je le verrai aussi dans le courant du mois. Il faut donc que vous touchiez les académiciens de votre zone : André Chaumeix et Louis Gillet qui sont importants.
  Pour Benoit, je ne vois guère que Farrère qui pourra le décider. C’est par Farrère qu’il a voté pour André Humbert (2), que je charge d’ailleurs de vous apporter les dix mille francs dont vous me parlez. Je continue mes démarches et vous tiendrai au courant.
  Pour le film, je connais déjà Minerva avec qui j’ai déjà traité il y a trois ou quatre mois pour un autre roman. L’option de Pathé tombe dans deux ou trois jours. L’appui de Charles Vanel (3) serait évidemment excellent. Je vais à tout hasard citer son nom à Pathé et à Minerva. En tout cas, je serais très content de faire sa connaissance et de suivre ses suggestions pour traiter au mieux. Je suis d’accord pour le prix, je n’ai pas envie de lâcher le morceau à moins de 300.000.
  De tous les côtés, je n’entends que des éloges de votre livre qui marquent vraiment. C’est un succès, un succès durable, comme nous l’avions prévu. Hier, je dînais avec un des propriétaires des hôtels les plus grands de Paris, qui possède également des haras. Il avait lu votre livre avec enthousiasme et voudrait faire votre connaissance. Quand vous viendrez à Paris, je vous le ferai rencontrer. Il aurait des documents extrêmement curieux à vous donner, le cas échéant, sur la vie de la grande hôtellerie internationale. Ce qui pourrait faire un jour un roman documentaire d’un très vif intérêt. Il est également à votre disposition, si la chose sous intéresse, pour vous faire visiter ces endroits.
  Nous reparlerons de tout cela quand vous reviendrez à Paris. Quelles sont vos intentions à ce sujet ?
  Bien affectueusement à vous,

[Robert Denoël]


1. Ce prix annuel important [10 000 francs] était décerné depuis 1915 par l'Académie Française.
2. Auteur de deux romans publiés par Denoël : Monseigneur de Zavarès [avril 1942] et Les Dames d'Allinges [février 1943]. Le premier avait été sélectionné l'année précédente pour le même prix, attribué à L'Orage du matin de Jean Blanzat (Grasset).
3. Paul Vialar et l'acteur Charles Vanel habitent alors Saint-Tropez, le premier rue Fontanette, le second à la « Treille Muscate ».
* Copie dactylographiée communiquée par Mme Véronique Vialar.

 

À Paul Vialar

Paris, le 27 mai 1943

Mon Cher Ami,

Tout d’abord, je vous prie de trouver, ci-inclus, le mandat de 15.000 frs dont nous avions convenu.
  Pour le « Grand Prix du Roman », je crois malheureusement qu’il faut y renoncer, après un accueil très favorable et malgré le soutien énergique de Tharaud, Valéry et Leconte, votre livre est écarté à cause des pages franco-allemandes. Je pense que le coup doit venir de Duhamel et de Mauriac, dont vous connaissez les opinions politiques. Cela n’empêche pas que le remous qui a été fait par le livre dans les milieux académiques lui a donné un prestige dont il bénéficiera certainement auprès des « Goncourt ».
  Je dois voir Leconte dans une quinzaine de jours, il me racontera certainement le détail de l’affaire. Il semble actuellement que le candidat le plus chanceux soit Maxence Van der Meersch (1), qui a eu déjà le « Goncourt ». Il faut donc cette année jouer du « Goncourt » et penser au « Grand Prix du Roman » l’année prochaine ou l’année suivante. Je suis désolé de n’avoir pas réussi, mais les milieux académiques sont d’un maniement difficile et je crois qu’il faut préparer ces démarches de longue date si l’on veut aboutir. Le Secrétaire de l’Institut m’avait d’ailleurs dit au mois de janvier que les jeux étaient faits. Je ne l’avais pas cru, me voilà forcé d’écouter mieux à l’avenir ses prédictions.
  Pour ce qui concerne le film (2), si vraiment 300.000 paraît à Vanel une somme trop élevée, on pourrait traiter à 200, tout en réservant, comme vous le proposez 100 ou 150.000 pour l’adaptation et le dialogue.
  Je vous donne avec un peu de retard l’adresse de M. Edouard Bourdet (71, Quai d’Orsay), écrivez-lui quand même c’est une amitié à cultiver. Je vous attends tout de même vers le 15 juin.
  Bien affectueusement à vous,

[Robert Denoël]

PS : Le tirage est épuisé (3), mais nous espérons recevoir du papier la semaine prochaine, ce qui nous mènera à 30. D’autre part, l’édition belge sort ces jours-ci (4).


1. Avec Corps et âmes paru en 1943 chez Albin Michel. Van der Meersch [1907-1951] avait obtenu le prix Goncourt en 1936 pour L'Empreinte du Dieu, publié par le même éditeur. Le Grand Prix du Roman fut attribué le 28 mai 1943 à Danse pour ton ombre de Joseph-Henri Louwyck publié chez Plon en 1941, un roman certainement estimable puisqu'il avait déjà recueilli une voix en juin 1939 au Grand Prix International du Roman, alors qu'il était toujours manuscrit.
2. « La Grande Meute » dont Jean de Limur a entrepris l'adaptation cinématographique.
3. Le 13 avril Denoël parle d'un « second » tirage qui sera sans doute épuisé « avant le 15 mai ». Un troisième tirage devrait donc mener le livre à 30 000 exemplaires.
4. Aux Editions Maréchal à Liège.
* Copie dactylographiée communiquée par Mme Véronique Vialar.

 

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Jeudi 10 juin [1943]

Cet après-midi encore, Jeanne, ton antiquaire fou me parlait de toi en termes si chaleureux que je me suis demandé s’il ne fallait pas le mettre au nombre de tes victimes. Il faisait chaud, nous peinions un peu sur nos vélos mais je me sentais environné de fraîcheur. Je ne sais pas comment je vais supporter l’absence, huit jours (1) sans toucher tes mains, sans m’émerveiller de ton regard, sans rencontrer ta belle bouche, sans entendre ta voix et le son enfantin qu’elle a dans les inflexions rieuses, huit jours sans te respirer, loin de ton plus doux parfum, loin de ta tendresse hésitante mais si précieuse...  

Plains-moi de me laisser tout à coup dans un désert, sur le sable comme on dit, avec mes souvenirs tout neufs et mes espoirs. Tu m’as donné de quoi vivre cent ans en ces quelques semaines mais je ne veux plus mourir. Tu ne sais pas comme je t’aime parce que tu ne veux peut-être pas que je te le dise. Mon cœur n’hésite pas si ma langue s’embarrasse.

Je te tenais dans mes bras amoureux dès notre première rencontre mais les fameux fantômes (2) assis sur les chaises, sur les fauteuils, sur ton divan, cachés dans les plis de ta robe ou sous les coussins, me murmuraient à voix fort pressante que je faisais une méprise. Et le bonheur que je goûte auprès de toi, il n’y a pas d’autre mot, c’est du bonheur, est toujours mélangé d’une crainte, d’une angoisse. Si ces beaux bras tendus vers moi, si ce sourire qui étincelle, si ces lèvres qui s’écrasent tendrement sur les miennes, si ce corps que j’aime, doux, chaud et qui plie sous ma main, si tant de grâce, de gaieté charmante, si tout cela qui m’est donné n’était qu’un abandon précaire, qu’un entraînement merveilleux et sans lendemain.

A l’instant où ces pensées me viennent et me font hésiter, tu les chasses en m’attirant sur un autre terrain. Et nous voilà partis, loin de nos sentiments, dans une conversation de vieux amis. L’heure a passé, ailée, et je ne t’ai rien dit... Tu n’as pas encore quitté Paris mais tu es déjà dans les lointains et quelque chose me tourmente déjà qui ressemble fort à de la souffrance.

Je ne raisonne pas, je te dis ce que je ressens, je ne veux pas m’expliquer les choses, je ne veux pas me connaître. Tu es habituée, Jeanne chérie, à semer les enchantements et à récolter l’amour, il pousse en herbe folle sous tes pas, il modèle tes gestes, il te vêt, fait foisonner ta chevelure, briller ton regard. Comprends que je craigne de te parler, comprends mes folles hésitations. Je t’aime, Jeanne, je veux que tu sois heureuse par moi.

Demain tu seras dans ton château, belle et riante parmi toutes les merveilles que tu as rassemblées ; à l’heure du repos, quand le soleil viendra se poser chaudement sur ton corps nu ou s’il le cache, attends la nuit, l’heure du sommeil et, seule, libre de choisir ton rêve, fais que je sois près de toi, repose la tête sur ma poitrine, sens-tu ma main sur ta hanche, abandonne-toi et que ton souffle paisible me dise que je ne suis pas fou de t’aimer.

Robert


1. Jeanne est à Béduer jusqu'au 11 juin.
2. Jeanne et Robert ont passé trois jours à Béduer, du 9 au 11 avril. Mais il devait y avoir davantage de « fantômes », rue de l'Assomption.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 10 Juin 1943

Cher Ami,

Je ne vois pas d’obstacle à une réédition d’un de vos premiers livres par les soins de Camille Belliard (1). Comme il s’agit d’une œuvre charitable, je serais heureux que vous me disiez quels sont les droits qu’il faut éventuellement demander. Vous savez que pour toute cession de droits, nous partageons par moitié. Habituellement, je suis assez exigeant pour ce genre d’affaires, mais je me conformerai ici à vos suggestions.
    Pour ce qui est de « La Fleur de France », je n’y songe pas pour le moment ; je consacre tout mon papier à des ouvrages plus importants. Mais j’espère bien que l’année ne s’écoulera pas sans que j’aie pu lancer les deux numéros déjà prêts (2). Ne manquez pas de me faire signe dès votre arrivée à Paris.
    Un contrat d’édition sur timbre doit être légalement enregistré. Vous ne pouvez produire le contrat en justice que si vous avez accompli cette formalité fiscale. Dans la pratique, on n’enregistre pas les contrats d’édition et en cas de contestation les adversaires se mettent d’accord pour faire état d’un contrat verbal. En effet, si on devait le faire enregistrer au moment de le produire devant un tribunal, on devrait payer une amende assez forte.
    Croyez, Mon Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël


1. Il peut s'agir de Hauts de Rièzes suivi de Coline, que Belliard rééditera en 1945 à l'enseigne L'Amitié par le Livre. Ce sont des textes que Denoël n'a pas édités mais, par le contrat qui lie l'auteur à l'éditeur, Jean Rogissart est tenu de demander à Denoël la permission de publier ailleurs.
2. Le dernier volume de cette collection est paru en décembre 1942. Il n'y en aura pas d'autre.

* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Lundi 14 [juin 1943]

Jeanne, je pense à toi sans arrêt. Tu es mon obsession charmante, mon désir, mon cher tourment. Tu envahis mon travail, mes veilles, mes rêves. A chaque instant, un petit détail de la vie me tourne vers ton image. Je suis environné d’une foule de Jeannes, toutes belles, toutes précieuses, elles tournent dans ma tête avec des rires et des bruissements de soie, parfois la ronde s’immobilise, mes belles se rassemblent, se confondent, je te tiens alors dans mes bras, ton visage est près du mien, tout près, ton regard luit, ta bouche frémit encore un peu, il y a sur toi une douceur d’abandon, un air de joie paisible qui me fait fondre le cœur.

Il faut que j’ajoute encore à toutes les images de toi que tu m’as données, celle que je n’ai pas pu accepter encore : Jeanne aux champs, Jeanne du château, Jeanne dans un paysage. Celles-là aussi je les aime, avec un peu d’angoisse peut-être, car les champs ont des barrières, les châteaux ont des murs et les paysages sont d’un accès difficile. Et j’ai peur des pensées qui nourrissent en ce moment ta solitude.

Tout cela m’étonne, je ne me savais pas craintif, désemparé, inquiet. Il n’y a que ta présence pour me rassurer, reviens vite, que ta chaleur soit sur moi, que j’entende ta voix et son murmure tendre, ta plainte d’oiseau à de doux instants et ton cœur qui bat près du mien.

Je t’aime.

Robert


* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [17 juin 1943]

Jeanne chérie, je veux tout simplement te dire bonjour, te dire que je suis là anxieux de te revoir, t’embrasser, te serrer dans mes bras, de voir ton visage, de prendre tes mains, de retrouver ce sourire que tu me promets dans ta lettre, de souffler sur ton front pour chasser la fatigue du voyage, de t’entendre dire après les enchantements que tu es quand même contente de retrouver Paris, ses réalités rugueuses et le soussigné qui t’aime.

Robert


* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 24 Juin 1943

Chère Madame,

  J’ai bien reçu votre manuscrit que je me propose de lire le plus rapidement possible (1). Quant aux conditions générales d’édition que vous me proposez, elles sont acceptables en principe. Le tirage est évidemment soumis à la répartition du papier que nous obtiendrons. D’autre part, le pourcentage que vous me demandez est normal. La censure est devenue maintenant beaucoup plus large et il n’y a pas de mutilation à craindre.
  Quant à la couverture, c’est la couverture de la maison, je ne la trouve pas très belle moi non plus, mais j’use du papier que je trouve. Je crois d’ailleurs que cette couverture particulièrement désagréable qui a été employée pour toute une série d’ouvrages l’année dernière, est maintenant épuisée. Nous disposons d’un papier de couverture déjà plus agréable.
  D’autre part encore, je vous signale que je ne fais pas de contrat pour un seul livre, que si votre œuvre m’intéresse je tiens à m’en assurer la suite.
  Enfin, rien ne s’oppose à ce que je vous fasse une avance : moitié à la signature du contrat et moitié à la mise en vente du livre.
  Il n’est pas non plus impossible que j’envisage une double édition : une édition belge et une édition française simultanées. Nous en reparlerons dès que j’aurai lu l’ouvrage.
  Je m’absenterai pendant une partie du mois de juillet et pendant une partie du mois d’août, mais il est possible que nous puissions nous voir, soit à fin juillet, soit dans la seconde quinzaine du mois d’août.
  Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments respectueux.


  R. Denoël


1. Celui de « Rencontres », que l'auteur présente à l'éditeur comme son meilleur livre, en l'accompagnant de quelques réflexions : « Malgré tous les retards si regrettables que vous avez apportés à la publication de Primevères, je souhaiterais que vous l'éditiez, si vous pouvez le faire dans de bonnes conditions ». Elle voudrait un tirage de dix mille exemplaires, et un volume « mieux présenté » que le précédent, « pour ce qui concerne la couverture, et surtout, les corrections du texte ». Certes le roman, qui transpose sa liaison avec Céline, contient quelques audaces : « Ce que j'y dis des éditeurs parisiens ne vous vise point : vous n'êtes pas Français, vous n'avez pas un aspect froid et correct, et vous ne taillez pas dans les bouquins. » Or le personnage de l'éditeur Darcoux a bien Denoël pour modèle, ce qui fait dire à Charbier-Céline : « C'est bien lui ! C'est sa manie de remanier les bouquins : une manie d'impuissant... Il n'est pas foutu d'écrire lui-même ! »
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 10 Juillet 1943


  Chère Madame,

Je vous ai déjà écrit il y a quelque temps au sujet de la nécessité absolue de votre venue à Paris dans la seconde quinzaine d’août, pour établir le contrat d’édition qui doit nous lier pour votre ouvrage Rencontres et les suivants.
  Le succès de Primevères a été éclatant, mais il est tout à fait nécessaire que vous rencontriez ici les principaux critiques qui ont consacré à ce livre les articles que vous savez.
  Je juge votre présence indispensable pour la discussion de plusieurs articles de ce contrat, que nous ne pouvons établir par correspondance. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir faire toutes les démarches nécessaires pour venir me voir (1).
  Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël


1. Evelyne Pollet n'était pas bien exigeante, qui demandait 10 % de droits sur les ventes, un tirage de 10 000 exemplaires, et l'assurance de ne pas devoir attendre trois ans pour voir paraître son livre, comme pour le précédent. Elle sollicita un visa pour la France, qui lui fut refusé. D'autre part elle hésitait à accorder à Denoël un droit de préséance pour toute sa production : « Les circonstances me paraissent trop incertaines : qui sait ce que l'après-guerre réserve aux éditeurs ? »
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Jeanne Loviton

[Juillet 1943]

[Manque le début de la lettre]

[...] Rien ne m’est plus doux que ta présence. Je te parle, je t’écoute, nous nous comprenons. Je ris avec toi, je partage tes ennuis et tes soucis, je me réjouis de toutes les victoires que tu remportes sur les gens et sur la vie. Je t’aime et je t’admire. Tu ne le sais pas assez, tu doutes de moi parce que je suis mesuré, peut-être même un peu trop pudique dans mes propos, un peu trop ménager de ton temps et du mien.

A quoi cela tient-il ? A une petite angoisse latente en moi depuis des années, à une sorte de timidité devant l’amour. Quand je suis près de toi, cette angoisse se dissipe, je suis heureux. Loin de toi je redoute un peu trop les obstacles, tout ce qui nous sépare, tout ce qui fait de ta vie un univers parfaitement organisé (1). Et je crains de m’y introduire abusivement et de faire, à de certains moments, figure d’intrus.
    On me chasse de la salle à manger où je m’étais installé pour t’écrire. Je termine ma lettre, je ne t’y ai pas dit le quart de mes pensées, je ne t’y ai pas dit combien je suis occupé de toi, avec quelle tendre ardeur je rêve aux beaux jours qui nous sont promis (2). Jeanne, je t’aime, j’ai comme une souffrance dans les bras qui voudraient te serrer, j’ai les lèvres sèches et qui cherchent les tiennes, tu es loin, loin mais je me rapproche, le sens-tu ?

Robert


1. Jeanne Loviton a, en effet, parfaitement organisé tous les compartiments de sa vie, surtout sa vie amoureuse. Denoël le perçoit très tôt, mais cela ne lui cause, apparemment, aucune inquiétude. La seule chose qui lui importe, à quarante ans, est de mériter l'amour d'une femme qui lui est supérieure.
2. Jeanne est à Béduer pour trois mois. Il la rejoindra du 7 au 11 août.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 29 Juillet 1943

Recommandée

Chère Madame,

  Je rentre de vacances, et trouve votre lettre du 19 juillet. Dans le courant de la semaine, je lirai votre manuscrit, et vous ferai savoir quelles sont les possibilités d’édition (1).
  Je vous remercie, d’autre part, de m’avoir envoyé le livre de Jean Ray, Malpertuis (2). Je connaissais déjà cet ouvrage qui m’a paru très séduisant, mais écrit à la diable, et sans grand souci de composition.
  Il y a, dans ce curieux volume, une idée de poète, une idée magnifique qui aurait pu prêter à des développements grandioses. L’auteur se laisse aller à une verve un peu facile, un peu vulgaire même, et ne tire pas de ses dons de visionnaire le parti qu’il pourrait en tirer.
  Si l’auteur de Malpertuis avait 25 ans, je dirais voilà, sans doute, une graine de grand écrivain. Vous m’annoncez qu’il en a 52, me voilà tout refroidi. Je crains que Jean Ray ne sorte pas de l’amateurisme. Je vais tout de même réfléchir à son cas, et vous en reparlerai.
  Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Robert Denoël


1. Il n'y aura plus d'autre lettre, pourtant celle-ci n'est sans doute pas la dernière. Evelyne Pollet croyait se rappeler en 1979 qu'une proposition de « compte d'auteur » avait été faite, à laquelle elle n'avait pas donné suite. « Rencontres », devenu Escaliers, ne parut qu'en 1956 aux Editions de la Renaissance du Livre à Bruxelles.
2. Elle avait parlé à Denoël de son ami Jean Ray [Raymond De Kremer, 1887-1964], « qui connaît la grande vogue à Bruxelles. Il est inadmissible que cet homme, qui a déjà cinquante-deux ans, ne soit connu qu'en Belgique. Je vais vous envoyer un de ses livres, Malpertuis, avec l'espoir qu'il vous parviendra. Lisez-le, vous verrez que cela en vaut la peine. Jean Ray est trop orgueilleux pour vous l'envoyer lui-même, mais j'ai des raisons de croire que s'il vous intéresse, la consécration de Paris ne le laissera pas aussi insensible qu'il tâche de me le faire croire. » Malpertuis était paru quelques semaines plus tôt à Bruxelles chez les Auteurs Associés. Il figurera en 1955 dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, mais ce n'était pas le choix du fondateur de la maison d'édition.

* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Jeudi 12 [août 1943], soir

Il y avait de la place dans le train, Jeanne chérie, il ne faisait pas trop chaud, le thé de Sidonie (1) était excellent, je l’ai bu jusqu’à la dernière goutte, j’ai mangé tous les sandwiches, j’ai même dormi plusieurs heures et j’ai pensé à toi tout le temps. Mais je me suis juré d’étouffer mon lyrisme puisque tu le moques si férocement.

Le train est arrivé à l’heure, j’en suis sorti léger, les muscles souples, le cou fort mobile. La matinée était fraîche, ensoleillée. Après mes ablutions, je me suis rendu à ce bureau tout plein de toi où j’ai travaillé avec la facilité des grands jours (2). Voici que le bruit des machines à écrire s’apaise, le téléphone se tait, bientôt je serai seul et mille pensées, mille images qui, toute la nuit, et tout le jour ont flotté dans ma tête, se rassemblent, se précisent, n’en forment plus qu’une, radieuse, c’est toi, aimée et aimante, qui charmes, qui enchantes ton amant - il a une mauvaise plume - et le combles de toutes les merveilles de ton cœur et des tendres délices enfermées dans tes bras.

Douce de Béduer, je vous aime, Douce de Paris, je vous adore. Je t’ai vue fragile, exténuée, au bord des larmes et déjà, tant cette fatigue était grande, tes beaux cils battaient, humides d’un pleur que tu ne voulais pas verser ; je t’ai vue rieuse, aucun visage ne rit comme le tien, si proche de l’enfance, si lumineux de joie ; je t’ai vue quand ton œil s’arrête pour voir le dedans des êtres.

Alors ta lèvre inférieure (si l’on peut dire ainsi d’une lèvre si belle et si douce à baiser), ta lèvre inférieure avance, enfle un peu, l’autre mincit jusqu’à l’aigu et, je le jure, ton nez remue. Je t’ai vue - mes yeux se troublaient - dans les instants éperdus, quand tes paupières vont se fermer, que le plaisir fait courir le sang sous tes joues et voile l’éclat déjà amorti de ton regard, j’aime cette image frémissante et la sueur de l’amour et nos cœurs battant fou.

Je t’ai vue quand tu me disais, sans mots, tout tendrement, ton amour et que je me sentais - me diras-tu pourquoi - pénétré de douceur et si triste à la fois que des larmes me venaient. Jeanne, je te vois, si belle dans les blancheurs de ton lit blanc et je suis attendri de bonheur, éperdu de tout ce que tu me donnes, pas sceptique, mais craintif devant ce bonheur, désemparé et riant, les mains tremblantes un peu, mais tendues vers toi, pour te prendre et te garder.

Qu’il fait beau et bon de vivre près de toi, mon amour ! Je t’aime et je suis heureux. Je ne te l’ai pas dit, la parole me manque devant toi, mais tu n’avais pas besoin de mots. Quand nous riions ensemble, quand ma main trouvait la tienne, quand nous regardions les arbres ou l’horizon, quand tu me montrais ton château, chère châtellaine, quand nous racontions des histoires ou que nous nous montrions l’un à l’autre, tu savais bien que l’amour me tenait, que tu m’avais donné la soif et la faim de toi, que je ne pourrais plus me passer de ton épaule pour y reposer ma grosse tête, que j’aurais besoin toujours de te voir, de t’entendre, de te respirer.

Tu triomphes, chère liseuse d’âmes, tu ris merveilleusement. Sonnez, trompettes de Béduer ! Le prisonnier n’échappera pas, les chaînes sont bonnes.
    Non, il t’embrasse les pieds, les genoux, s’attarde un peu, effleure les jolies pointes, s’arrête enfin sur ta belle bouche et te souffle : je t’aime. L’entends-tu ?

Robert


1. Sidonie Zupanek, mère célibataire née le 28 janvier 1906 à Salosci, en Yougoslavie, était, depuis 1941, la domestique attentionnée de Jeanne Loviton. Paul Valéry écrivait à Jeanne, le 13 avril 1945 : « J'aime cette fille si gênante, je l'aime de t'aimer comme elle t'aime, de te soigner si tendrement. »
2. Le bureau de Jeanne Loviton aux Editions Domat-Montchrestien, rue Saint-Jacques. Denoël a pris l'habitude d'y régler les affaires courantes durant les nombreuses absences de sa patronne.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [août 1943 (1)]

Mon Chéri, nous voilà séparés de nouveau mais ces quelques jours de vie commune nous ont unis plus étroitement que tous les mois qui ont précédé. Le sens-tu comme moi ? Je me sens si près de toi, si profondément en toi. Je t’aime, ton amour est dans mes fibres, dans mon sang. Douceur de ces nuits passées près de toi, joie profonde qui me tient tout entier quand je te vois dormir, le visage serein, le corps paisible. Mon doux petit chéri, je t’aime, je suis heureux de t’aimer.

Robert


1. Mme Loviton avait daté ce billet d'août 1943 mais il pourrait aussi bien dater de l'année suivante car, jusqu'en août 1944, les amants ne pouvaient se voir que furtivement.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

 

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Dimanche 15 août [1943]

Voilà maintenant trois jours que je suis rentré, Jeanne chérie, voilà trois jours que tu ne me quittes pas. Dès que le travail me laisse quelque répit, je repars pour Béduer, un voyage sans durée au bout duquel je te retrouve belle, désirable et désirée, et si douce à vivre. Je te vois, allant et venant, dans tes chambres hautes, veillant au bonheur prochain de tes invités, je te vois au téléphone, je te vois avec les gens du pays, organisant tes plaisirs, jouant à peine de ta séduction pour obtenir tout ce que tu désires.

Et ta réussite constante me donne une joie, je ris tout seul, silencieusement, comme les trappeurs de Fenimore Cooper, quand je pense à tous les triomphes que tu remportes. C’est bon d’admirer qui l’on aime. Je n’admire pas moins que tu m’aies pris par la main, moi devenu si casanier, si paresseux, pour me conduire dans cette demeure magnifique, si bien faite pour toi et pour ta beauté.

Nous avions réussi à nous créer à Paris, au milieu du tumulte, un univers précaire et charmant, bien à nous, mais qui n’existait quelques heures, qu’à force de volonté. Et tu sais si j’en ai goûté, voluptueusement, l’enchantement fragile. Ces quelques heures de tendre intimité, ces nuids chaudes, mal endormies, bercées de ta respiration et du mouvement lent du feuillage, ces aubes silencieuses qui marquaient notre séparation, et qui me renvoyaient à la vie quotidienne tout imprégnée de toi, tout cela a laissé dans mon cœur des images de beauté et j’y pourrais puiser longtemps de bonnes raisons de vivre.   

Mais Béduer s’inscrit dans mon souvenir comme un couronnement radieux, soie et velours, lumière et chant d’oiseaux, grâce incomparable et magnificence, bonheur des yeux et du cœur et ta chaleur aimée quand ton corps nu reposait près du mien. Tu m’as donné - et je me dis que ce n’était peut-être pas un sacrifice - le loisir de t’aimer.

Pendant ces cinq jours, j’ai eu le sentiment délicieux que tu m’appartenais, j’ai vécu en toi et par toi, soumis à ton sourire, sans autre volonté que ton plaisir qui était le mien à chaque minute et pris d’une ivresse légère où tout se fondait, la gaieté de nos rires, les douces heures délirantes et nos échanges si tendres et si harmonieux. Tes vieilles pierres me sont devenues amies, j’en connais le grain et la couleur à toutes les heures du jour, j’aime la terrasse où tu montais le soir en relevant un peu ta robe, j’aime les déjeuners ensoleillés sous l’ombre du parasol, j’aime la promenade sous les ormes, le banc de pierre nocturne et l’émotion qui nous y a étreints, j’aime la lumière jaune du portail qui nous attendait au retour de nos courtes promenades, j’aime ton ciel et l’espace, j’aime ton lit, tous les lits et toutes les chambres où, tandis que tes mains me pressaient, j’entendais sourdre de ta gorge la plainte enivrante.
    Depuis mon retour je vis de ces souvenirs et j’attends (1) . Heureusement, j’ai un travail infini, je me trouve seul, sans collaborateurs, et tout le détail de la maison me passe par les mains. Cette sujétion tempère mon impatience de te revoir mais les nuits sont longues. Pendant des heures, je repasse nos journées et nos nuits de Béduer, j’en revois les incidents, les heures, une à une. Et j’espère une lettre bientôt. Prends ton crayon, chérie, dis-moi que je suis toujours dans ton cœur, que tu as renvoyé la cohorte trépignante qui t’entoure et que tu es bien décidée à me donner la première place dans la fameuse « organisation ». Je t’aime.

Robert


1. Jeanne Loviton rentrera à Paris le 18 septembre.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Mardi 17 août [1943]

Ta lettre m’arrive à l’instant, mon chéri, je l’ai lue et relue. Je la trouve triste, inquiète et tendre. Hier et dimanche, j’étais seul et j’ai passé deux longues journées de travail, coupées de rêveries dont tu étais le sujet. Et le plus souvent je pensais à ton courage, à cette énergie rayonnante et soutenue qui te permet d’entreprendre sans cesse et de réussir en dépit de tous les obstacles.

J’admire cette vitalité du cœur et de l’esprit qui fait que tu donnes ton temps, ta grâce à des centaines de gens sans jamais t’éparpiller. Il y a en toi, malgré ta santé fragile, une faculté de renouvellement qui m’émerveille. Tous les jours tu es prête à combattre sur n’importe quel terrain. Tu réussis parce que tu connais tes dons et que tu en mesures l’efficacité.   

Pourquoi, alors que tu sais aussi quel empire, comme on disait au grand siècle, tu exerces sur les hommes, me montres-tu comme une sorte de défiance depuis les premiers jours de notre intimité ? Dix fois, cent fois, d’un sourire ou d’un mot tu m’as dit tes doutes au sujet des sentiments que je t’exprimais dans mes lettres et qu’il m’est difficile - je le reconnais - de te dire de vive voix. Je suis entré dans ta vie, timidement, le cœur plein de crainte, ne sachant quelle pouvait être la profondeur du sentiment que je voyais s’éveiller en toi. Car tu te plaisais et tu te plais encore à me laisser dans l’incertitude.

Tu m’as dit plusieurs fois des mots d’amour, si vifs et si touchants, que dans l’instant, j’ai été comme saisi par le bonheur qui m’arrivait. Et tu m’as montré de la manière la plus tendre que ces mots correspondaient aux mouvements de ton cœur. Et je suis comblé, moi qui arrive les mains à peu près vides, presque honteux d’aller vers toi d’un élan irrésistible, mais sans rien à te donner, qui te prouverait la vérité et la profondeur de mon amour.

Quand tu parles, en badinant, d’organiser la seule chose qui ne s’organise pas, ta « vie sentimentale » (1), je me sens rejeté, devenu étranger non seulement à cet univers futur dont ces mots mêmes m’excluent, mais du précieux présent, si riche en merveilles. Cela aussi me paralyse, me noue la langue au moment où vont jaillir les mots que tu attends.

Je te regardais, l’autre soir, sur la terrasse, encore un peu de lumière baignait ton visage, je baisais tes mains, je te regardais de nouveau, tes yeux avaient un éclat doux et dans le silence de la nuit qui venait, je sentais ton amour en moi, m’enveloppant, me pénétrant, mêlé à ma substance. Il y a eu là de l’ineffable. Et c’est cela que je veux retenir par-dessus tout, c’est cela qui m’exalte, c’est cela qui fonde - non pas mon espoir - mais ma certitude.

Ne crains rien de moi, Jeanne chérie, ce qui a été sera. Je ne sais ce que sera demain, il n’est pas permis à quelqu’un de lucide de prévoir pour bientôt des jours paisibles. Qu’importe ! Tu sais maintenant que le lien est noué et que rien ne peut nous séparer. Je pense et je vis par toi, je suis heureux de tes joies, soucieux de tes soucis, je partage ta vie en dépit du temps et de l’espace. Tu sais que rien ne peut me contenter que ta présence, qu’il me faut tes bras et ton amour. Tu sais que je t’aime - si peu digne de tout ce que tu me donnes - il faut t’abandonner, chérie, suivre ce courant où tu hésites encore à te confier, crois-moi, il nous conduira à d’heureux rivages.

Robert


1. C'est, précisément, ce que Jeanne Loviton organise le mieux, et depuis longtemps.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Albert Paraz

17-08-43

Cher Ami,

Votre histoire de prêt et de tirage ne tient pas debout. Bitru a été tiré à 2 000 exemplaires dont 200 S.P. Il vous a donc été réglé 1 620 exemplaires (1 800 moins la passe) soit neuf mille quatre-vingt dix francs (1). Je ne vous parle que pour mémoire des nombreux exemplaires dits de presse que vous avez dispersés dans la nature sans me consulter mais en touchant les droits.

Quand j’ai publié Les Repues franches (2), en un moment où je disposais encore de plus de la moitié du tirage de Bitru, je l’ai fait sans illusions commerciales. Bitru m’avait coûté une dizaine de mille francs (avant la guerre un livre du format de Bitru revenait, frais généraux compris, à 30 000 francs environ). Les Repues franches allaient m’en coûter le double. En effet le succès des Repues, s’il fut vif parmi quelques amateurs de mon genre, fut nul dans le grand public. On en vendit péniblement 800 exemplaires. Je ne vous fis jamais de reproches à ce sujet, je pense. J’ai perdu de l’argent à une époque de ma vie où il y avait vraiment quelque mérite à le faire, fut-ce même pour l’amour de l’art.

J’ai été ravi quelques années plus tard du succès du Roi tout nu. A ce moment, au prix d’efforts plus grands que vous ne le pensez, j’ai pu vendre les exemplaires restants de Bitru et des Repues (3). C’était une chance pour moi, ce n’était pas désagréable pour vous. J’imaginais que ce succès allait vous encourager et que vous donneriez enfin un livre bien bâti, où votre fantaisie et votre humour allaient jouer à coup sûr.

Vous me donnez un livre invertébré, tout mou (4), qui n'arrive à contenter - et je ne comprends pas encore pourquoi - que Julien Blanc (5). Après mon refus définitif, vous me faites des ragots sur des engagements que Beckers (6) aurait pris il y a sept ou huit ans (!) et que je n'aurais pas tenus. Par surcroît, vous faites vibrer une corde sentimentale afin, sans doute, de me donner une mauvaise conscience. Je trouve cela assez sordide, si vous voulez connaître mon sentiment. Vous déplorez aussi que mes affaires aient pris bonne tournure puisque je ne vous fais pas bénéficier de ma nouvelle fortune.

Rassurez-vous, si ma maison est mieux assise, ma situation personnelle est inférieure relativement à ce qu’elle était avant la guerre. Je vous dirai tout simplement ceci : je travaille depuis quinze ans, avec des moyens limités et un acharnement dont vous n’avez aucune idée à construire une firme qui ait de l’autorité sur la critique et le public. La tâche n’est qu’à moitié accomplie. J’ai fait confiance – comme on dit – à une cinquantaine de débutants. Vingt-cinq d’entre eux connaissent aujourd’hui la notoriété sinon la gloire. Parmi les vingt-cinq autres, une bonne quinzaine se sont fait une réputation fort appréciable. Les autres ne sont pas sortis de l’ombre où je les ai connus. Mais je puis dire que je me suis dépensé pour tous d’égale façon, que j’ai usé de mes relations, de mon influence dans les milieux littéraires et dans la presse pour mettre leur œuvre en valeur. J’ai réussi plus qu’aucun autre éditeur dans ce domaine et rien ne me donne plus de joie que le succès -matériel ou moral – d’un de mes auteurs.

Si je vous ai montré de la mauvaise humeur, c’est que vous êtes un être décevant, que vous jouez un jeu, sinon en méconnaissant les règles, tout au moins en affichant une indifférence ou une distraction peu défendable. Vous n’êtes pas un partenaire solide, il est difficile de faire équipe avec vous.

Vos dernières lettres m’inclinent à croire que vous attachez à votre activité littéraire plus d’importance que je ne le pensais. Tant mieux si cela vous poussait à écrire un livre qui ait un commencement, un milieu et une fin.

Vous me proposez un recueil de nouvelles. Celle que j’ai lue est amusante. Envoyez-moi les autres. Mais vous savez qu’il ne faut pas attendre un résultat matériel fort significatif d’un recueil de nouvelles. Tirage maximum : 5 000 exemplaires. Et c’est bien pour vous faire plaisir.

Si les dix nouvelles ne sont pas plus longues que « Un marché très clair », cela va faire un tout petit volume, malgré la nouvelle de trente pages. N’avez-vous pas deux ou trois nouvelles de plus ou encore une autre un peu longue ? Tâchez, je vous en prie, de me donner un ensemble qui se tienne. Ne videz pas vos tiroirs, gardez tout ce qui ne vous paraîtra pas de premier ordre. Je voudrais pouvoir vous dire d’emblée : « oui, c’est entendu. »

Cordialement, quand même.

Robert Denoël


1. Mis en vente à 15 F le 24 juin 1936, Bitru figurait toujours au catalogue de l'éditeur en 1941. La passe chez Denoël était de 5 % du tirage destiné au commerce.
2. Deuxième roman paru début décembre 1937, avec un prix de vente de 21 F. Il figurait au tiers de son prix dans le catalogue de soldes de l'éditeur, en juin 1947.
3. Ce troisième roman paru en décembre 1941 fut couronné le 25 février 1942 par le Prix Marcellin Cazes, ce qui relança la vente de ses deux premiers livres.
4. Le 26 septembre 1942 Comoedia publiait cet écho : « M. Albert Paraz, auteur du Roi tout nu, va faire paraître des souvenirs de guerre sous le titre " La Mer de Nectar ". », dont il ne fut plus question ensuite. Il paraît s'agir ici d'un recueil de nouvelles, refusé par Denoël et qui n'a pas trouvé éditeur. Durant l'Occupation Paraz a publié nombre de nouvelles dans la presse parisienne, essentiellement dans Je suis partout : « Prix Cazes » [4 avril 1942], « Le Voyage des soeurs Boule » [4 septembre 1942], « Un Problème bien actuel » [16 octobre 1942], « Le Pendule » [4 juin 1943], « La Femme et le sabre » [15 octobre 1943], « Donadeï Uranie » [23 juin 1944].
5. Le romancier et critique parisien [1908-1951] a publié dans le 3e numéro de Lectures 40, paru le 15 juillet 1941, une nouvelle inédite : « Tempête chez les fous ». On ignore quelles autres relations existaient entre les deux hommes.
6. Robert Beckers [1904-1979], l'ami liégeois de Denoël, dont il a suivi la carrière d'un bout à l'autre. Au cours des années trente, il était périodiquement son agent publicitaire mais sans affectation régulière, rue Amélie.
* Autographe : Bibliothèque Nationale, fonds Albert Paraz. La lettre de l'éditeur est adressée au 22 boulevard d'Italie à Monte-Carlo, où Paraz réside alors. Communication de M. Dominique Abalain.

 

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

25 Août [1943]

Enfin, mon beau chéri, je trouve quelques minutes pour répondre à ta lettre qui m’est arrivée hier à un moment où l’angoisse née de ton silence devenait douloureuse. Me voici tout gai d’avoir de tes nouvelles, heureux de savoir que tu penses à moi dans la foule des privilégiés qui te voient tous les jours, et mélancolieux, moi aussi, à l’idée que je ne partage pas avec toi ces belles heures ensoleillées ou lunaires que tu vis à Béduer.

Nous voici le 25. Si je compte bien, dans sept jours (1) j’entendrai ta voix au téléphone et quelques heures plus tard je serai dans tes bras. Je dors peu parce que je me repose beaucoup - j’obéis aux ordres de la Faculté - et cette veille prolongée me donne tout à toi.

L’insomnie que je redoutais me devient agréable puisqu’elle t’est consacrée. Toutes les images que je me suis faites de toi, et elles sont nombreuses et précieuses, passent et repassent dans ces rêveries nocturnes. Je te tiens sous cent aspects, toujours diverse et toujours semblable à toi-même, mais je lis maintenant dans tes yeux que tu m’aimes. Et cela me transporte, me donne joie et orgueil.

Les obstacles, les séparations, seront notre lot, quelles que soient les circonstances. La vie nous entravera, je le sais. Quand je pense à cela, j’y pense pour toi, qui souffriras de l’absurdité de cette situation sans issue (2), parce que, généreuse, tu es avide et que tu veux, à raison, tout avoir. Je m’inquiète de cette souffrance qui sera la rançon de nos heures heureuses. J’ai peur parfois mais pas longtemps, je sais que nos rencontres seront si riches et si pleines qu’elles vaudront le prix que nous les paierons. Je me plais à imaginer qu’à force d’ingéniosité et de volonté, nous équilibrerons [manque la suite]


1. Jeanne ne rentrera à Paris que le 18 septembre.
2. La seule issue est le divorce et, à cette époque, Denoël ne l'envisage pas.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Samedi 11 septembre [1943]

Je m’ennuie de toi et je m’inquiète, chère silencieuse, tu me manques, tu me manques. Encore quatre jours (1), peut-être recevrai-je quelques lignes pour calmer mon impatience. Une lettre en huit jours, ce n’est guère, c’est trop peu pour un homme enclin à la tristesse, c’est trop peu pour qui t’aime. J’ai besoin de te voir, de te serrer dans mes bras, je suis anxieux, dérouté depuis que tu es partie. La solitude que j’ai toujours recherchée, me devient amère quand c’est toi qui la provoques. Et j’entends parler de toi - non sans gentillesse d’ailleurs - par des étrangers ! Mais c’est toi que je veux, toi, tout entière dans mes mains, dans mes bras et tes lèvres sur les miennes. Je t’aime.

Robert


1. Denoël séjournera à Béduer à partir du 16 septembre, après le départ de Paul Valéry.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Dominique Rolin

? septembre 1943

[...] Te voilà maintenant à Bruxelles (1), et cette ville me paraît plus lointaine et plus étrangère que jamais. [...]


1. Dominique Rolin a passé quelques jours à Paris.
* Repris de : F. De Haes. Dans les pas de la voyageuse, Dominique Rolin, 2006, p. 52.

 

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 30 septembre 1943

Cher Monsieur,

Nous vous prions de bien vouloir trouver sous ce pli vos relevés de compte arrêtés au 28 septembre, en règlement desquels nous vous remettons un chèque barré n° 111.596 sur le Comptoir National d'Escompte de francs : 124.144.
    Veuillez agréer, Cher Monsieur, nos sincères salutations.

[Auguste Picq]


* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

27 Octobre 1943

Cher Ami,

Veuillez trouver, ci-inclus, un chèque de 20.178 frs (vingt mille cent soixante dix-huit francs), représentant vos droits d'auteur sur le tirage (1) que nous avons exécuté de votre livre : « LES BEAUX DRAPS ».
    Veuillez également trouver, ci-inclus, un « bon à tirer » que vous voudrez bien nous retourner signé, pour la bonne règle.

Tirage................................................................... 3.100
                                                    passe 5 %.............    150
                                                                                 ______
                                                                                   2.950
   Droits
   18 % sur 38 frs : 6,84 x 2.950........................................ Frs : 20.178

Veuillez agréer, Cher Ami, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

[Robert Denoël]


1. Il s'agit du tirage annoncé le 10 décembre 1942 par Denoël, qui espérait obtenir du papier pour 5 000 exemplaires.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 2 novembre 1943

Cher Ami,

Je vous prie de trouver, ci-inclus, un chèque de 1.500 frs (mille cinq cents francs) en règlement des photos destinées à l'illustration de la nouvelle édition de : « BAGATELLES POUR UN MASSACRE » (1).
    Veuillez agréer, Cher Ami, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

[Robert Denoël]


1. Cette nouvelle édition illustrée de 20 photographies hors texte sera mise en vente le 23 novembre.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [hiver 1943]

Bonjour mon Amour, je me suis ennuyé de toi très tristement, ennuyé, inquiété. Je n’aime pas la neige quand tu voyages seule, je n’aime pas le froid quand je ne suis pas à tes côtés sur la route. Te revoilà dans ton bureau - t’es-tu reposée au moins ? - avec toutes tes souris rongeuses, ton téléphone et les spectres grimaçants des 10.000 abonnés (1). Il faudra faire un jour une complainte sur la triste vie de la châtelaine de Béduer qui à loisir ne pouvait aimer. Mais le temps viendra pour nous des heureuses amours. En attendant, respire ces petites fleurs, aime-les, aime-moi.

Robert


1. Ceux des « Cours de Droit ». Cette société créée en 1899 par son père était, bien plus que celle des Editions Domat-Montchrestien, la source principale des revenus de Jeanne Loviton. Son personnel était exclusivement féminin.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [hiver 1943]

Jeanne Chérie, Je ne connais rien de plus ignoble que la souffrance physique (1), elle n’a aucune signification, on n’en tire rien. Mais c’est un signal, il faut absolument y remédier. Je te supplie, mon doux chéri, de te soigner, de prendre un vrai repos, je ne veux pas que tu aies mal. Tes yeux, hier soir, étaient comme toujours merveilleusement limpides et riants, mais il y avait une petite ombre autour. Tes paupières devaient être brûlantes. J’aurais dû te presser de rentrer.

Mais quand je te vois, c’est pour moi une joie si vive, une douceur si délicieuse que je ne songe qu’à en jouir. Tes mains fraîches dans les miennes, ton beau visage tout près de mes lèvres et il m’est impossible de penser. Je dis n’importe quoi pour que tu souries, pour que tu ne m’oublies pas mais c’est une béatitude coupable puisque pendant ce temps tu souffres et que je ne sais pas à quel point. Je t’embrasse tout doux, tout chaud, tout tendre. Je t’aime.

Robert


1. Jeanne a passé trois mois de vacances à Béduer mais, dès le 15 novembre, elle se dit « éreintée ». Le 10 décembre, Paul Valéry évoque son visage « si fatigué ».
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

 

À Marc Barbezat

[En-tête imprimé :]

Les Editions Denoël

19, rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 6 décembre 1943

Monsieur,

Je viens de me procurer tout à fait par hasard le numéro d'été de votre revue " L'Arbalète" (1).

Permettez-moi de vous féliciter très chaleureusement de la présentation et du contenu de cette revue. Le numéro que j'ai entre les mains est admirable. J'y ai remarqué, parmi les auteurs nouveaux, le texte intitulé : « Les Hommes » et le texte intitulé : « Enrico ». Je trouve ces pages tout à fait remarquables à des titres différents.

Si vous aviez un manuscrit complet, prêt pour la publication, vous me feriez grand plaisir en me le montrant. Je serais très heureux également si M. Mouloudji pouvait me communiquer le manuscrit d'Enrico.

Veuillez agréer, Monsieur, avec mes très vives félicitations, l'expression de mes sentiments très distingués.

Les Editions Denoël,

R. Denoël

PS : Peut-on s'abonner à votre revue et peut-on en recevoir les numéros à Paris ? Dans l'affirmative, envoyez-moi la facture pour l'année 43. Je m'abonnerais également pour l'année 44.

1. L'Arbalète a été créée à Décines en mai 1940. Le numéro 7 que découvre Denoël est paru durant l'été 1943. « Enrico », dont il relève l'originalité, est dû à Marcel Mouloudji [1922-1994] mais c'est Gallimard qui le publiera en décembre 1944 et qui lui obtiendra le prix de la Pléiade. « Les Hommes » est dû à Barbezat lui-même..

* Autographe : collection « Autographes des siècles » à Paris, catalogue de septembre 2016.

 

À Marc Barbezat

[En-tête imprimé :]

Les Editions Denoël

19, rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 14 décembre 1943

Monsieur,

Je comprends que vous ne soyiez pas pressé de faire paraître votre roman (1). Je tenais simplement à vous faire part de l'intérêt que j'avais pris au fragment publié dans « L'Arbalète » et à vous demander de me réserver, le cas échéant, une sorte de priorité du manuscrit complet.

Il en est de même pour l'ouvrage de Mouloudji, que je trouve également très original.

Je vous serais obligé de me faire parvenir tous les numéros disponibles de « L'Arbalète ». Dès réception, je ferai virer à votre compte chèque postal le prix des numéros et du port.

Si vous aviez le temps de venir me voir pendant votre séjour à Paris, je serais très heureux de faire votre connaissance.

Veuillez agréer, Monsieur, avec mes félicitations très vives pour votre effort remarquable, l'expression de mes sentiments les plus distingués.

Les Editions Denoël,

R. Denoël

1. Le roman de Barbezat ne paraît pas avoir été publié.

* Autographe : collection « Autographes des siècles » à Paris, catalogue de septembre 2016.

 

À Jeanne Loviton

[Carte de visite]

Sans date [décembre 1943]

Voici, mon beau chéri, le premier Noël que nous allons fêter ensemble (1) : la joie est dans mon cœur. Je t’aime, Jeanne chérie, et je sais que c’est pour toujours. J’attends maintenant tous les Noëls de la vie, toutes les fêtes et tous les jours pour être heureux avec toi.

R.


1. Le 24 décembre Paul Valéry écrit à Jeanne : « C'est bien triste de ne pas se voir aujourd'hui - de ne pas se prendre dans les bras, et se sentir s'aimer si tendrement que nous nous aimons ».
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Rémy Hétreau


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [fin décembre 1943]

Cher Monsieur,

Je vous remercie bien vivement du très joli cadeau que vous m’avez apporté. Cette eau-forte est charmante de grâce et de finesse dans l’esprit comme dans l’exécution.
  Tous mes vœux à votre charmante femme et à vous pour l’année 1944 où j’espère que l’on verra vos deux noms publiés sous ma firme (1).
  Faites-moi signe, voulez-vous, la semaine prochaine : j’ai de nouveaux projets dont je voudrais vous parler (2). Encore merci et croyez-moi votre tout dévoué

Robert Denoël


1. Denoël a bien écrit « vos deux noms ». Le second est celui de Jeanine Jager, illustratrice et décoratrice sur porcelaine et textile, que Rémy Hétreau a épousée en 1940.
2. Le Mouchoir rouge du comte de Gobineau [voir sa lettre du 25 janvier 1944].
* Autographe : collection Rémy Hétreau.