Robert Denoël, éditeur

 

1940

 

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 1er Avril 1940

Cher Monsieur,

Nous allons pouvoir réaliser très rapidement maintenant l’impression de votre ouvrage. C’est en partie grâce à une combinaison avec les Editions Sequana, que nous pouvons arriver sans plus de délai à faire paraître ce volume.
    Les Editions Sequana souscrivent tous les mois un roman pour un public d’abonnés étrangers. Ce roman est pris dans tous les fonds d’éditeurs parisiens, sur épreuves. Les Editions Sequana payent une redevance assez faible, mais fournissent leur papier et leur brochage. Les volumes paraissent sous une couverture spéciale et ne sont pas vendus en librairie. Pour un auteur, c’est une très bonne réclame, puisque le volume choisi de la sorte est expédié en Amérique, en Angleterre, en Italie, en Espagne, au Portugal et même en République Argentine ; cela étend la clientèle du dit auteur pour d’autres ouvrages et facilite parfois les traductions.
   Comme mes Editions sont encore dans une situation très difficile, je n’aurais pas pu ce mois-ci sortir l’ouvrage. Grâce à la combinaison « Sequana », je pense que nous arriverons à le mettre en vente pour fin avril (1). Je n’ai pas encore le prix exact de la redevance que paye « Sequana », mais je vais être fixé incessamment et je vous écrirai à ce sujet.
   En attendant, je vous serais obligé de bien vouloir répondre d’urgence à la demande qui vous sera faite par cette maison. Il s’agit d’écrire une quarantaine de lignes de présentation de l’ouvrage. Songez au public très vaste à qui vous vous adressez ; n’insistez pas trop sur le caractère social de l’ouvrage.
   Y a-t-il lieu de prévenir quelques organismes d’instituteurs de la publication prochaine de votre livre ? Nous avions obtenu auprès de ce public un accueil très chaleureux ; il faudrait pouvoir le toucher de nouveau. Avez-vous quelques démarches à me conseiller ? Viendrez-vous à Paris pour le service de presse, qui aura lieu vraisemblablement à fin avril ? Ecrivez-moi à ce sujet, le plus rapidement possible.
   Croyez-moi, Cher Monsieur, votre tout dévoué,

R. Denoël


1. Le Fer et la forêt est en effet sorti de presse le 30 avril mais dans des conditions précaires puisque le volume porte le seul nom de Robert Denoël, et l'adresse de sa librairie, 60 avenue de La Bourdonnais. La co-édition Sequana se chiffre à quelque 2 500 exemplaires.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Gaston Gallimard


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 19 Avril 1940

Mon Cher Confrère,

Je serais très désireux de vous voir lors de votre prochain passage à Paris (1). Vous seriez très aimable de bien vouloir me fixer un rendez-vous.

Je me rappelle que lors de notre dernière entrevue, nous nous étions rencontrés au bar de l’hôtel qui se trouve à côté de la N.R.F. (2) - Cet endroit paisible me paraîtrait extrêmement agréable pour une conversation qui ne dépassera d’ailleurs pas ½ heure.

Je serais heureux de recevoir un mot de vous prochainement à ce sujet.

Et je vous prie de croire, Mon Cher Confrère, à mes sentiments très distingués.

Robert Denoël


1. La famille Gallimard séjourne alors dans la grande maison familiale de Mirande, près de Sartilly, dans la Manche.
2. Gallimard a répondu à Denoël le 7 mai. Les deux éditeurs se rencontreront au bar de l'Hôtel Montalembert, 3 rue de Montalembert, le 7 juin.
L'objet de cette rencontre est probablement l'édition de l'Anthologie de l'humour noir d'André Breton, qui aurait dû paraître aux Editions du Sagittaire puis, après désistement de l'éditeur, chez Denoël. Le 16 avril Gaston Gallimard écrivait à Edmond Bomsel, administrateur de la Société des Editions du Sagittaire : « Je viens de voir Denoël, qui va me faire parvenir tous les détails relatifs à l'Anthologie de l'humour noir. Denoël prétend qu'il n'y a rien d'autre à payer à l'imprimeur, pour obtenir le livre, que les frais faits strictement sur le livre. L'ouvrage est entièrement composé, corrigé, le bon à tirer de l'auteur est donné, les papiers sont achetés, il reste donc le tirage. »
* Repris de : Un Siècle NRF, 2000, avec reproduction du document.

 

À Cécile Denoël

Sans date [fin avril 1940]

Comme je te le disais hier, ma chérie, me voilà de nouveau privé de tout ou partie de mon courrier selon les jours et les heures. J'ai fait mener une enquête par plusieurs de mes amis et ces enquêtes n'avaient pas abouti. L'un d'entre eux vient d'arriver à la source de mes ennuis, à l'endroit même où mon courrier subit une purge qui varie entre trois semaines et quatre jours.

Là enfin, on était au courant, on savait ! Il parait que je suis soupçonné d'activités anti-nationales. C'est incroyable mais c'est comme ça. Depuis douze ans je passe ma vie à servir les idées, le goût et la culture françaises, j'aide les jeunes écrivains, je crée une firme d'édition justement renommée, mais entièrement vouée aux lettres françaises ; je n'ai même pas comme mes confrères de rayon de littérature étrangère. Je n'aime pas publier de traductions, tu le sais. Je suis entouré de l'estime, parfois même de l'amitié de tout ce qui a un nom dans la littérature. Demain, je trouverais dix cautions de ma moralité, de mon attachement à la France, et sur la foi d'une dénonciation calomnieuse - du moins je suppose qu'il ne peut en être autrement - on me tient pour suspect. Et cela au point que l'on m'a retiré ma carte de circulation. C'est-à-dire que actuellement je ne peux plus sortir de Paris !
    Depuis la guerre mon activité n'est pour ainsi dire que nationale. « Notre Combat » (1) qui a l'approbation de toute la presse, de toute l'opinion, du Grand Quartier Général, du Ministère de l'Information, a dû, ou susciter des jalousies mal fondées car « Notre Combat » est loin d'être une afffaire brillante !, ou être soupçonné d'abriter on ne sait quelles machinations. C'est invraisemblable, ahurissant, tout ce que tu veux, mais c'est comme ça.

L'ami qui s'est occupé de la question n'a eu de rapport qu'avec un officier subalterne. Il a demandé un rendez-vous avec son supérieur pour mettre les choses au point dans le plus bref délai. S'il n'y arrive pas, je vais aller voir l'Ambassadeur de Belgique pour lui demander de faire une démarche officielle.

A côté de « Notre Combat » j'ai publié deux brochures, un Gamelin (2) et un Ct Verdun (3), une brochure sur les atrocités allemandes en Pologne (4) et un livre intitulé Une Finlandaise dans la tourmente que tu as dû recevoir ces jours-ci (5). Les deux volumes publiés avant la guerre et qui ont eu des prix littéraires (6), ne font pas à proprement parler partie de mon activité de guerre.

Je puis donc dire que mon activité de guerre est entièrement consacrée à servir la cause des alliés et de la France, à répandre les idées qui sont à la base de toute l'action gouvernementale. Mieux que cela, dans deux ou trois jours, Roger Giron, chef des services de la presse à la Présidence du Conseil, me remettra le texte d'une étude sur M. Paul Reynaud, étude approuvée par le Président, cela va sans dire - qui paraîtra dans la collection les « Grandes Figures d'Aujourd'hui » (7).

Je me trouve donc dans la situation suivante : le Président du Conseil honore ma firme en y laissant publier par un de ses collaborateurs immédiats une étude sur sa carrière. Le Ministre des Colonies encourage ma revue en faisant distribuer des numéros aux troupes coloniales. Le G.Q.G. fait pareil pour les troupes métropolitaines. Le Ministre de l'Information souscrit des numéros de ma revue pour ses Centres de Documentation en France et à l'étranger.

Et d'autre part, dans le même moment, un service indépendant de ces Ministères, me brime d'une manière extrêmement pénible, dérange toutes mes affaires, me vaut mille avanies de la part de mes correspondants, s'acharne contre ma vie privée en retardant tes lettres et contre la vie commerciale qui est entièrement bouleversée.

Comment ne pas voir là une vengeance, une machination ? Si je suis suspect, que l'on m'interroge, que l'on m'accuse ! Mais pourquoi ces mesures vexatoires ? Pourquoi des lettres commerciales émanant de firmes connues traînent-elles 15 jours dans des dossiers avant de m'être remises ?

Je te pose ces questions, non pour que tu y répondes. Je me parle un peu à moi-même aussi. Tu n'imagines pas à quel point cette histoire me tracasse, je pourrais dire me hante. Télégraphies-moi ou essaie encore les lettres recommandées.

Au revoir, Amour, je suis désolé de n'avoir que des tracas à te raconter, mais enfin j'espère qu'on me rendra bientôt justice.

Je t'embrasse bien tendrement.

Robert.


1. Le premier numéro de Notre Combat est paru le 21 septembre 1939.
2. Maurice Percheron. Gamelin, publié à l'enseigne des Editions Documentaires Nationales en octobre 1939.
3. Commandant Verdun. L'Escadron Cyclone, paru le 15 mai 1939 dans la collection « Face à l'ennemi ».
4. Antonin Vallentin. Les Atrocités allemandes en Pologne, paru le 16 février 1940 dans la collection « La Guerre telle qu'elle est ».
5. Maïre Inkinen. Une Finlandaise dans la tourmente, paru le 19 avril 1940.
6. Les Javanais de Jean Malaquais et La Rose de la mer de Paul Vialar, parus en mai et novembre 1939, ont obtenu en décembre les prix Renaudot et Femina.
7. C'est le titre de la collection où parut en octobre 1939 le Gamelin de Maurice Percheron aux Editions Documentaires Nationales. Celui de Roger Giron est resté inédit.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 2 mai 1940]

Te croyais partie en montagne... télégraphie nouvelle décision. (1)


1. Cécile a quitté Paris fin avril pour « La Retirance », la petite maison que les Denoël avaient achetée dans le Malvent mais, selon Morys, leur ami « André Verdet et sa famille insistaient pour que Cécile se réfugie à Saint-Pons, un minuscule petit hameau près de Gréolières où ils avaient une maison ».
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 10 mai 1940]

Impossible malgré violent désir venir vous embrasser [...] Partirai demain pour Anvers adresse T.A.S.S. deuxième corps médical première compagnie Anvers (1) [...] Ne bougez pas sans nécessité absolue


1. Robert Denoël, qui fait partie de la « classe 1922 », a été versé depuis le 1er avril 1926 au 2e Corps médical basé à Anvers, où il a fait son service militaire en 1923.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 11 mai 1940]

Je pars ce soir (1) [...] Reste Gréolières ou Saint Paul jusqu'à nouvelles instructions. stop. Espère revenir Paris avant trois mois.

1. Le Figaro du 11 mai publie un « Appel de l'Ambassade de Belgique à Paris aux réservistes »
précisant que les réservistes qui s'embarquent à Paris doivent se présenter à la gare du Nord, où un titre de réquisition de transport leur sera délivré.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 12 mai 1940]

Départ remis subitement voudrais aller vous voir mais préfère rester pour démarches argent.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 13 mai 1940]

Ne partirai sans doute pas avant plusieurs jours. Demeurez tranquillement Gréolières.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 16 mai 1940]

Partirai demain matin. Instructions suivent.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 21 mai 1940]

Ne pars qu'à dernière extrémité.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 22 mai 1940]

Partirai définitivement ce soir avec Beckers (1). Direction provisoire Narbonne. Télégraphierai adresse. Ne bouge pas.


1. Robert Beckers m'a raconté en deux temps cet épisode. Le 25 avril 1978 : « Nous sommes partis ensemble pour la guerre, cherchant en vain à rejoindre notre 3e Corps médical à Gand, où nous n’arrivâmes jamais, puis sur les routes vers le midi de la France. Il m’a quitté à Narbonne, profitant d’une voiture de rencontre remontant à Paris. ». Le 11 mai 1978 : « En mai 1940 nous fûmes rappelés, sans uniformes. Nous fûmes enfin envoyés dans le midi, toujours à la recherche du 3e Corps médical basé à Gand. A Pont-Saint-Esprit, nous ne trouvâmes que les Chasseurs Ardennais, dont le colonel proposa de nous équiper. Nous l’évitâmes, n’ayant l’un et l’autre aucun goût pour les militaires. En juin, Denoël remonta à Paris, moi je gagnai, comme réfugié, Montbrun-des-Corbières, d’où je pris le chemin de Liège, en octobre ou début novembre 1940. »
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.


À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Montpellier, 29 mai 1940]

Provisoirement dégagé (1). Rentrerai Paris sous deux jours.


1. Le Roi des Belges ayant déposé les armes la veille, Denoël se trouve « dégagé » de toutes obligations militaires.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.


À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Montpellier, 30 mai 1940]

Suis retenu Montpellier faute sauf-conduit. Garde courage. Confiance.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 31 mai 1940]

Me remets travail (1).


1. Quel travail, puisque la plupart de ses employés, sauf Auguste Picq, son comptable, sont absents ? Ce 31 mai paraît l'ultime numéro de Notre Combat.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 2 juin 1940]

Prends toutes précautions pour départ Souillac si nécessaire.


* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Cécile Denoël

[Télégramme]

[Paris, 6 juin 1940]

Patron conseille départ avec bagages Souillac ou environs. Picq (1).


1. Denoël, en tant qu'étranger, ne pouvant plus télégraphier, c'est son comptable, Auguste Picq, qui signe ce télégramme.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Luc Dietrich

Sans date [fin juillet 1940]

Mon cher Luc

Après d’étonnantes aventures de mobilisé, de démobilisé, d’évacué et de réfugié dans un grand nombre de villes et de villages de France, j’ai pu gagner Souillac où j’ai retrouvé Cécile et le jeune Robert. J’y ai retrouvé aussi les preuves de votre très fidèle amitié et cela m’a beaucoup touché (1). Aucune nouvelle du groupe. Je ne sais rien de Dallet, Barjavel, Philippe (2) ni d’aucun des écrivains de la maison. Si vous en avez, donnez les moi par retour : je suis anxieux.

J’ai vu Roger Lannes à Bordeaux et Philippe Hériat. Je vais rester quelques jours ici. Dès que le gouvernement aura regagné Paris, je rentrerai. Je repars à zéro mais avec la certitude que mon heure est venue. J’espère que les événements ne vous auront troublé ni dans votre travail, ni dans votre santé. Donnez-moi des nouvelles de l’un et de l’autre.

Au revoir, Luc, j’ai hâte de vous retrouver.
    Affectueusement


    Robert


1. Le 28 juillet Cécile, qui était alors sans nouvelles de Robert, avait passé une annonce dans Le Journal pour demander aux amis et auteurs de la maison d'édition de se manifester. Luc Dietrich avait été l'un des premiers à lui écrire [« Donnez-moi de vos nouvelles ma petite Cécile. Êtes-vous bien, en bonne santé ? Et Robert où est-il ? »].
2. François Dallet a été tué le 6 juin à Soissons, Denoël l'apprendra en décembre. Barjavel, démobilisé, rentrera à Paris quelques mois plus tard et reprendra, en avril 1941, son travail rue Amélie. J'ignore comment Philippe Lavastine [1908-1999], qui s'occupait depuis septembre 1937 du service de presse rue Amélie, s'est sorti de la guerre.
* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

À Cécile Denoël

Sans date [Paris, août 1940]

Mon chéri, Après la visite du brave garçon qui est venu m'apporter ton mot et tes nouvelles, je ne comptais plus guère sur ton retour pour le 19. Hier soir, cependant, j'ai eu une émotion en entendant à plusieurs reprises la sonnerie de la porte de l'immeuble. Faux espoir ! Et je me suis couché tristement dans cette chambre si grande et si vide quand tu n'y es pas.

Il faut absolument que tu rentres, vous ne pouvez pas vous éterniser à Souillac.Tout le monde rentre à Paris, et je ne comprends vraiment pas comment tu n'as pas pu te débrouiller. Dis-toi bien que les autorités allemandes sont beaucoup plus complaisantes qu'on ne le dit en région libre. En plus, avec un enfant, tu as une sauvegarde.

Puisque tu ne parviens pas à monter dans un train à Souillac, ce qui n'a pas fini de m'étonner, tu vas aller à Brive. Je pense qu'il n'existe aucune difficulté pour se rendre à Brive par le train ! Là tu iras à la sous-préfecture, tu demanderas à voir le sous-préfet personnellement et tu lui remettras la lettre ci-incluse. Je veux être pendu par les ongles si ce sous-préfet ne te délivre pas sur l'heure un ordre de mission en bonne et due forme qui te permettra de prendre un train-poste - en payant ta place - et qui t'amènera sans difficulté et probablement dans la journée, à Paris.

Tu diras à ce sous-préfet que tu es la femme de l'éditeur et que comme telle ta présence est indispensable à Paris. Ton charme naturel fera le reste... [...]

J'espère rouvrir ma maison le 1er octobre (1). En attendant, je travaille aux «Trois Magots » avec Collet, Picq et Georges (2). Ce n'est pas drôle, rien n'est drôle, mais j'ai les plus solides espoirs. Je pense donc que tu vas faire des pieds et des mains pour arriver au plus tôt. Ta place est ici.[...]

Fais mille amitiés autour de toi, embrasse le chéri et pars pour Brive au reçu de cette lettre [...] Je t'embrasse, bien impatient, bien pressé de te revoir, follette, bien désireux de te tenir dans mes bras.

Robert

Si tu ne vois pas le sous-préfet, demande le Secrétaire Général de la Préfecture. Dis-lui que je suis l'éditeur de Pierre-Jean Launay, très connu dans la région. Si tu n'obtiens rien, vas voir le directeur du journal local, dis-lui la même chose, tu dois réussir.


1. Elle le sera le 15 octobre.
2. Denoël a trouvé refuge dans la librairie de ses débuts, avenue de La Bourdonnais, en compagnie de Madeleine Collet, sa secrétaire, d'Auguste Picq, son comptable, et de Georges Fort, son réceptionniste.
* Repris de : Albert Morys. « Cécile ou une vie toute simple », 1982. Autographe : collection Mme Cécile Denoël.

 

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 12 Décembre 1940

Cher Monsieur,

J’ai reçu, avec quel plaisir, votre bonne lettre du 4 décembre. Depuis que je suis rentré dans ma maison, le 15 octobre dernier, j’avais demandé partout où vous vous trouviez, personne n’avait pu me donner de vos nouvelles.
    Ma maison a été fermée pendant près de quatre mois par les autorités allemandes (1). Tous les livres concernant la guerre, ou concernant l’Allemagne, ont été saisis et mis au pilon (2). C’est vous dire que le coup a été très dur pour moi.
    Je suis en train de négocier actuellement, afin de trouver de nouveaux capitaux, pour repartir au début de l’année prochaine (3). J’espère y arriver, malgré les difficultés inouïes auxquelles on se heurte pour tout actuellement.
    J’ai remué un peu la presse, en faveur du Fer et la forêt (4) et j’ai obtenu quelques articles. Malheureusement, les résultats matériels sont faibles. Je compte vous envoyer un peu d’argent dans le courant de la semaine prochaine et reprendre des versements réguliers à partir de janvier.
    Est-ce que le second volume (5) est déjà fort avancé ? Parlez-m’en dans votre prochaine lettre. La vie littéraire reprendra peu à peu ses droits et j’espère même qu’elle ira en se développant dans le courant de 41.
    J’espère que toute votre famille se porte bien et que vous avez pu la grouper autour de vous (6). Veuillez agréer, Cher Monsieur, je vous prie, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Robert Denoël


1. Du 17 juin au 15 octobre.
2. Les volumes et brochures litigieuses des Editions Denoël ont été saisis par les autorités allemandes au siège de la maison d'édition et chez son distributeur Hachette [41 titres, 91 877 exemplaires], et chez l'imprimeur de sa revue Notre Combat [tous les numéros, 146 329 exemplaires]. Denoël estimait cette saisie à « près du tiers de son stock » et chiffrait sa perte à plus de deux millions de francs.
3. Le 28 décembre Denoël adressera au Crédit National une demande de prêt d’un million de francs, offrant en garantie son stock évalué au prix de vente aux libraires à un peu plus de cinq millions de francs.
4. La première « relance » commerciale du livre de Rogissart est parue le 7 novembre dans Le Petit Parisien.
5. Le Temps des cerises ne verra le jour que fin 1942.
6. Jean Rogissart et toute sa famille se sont réfugiés au moment de l'exode à Parthenay, en Vendée.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Jean Rogissart


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Paris, le 19 décembre [1940]

Mon Cher Ami,

Voilà une triste année en effet ! Et si je regarde autour de moi, je ne vois que deuils, ruines, séparations, gêne, atmosphère presque irrespirable. J’ai perdu un collaborateur, un ami, presque un fils : François Dallet, tué le 6 juin à Soissons au moment où il conduisait un camarade blessé à l’ambulance. La confirmation officielle est arrivée il y a quelques jours (1). Je n’ai aucune nouvelle de ma famille depuis le mois d’août. Mes cinq frères s’étaient engagés : j’en ai rencontré deux dans l’affreuse débandade sur les routes. Je sais qu’ils ont pu regagner Liège mais c’est tout. Mon jeune beau-frère est en Angleterre et je suis aussi sans nouvelles (2). Heureusement, ma femme et mon fils sont avec moi.
    Rue Amélie, c’est la maison du silence. Toute l’activité d’autrefois a disparu. Les quelques personnes qui travaillent, font des inventaires, chiffrent, établissent le bilan de la catastrophe. Je ne publie rien encore. Tout le monde vit au ralenti. Les échanges sont rendus très difficiles par la difficulté des transports. Mes meilleurs amis ne sont pas encore rentrés.On ne voit pour ainsi dire personne. La vie littéraire est comme morte, je veux dire ce qui en faisait la régularité, l’agrément. Il est difficile de se passionner pour les œuvres d’art en un moment où la hantise alimentaire domine tout. Les gens sont transis dans leur chair et dans leur esprit. On ne sait pas ce qu’ils espèrent si l’on sait ce qu’ils redoutent !
    Mais malgré tout le poids de cette misère, je ne veux pas désespérer. Je sais que cette situation ne peut plus se prolonger fort longtemps. La fin de l’hiver marquera sans doute le point culminant. Je veux croire à une paix prochaine et à l’édification, lente certes, pleine d’incertitudes et de remous, mais à l’édification d’un monde nouveau où vous aurez, où nous aurons notre place. Je suis persuadé que cet incroyable brassement de matière humaine, auquel nous assistons avec une sorte de stupeur, prépare quelque chose d’autre, imparfait sans doute, mais supérieur à notre décomposition de ces dernières années (3). J’ai confiance à travers tout.
    Vous avez bien raison de continuer Jean Mamert et j’admire votre courage dans cette épreuve. Le travail littéraire peut vous être d’un grand secours, vous aider à passer cette période douloureuse. Et je suis sûr que le second volume ira loin. Vous savez en quelle estime je tiens le premier et quel immense progrès il marquait sur Mervale. Je vais écrire aux journaux que vous me signalez. Vous seriez très aimable aussi de me dresser une liste des journalistes de province qui ont repris leur rubrique littéraire. Je manque de renseignements à ce sujet.
    Je vous ai envoyé cinq cents francs. J’espère faire le double en janvier. Et continuer en février et dans la suite. Pour le moment, je négocie en vue d’obtenir des capitaux, les capitaux indispensables à une reprise sérieuse de mon activité : c’est difficile, mais je crois que je vais arriver au résultat voulu dans le courant de janvier.
    Je pense pour Mervale à une transformation des retours, c’est-à-dire à changer la couverture, à rogner les exemplaires et à les remettre en vente à un prix de 10 francs, par exemple. Je vous envoie Les Chasses de novembre (4) que j’avais transformées de la sorte et dont les bouillons se sont bien vendus. Voulez-vous demander à votre fils de me faire un petit dessin, selon le procédé employé pour ce livre ? La couverture sera naturellement identique comme couleur et aspect général au modèle que je vous envoie.
    Tous mes vœux, Mon Cher Ami, et croyez-moi votre bien affectueusement dévoué,

Robert Denoël


1. Le site Internet de l’Institut Culturel de Bretagne indique que François Dallet, mobilisé en septembre 1939 dans un corps blindé, est mort « à bord de son char ».
2. Billy Ritchie-Fallon a quitté la France pour l'Angleterre en juin.
3. Denoël a assisté, depuis l'avènement du Front Populaire, à une lente décomposition de la société française, qui a abouti à la défaite de juin 1940. Il s'adresse à un écrivain de tempérament socialiste et ne lui cache pas ses opinions.
4. Le roman de René Laporte, paru en novembre 1936, avait obtenu le prix Interallié un mois plus tard, ce qui n'avait pas empêché des ventes médiocres. En octobre 1937 Denoël avait procédé au « toilettage » du volume : couverture illustrée, rognage trois faces, et prix de vente réduit à 7,50 F alors que son prix catalogue était de 18 francs.

* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 27 Décembre 1940

Mon Cher Ami,

J’espère que vous aurez maintenant reçu les volumes que je vous ai envoyés, il y a déjà quelques jours (1).
    Ce que vous me dites de votre tome II et de votre tome III m’intéresse passionnément (2). Il vous faudra évidemment beaucoup de courage, mais je crois que vous puiserez dans ce travail de bonnes raisons de passer les mois pénibles qui vont suivre, sans trop de souffrance. C’est dans la création littéraire que vous trouverez toujours, je crois, votre meilleur recours.
    Les vignettes que vous m’avez envoyées de la part de votre fils me plaisent beaucoup et je retiens bien volontiers la plus grande. Mais je vous les retourne, car il faut que ces vignettes soient traitées de préférence en deux couleurs : rouge et noir, comme le modèle des Chasses de novembre, que je vous ai fait envoyer.Voulez-vous lui dire de m’en refaire une, de préférence au crayon noir Comté et au crayon sanguine ? Cela donnera plus de souplesse au dessin, que l’encre de Chine rend un peu dur. Mais il y a là un sens de la composition déjà très significatif.
    D’autre part le post-scriptum de votre lettre m’intéresse beaucoup. Le ravitaillement ici est fort pénible et je vous serais très reconnaissant de préparer immédiatement le plus grand nombre de provisions que vous pourrez trouver et que quelqu’un de la maison ira chercher sur place jeudi prochain (3).
    Je vous enverrai mon commis, Marcel, que vous n’avez peut-être pas connu, car il était à la guerre lors de votre dernier passage. Il fera sur place des expéditions en colis postaux et ramènera avec lui tout ce que vous pourrez trouver, aussi bien comme volailles, jambons, haricots, fromages de chèvres, etc. Dès que nous aurons reçu votre lettre d’accord, il partira. Il pourrait être à Parthenay jeudi prochain, par exemple, et revenir le vendredi.
    Ces envois seront répartis entre les collaborateurs de la maison, qui vous sauront gré de votre proposition magnanime. Si vous trouvez de temps en temps une livre de beurre, vous pouvez me l’envoyer par la poste, dans une petite boîte de bois ou de métal, avec la mention « provision ». Cela m’arrivera sans aucune difficulté.
    J’attends donc votre réponse, par retour du courrier et avant de vous expédier mon commis. Et je vous prie de croire, Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.

Robert Denoël

PS : J’envoie également l’exemplaire à Jean-Paul Vaillant.


1. Denoël a dû envoyer à Parthenay le volume de Laporte « reconditionné » pour servir de modèle au fils de Rogissart, et sans doute quelques exemplaires du Fer et la forêt dont la diffusion est restreinte en province.
2. Le tome 2 des Mamert est Le Temps des cerises, qui paraîtra en 1942 ; le tome 3, Les Semailles, parut en 1944.
3. Jean Rogissart sera, durant plus d'un an, le principal pourvoyeur en denrées périssables de Robert Denoël et de son personnel.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.