Robert Denoël, éditeur

1939

 

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 13 Janvier 1939

Cher Ami,

« Bagarres » est certainement un très curieux livre au sujet duquel j’aurais voulu vous écrire à tête reposée.

En ce moment, je suis débordé de travail, de soucis, occupé à résoudre mille difficultés.
    Je crois qu’il y a dans ce livre un parti-pris littéraire trop constant, en dépit de tout l’élan, de toute la force contenue que l’on y trouve. Je voudrais avoir l’occasion de passer quelques heures avec vous et de vous parler, manuscrit et crayon en main, pour vous expliquer mieux ce que je ressens. Vous devriez, une fois pour toutes, oublier Giono et vous débarrasser de cette influence par trop visible (1).
    Ces réserves faites, je crois que « Bagarres » est un livre à faire paraître dans une revue ou dans un périodique avant de le faire paraître en volume. Je vous expédierai bientôt le manuscrit avec des observations, mais donnez-moi du temps. D’ici quelques semaines, je vais être plus à même de vous renseigner fidèlement.
    Que cela surtout ne vous empêche point de terminer « Les Arnaud » (2), dont j’espère beaucoup. Vous savez que j’ai en vous la plus grande confiance. Je suis absolument certain de votre destinée littéraire. Ne vous inquiétez, ni de mon silence, ni de mes reproches. Ma certitude est faite, il n’y a plus entre vous et l’accomplissement qu’une question de temps.
    En toute amitié,

R. Denoël


1. Reproche récurrent fait à l'auteur depuis 1933.
2. C'est à coup sûr le meilleur livre de Proal, qui y travaille depuis quinze ans, et l'améliore sans cesse.
* Autographe : collection Mme Jean Proal

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 22 Février 1939

Mademoiselle,

Ayant dû déjà retenir pour notre programme de 1939 un nombre important de manuscrits de tout premier ordre, et recevant, d’autre part, un grand nombre d’œuvres émanant de nos auteurs déjà en contrat, je me vois dans l’obligation de ne pas retenir plus longtemps dans notre maison votre manuscrit, que j’avais cependant prévu, voici quelques temps, parmi ceux qui viendraient à réalisation aux environs d’octobre 1938.
   Les circonstances défavorables pour vous le sont aussi pour moi, car j’aurais eu le plus vif plaisir à voir « Corps à corps » (1) s’inscrire à notre catalogue.
   Il n’est pas dans les usages de la maison de le faire, et je ne veux pas, Mademoiselle, vous demander la collaboration financière relativement importante qui me permettrait de remettre à la disposition de « Corps à corps » la somme que j’avais prévue pour lui, et que des engagements antérieurs me font malheureusement reprendre à d’autres fins (2).
  Je suis tout à fait navré de ce contretemps mais je pense que vous voudrez tenter votre chance dans une autre maison d’édition, et je vous demande de me préciser si je dois vous retourner votre manuscrit à Anvers, ou le transmettre en votre nom à celui de mes confrères que vous choisiriez.
  Veuillez, Mademoiselle, croire à ma respectueuse sympathie, et agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Pour les Editions Denoël,

Le Secrétaire Littéraire,

François Dallet (3)


1. Le manuscrit de Corps à corps paraît avoir été proposé à Denoël dès1936. Evelyne Pollet lui avait déjà soumis en 1933 celui de La Maison carrée, qui fut refusé, malgré l'intervention du romancier-vedette de la maison, Louis-Ferdinand Céline. Ici encore Céline est intervenu : c'est ce qu'il écrivait à son amie en décembre [voir Lettres. Pléiade, 2009, lettre 38-36].
2. Il n'est pas dans les usages de la maison de proposer ouvertement un « compte d'auteur » mais c'est bien de cela dont il s'agit. La romancière a dû s'en plaindre auprès de Céline car il lui répond : « Il est arrivé à Denoël des choses très pénibles, et qui mettent sa maison déjà précaire, très en danger. Quant aux livres qu'il lance, je vous dirai par quels moyens ils voient le jour. » [Repris de : Lettres, Pléiade, 2009, lettre 39-2]. En aparté Evelyne Pollet m'assurait qu'elle avait accepté de payer une partie du tirage.
3. François Dallet [1914-1940] avait été embauché en octobre 1937 par Denoël, qui lui portait beaucoup d'affection. L'éditeur écrivait, le 19 décembre 1940, à Jean Rogissart : « J’ai perdu un collaborateur, un ami, presque un fils : François Dallet, tué le 6 juin à Soissons au moment où il conduisait un camarade blessé à l’ambulance ».
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 17 Mars 1939

Cher Ami,

Je serais vraiment ravi de vous voir le samedi, 1er avril. Venez donc me prendre au bureau vers midi, nous déjeunerons ensemble et j’aurai une partie de l’après-midi à vous consacrer (1).
    Bien cordialement,

Robert Denoël


1. Au cours de cette rencontre, les deux hommes ont évoqué Bagarres et Les Arnaud, dont Proal enverra les manuscrits à Denoël à la mi-avril. Le premier sera tranmis, sans succès, à Fayard pour sa collection « Les Œuvres Libres ». Denoël a probablement accepté celui des Arnaud mais, dès le 1er septembre, date de la mobilisation, il met sa maison « en veilleuse ». La publication du roman de Proal est reportée à 1941.
* Autographe : collection Mme Jean Proal

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 27 Mars 1939

Mon Cher Confrère,

Je viens d’avoir une conférence à votre sujet avec M. Denoël, et je puis vous rassurer quant aux diverses inquiétudes qui percent dans votre lettre.
    M. Denoël met, actuellement, la dernière main à la Société dont il vous avait parlé (1). Comme vous vous en doutez la chose n’a pu se réaliser en quelques jours, et les bruits de guerre de ces derniers temps nous ont encore retardés.
   De toutes façons, M. Denoël compte vous adresser prochainement de nouvelles tranches du règlement sur Mervale, et vous n’avez pas à craindre le moindre désavantage de ce côté (2).
   Votre manuscrit (3) est entre les mains de M. Denoël qui vous écrira à ce sujet. Il en a déjà fait, je crois, une première lecture et vous avez tout à fait tort d’être si impatient.
   Vous avez été gâté par la fortune pour votre premier livre ; ne soyez pas pessimiste pour le second ; il n’y a aucune raison que tout n’aille pas au mieux.
   Par contre « La Rose des sables » a été renvoyée à son auteur (4) avec un rapport assez sympathique du comité de lecture.
   J’espère avoir le plaisir de vous voir quelque prochain jour à Paris, et je vous prie de croire à mes sentiments les plus cordiaux.

Pour les Editions Denoël
    Le Secrétaire Général (5)

François Dallet


1. Depuis le départ de Bernard Steele, en janvier 1937, Denoël cherche un nouveau partenaire financier. Son voisin Robert Beauzemont, sollicité début 1938, ne s'est pas révélé fiable. En février 1939 Denoël a publié une brochure-bilan qui constituait un appel de capitaux, resté sans écho. Sa société créée en 1930 s'enfonce inexorablement dans une demi-faillite, dont il ne sortira que deux ans plus tard.
2. Rogissart pouvait légitimement s'inquiéter puisque son ami Jean-Paul Vaillant, directeur de la Société des Ecrivains Ardennais, avait, comme lui en septembre 1938, eu recours à son avocat Henri d'Acremont : « Méfiez-vous de Denoël. Il ne paie pas Rogissart, à qui il doit 30 000 francs, et notre Société est en procès avec lui », écrivait-il en juillet 1939 à André Dhotel.
3. Celui de Le Fer et la forêt.
4. Il ne s'agit pas d'Henry de Montherlant mais d'un ami ardennais de Jean Rogissart.
5. Dans une lettre du 22 février à Evelyne Pollet, François Dallet se donnait simplement le titre de « secrétaire littéraire ». Il est vrai que dans la brochure-bilan de février, cette fonction a été remplacée par celle de secrétaire général mais, le 13 juin, il redevient secrétaire littéraire.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 17 Avril 1939

Cher Ami,

Dès réception de votre manuscrit, j’ai écrit chez Fayard pour « Les Œuvres Libres » (1). J’attends la réponse qui ne saurait maintenant tarder. S’ils acceptent de le lire, c’est qu’ils ont de la place et, en ce cas, je ne doute pas du succès.
    Marie Mauron m’a écrit une lettre désolée, naturellement, car ce deuil est pour elle une véritable catastrophe, mais elle m’a promis de lire tout de suite « Les Arnaud » et de vous écrire à ce sujet (2). J’irai certainement vous voir à l’été.
    Bien amicalement,

R. Denoël


1. Depuis 1921 Fayard éditait sous ce titre un « Recueil littéraire mensuel ne publiant que de l'inédit ». C'est le manuscrit de Bagarres que Denoël a transmis à son confrère. Aucun texte de Proal n'est paru dans cette collection.
2. Le 15 avril, Proal a envoyé son manuscrit à Marie Mauron, qui venait de perdre un jeune frère mais, dès le 27 avril, elle lui répondait qu'elle avait écrit à Denoël : « Je lui ai dit ce que je pensais de ce livre : il est magnifique, si bien senti, écrit, composé, si puissant et si direct que je voudrais non seulement qu'il fût édité mais chauffé à blanc par lui. [...] Vos Arnaud sont authentiques humainement et artistiquement, ce que n'est pas Giono, et qu'il y aurait eu Les Arnaud et Proal, même si Giono n'avait pas existé. Denoël ne doit pas s'arrêter à ces rapprochements hâtifs de la mauvaise critique et il ne s'y est pas arrêté avec Daudet en ce qui me concerne. [...] Je ne suis pas le comité de lecture de Denoël mais de tout le poids de notre amitié de vous à moi, de moi à lui, nous allons peser avec conviction, dans la balance. Votre livre est magnifique. »
* Autographe : collection Mme Jean Proal
.

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 5 Juin 1939

Mon Cher Ami,

Je viens d’achever la révision de la seconde partie de Jean Mamert (1). L’ensemble forme un tout excellent et qui retiendra l’attention d’un public que je souhaite très étendu.
    Ce public ne sera pas séduit immédiatement mais votre livre restera comme un document très probe, très minutieux, sur une période de la vie ouvrière fort mal connue. Par conséquent, c’est un ouvrage qui gagnera des couches de lecteurs d’année en année et qui fera un excellent livre de fond, quel que soit son premier succès.
    Je vous serais toutefois reconnaissant de bien vouloir étudier cette seconde partie, comme vous avez étudié la première. De trop nombreux passages sont encore schématiques et écrits dans un style un peu haché, qui en rendent la lecture non pas difficile mais fatigante. Il faudrait aussi que vous donniez à la fin même provisoire, une ampleur plus grande, de manière à donner au lecteur l’impression d’un cycle qui se ferme. Ne craignez pas d’ajouter une dizaine de pages si c’est nécessaire. Vous avez très bien compris mes suggestions sur la première partie, je ne doute pas que vous meniez à bien, et même à très bien, cette seconde partie.
    Je m’excuse très vivement d’avoir gardé si longtemps votre manuscrit, mais je suis littéralement débordé de travail. Les difficultés accrues qui se sont élevées à l’occasion des menaces internationales me rendent l’existence commerciale extrêmement dure. Je vous remercie de la patience dont vous faites preuve à mon égard (2). Croyez bien qu’elle sera récompensée.
    Je pourrai sortir votre livre dans la seconde quinzaine de septembre, si vous m’en remettez le texte corrigé dans le courant de juillet (3). Je vous retourne les deux parties, afin d’éviter les corrections typographiques inutiles : c’est pour que vous rétablissiez en minuscules tous les noms propres, qui s’y trouvent encore en capitales. Ce n’est pas l’usage de laisser les noms propres saillir de la page.
    J’attends de vos bonnes nouvelles, et vous prie de croire, Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël


1. Sous-titre du Fer et la forêt.
2. Denoël se trouve dans le plus grand embarras financier et ne peut régler à l'écrivain les droits qui lui sont dûs. Dans son journal, Luc Dietrich note, à la date du 19 juin : « Vois Denoël qui me demande de taper Arlette de dix sacs, ce que je fais. Denoël content. » Arlette, l'amie de Dietrich, est une prostituée et Denoël ne l'ignore pas. Le 7 octobre Dietrich écrit : « Vois Denoël qui peut rendre un sac pour le truc d'Arlette. J'aime le courage de Denoël. »
3. Dans L'Intransigeant du 15 août, Gaston Picard écrit qu'il a rencontré Rogissart sortant de chez son éditeur, à qui il vient de remettre son manuscrit.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 13 Juin 1939

Madame,

M. Denoël m’informe qu’il veut amplifier son programme de l’été et l’automne prochains, et il me demande, pour cela, quelques nouveaux manuscrits.
  Il me prie notamment de vouloir bien lui procurer, parmi les manuscrits dont nous nous sommes déjà occupés, ceux pour lesquels je lui avais fait les rapports les plus nettement élogieux.
  Le premier dont il me parle est « Corps à corps ». Comme vous le savez, je me suis dessaisi de ce manuscrit, et j’ai donc informé M. Denoël que « Corps à corps » n’était plus en notre possession (1).
  La correspondance que nous avions échangée et le grand intérêt que j’avais pris à votre ouvrage me font croire que nous souhaitons de part et d’autre une édition rapide de « Corps à corps ».
  Auriez-vous l’occasion de passer à Paris ? M. Denoël et moi-même serions tout particulièrement heureux de faire votre connaissance, et de vous dire de vive voix combien nous avons regretté de n’avoir pas de place dans notre programme au moment où nous avons tenu votre roman.
   Ne croyez pas, Madame, que la proposition que je vous fais aujourd’hui témoigne d’une modification dans nos jugements. Elle n’est que le signe d’un changement dans nos possibilités, élargies du fait que les auteurs déjà en contrat, et qui nous avaient fait retenir des dates pour la publication des ouvrages qu’ils devaient nous remettre autour du mois de mai, ne nous ont livré que des œuvres impubliables sans modifications profondes.
  Nous serions, Madame, particulièrement heureux de rentrer en rapport avec vous. Et nous vous prions de croire à nos sentiments distingués.

Pour les Editions Denoël,
    Le Secrétaire littéraire

François Dallet

1. François Dallet a dû renvoyer le manuscrit à son auteur, comme il le proposait le 22 février. Evelyne Pollet l'aura renvoyé ensuite rue Amélie, puisque l'ouvrage est mis à l'impression en septembre.
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Irène Champigny


[Lettre à en-tête : Radio-Azur, Y. Popovitch, B. Steele successeur ; 26 rue de la Buffa à Nice]

Sans date [29 juin 1939]

[...] voici ce que je puis te dire de mon beau domaine (1) : il s'appelle « St. Pierre et Ruban Vert » (parce que sur 2 communes). Le bout principal (St. Pierre) est sur la commune de TOURTOUR (ancien camp romain : Tortorius, situé sur la Voie Ansélienne qui va de Flaysse - lat. Fayssacum, a Crups.) L'autre bout est aux Ampus (origine inconnue de moi). [...]

Et que de métamorphoses tu a vues chez moi - août 1930, février 1936, juin 1938, juin 1939. Vois les étapes : simulacre de vie de 1930 à 1936 - agonie de 1936 à 1938 - renaissance en 1939. Et toi, à quelques mois de décalage, tu as suivi une voie parallèle. [...]

Bernard


1. Bernard Steele a acheté ce domaine le 6 juin 1939.
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

À Irène Champigny


[Lettre à en-tête : Radio-Azur, Y. Popovitch, B. Steele successeur, à Nice]

26 rue de la Buffa - Nice, le 12/7/39

[...] mon premier contact avec la pleine campagne française a eu lieu à Mézels. Je pense t'avoir souvent parlé de la très forte impression que j'ai ressentie lorsque, pénétrant pour la première fois sous ce toit, je te vis assise dans ta cheminée. Depuis lors, bien des liens se sont noués dans cette maison - sous ton égide, j'ai appris à connaître pourquoi j'aime notre terre, et peut-être, comment il faut s'y prendre pour être aimé de retour. Or, toi, la maison, le jardin, la rivière, tout le Lot, et par-delà - tout cela forme pour moi une synthèse, a la valeur d'un symbole. [...]

Mon intention est la suivante - je veux planter, sur trois terrasses à côté de la maison, des pêchers, des pruniers et des pommiers. Je pense pouvoir en caser 2 ou 3 cents. Je remplacerai les cerisiers, et peut-être achèterai-je une mince bande de terre à mon voisin, où se trouvent une vingtaine d'oliviers. [...]

Ce petit programme me tiendra tout l'hiver - avec les travaux de la maison, et l'achat du matériel agricole. Si j'ai le temps, il me faudra aussi construire un poulailler, daller la cour (avec les dalles plates de ma carrière) et cimenter par terre dans l'écurie. Après cela... enfin, il y a du travail pour toujours (1).

Je veux aussi mettre au moins un hectare en lavande - deux, si possible - sur le plateau. Puis, les ruches, car il me faut des abeilles - actuellement, un essaim a son domicile dans une des fenêtres de la tour ronde - entre carreaux et volet ! C'est bien gênant, à cause du maçon. Ton idée de tenir un journalier est excellente - je la mets en pratique dès ce soir.
    La littérature, je m'en balance, mais il me semble qu'un tel journalier était tout d'abord un excellent aide-mémoire, et me fera plaisir à parcourir par la suite. [...]

Bernard


1. Bernard Steele est tombé amoureux de la terre française en 1933, chez Champigny. Il aime la radio, il a aimé la littérature, et il se voit désormais propriétaire terrien : il en a les moyens. S'est-il fixé pour autant ? Le 18 avril 1940, il écrit à Champigny : « Je pense me lancer dans une nouvelle affaire. J'aimerais de mettre un gérant à Radio-Azur, et de monter une affaire de transports et camionnage dans le Var, avec 4 ou 5 grands et petits camions. La chose est d'actualité, et répond à un besoin. » Bernard Steele sera toujours un homme d'affaires : si la guerre ne l'avait éloigné de la France, il aurait multiplié les entreprises, mais en aucun cas, ne serait revenu à la littérature. Il racheta bien, après la guerre, les Editions du Mont Blanc, mais cette maison d'édition suisse ne publiait que des ouvrages de psychanalyse, ce qui fut toujours sa grande passion.
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 17 Juillet 1939

Cher Ami,

J'ai fait porter aujourd'hui la somme de DEUX MILLE FRS à Me SAUDEMONT (1), représentant les dommages et intérêts auxquels nous sommes condamnés par la 12e chambre (2). Je débite donc votre compte de MILLE FRANCS, puisque nous partageons cette somme par moitié (3).
    Bien cordialement à vous,

[Robert Denoël]


1. L'avocat parisien André Saudemont [1900-1970] avait défendu Céline devant la 12e Chambre correctionnelle de la Seine. Il habitait 25 rue d'Alésia, dans le XIVe arrondissement.
2. Céline et son éditeur ont été condamnés le 21 juin pour diffamation, au terme d'une procédure initiée par le Dr Pierre Rouquès [1900-1952], qualifié de juif dans L'Ecole des cadavres, ce qui, dans le contexte polémique du livre, fut jugé diffamatoire.
3. L'auteur et son éditeur sont, devant la loi, co-responsables des textes qu'ils publient, mais c'est l'éditeur qui est condamné aux dépens : ici, 587,60 francs. Le montant des dommages et intérêts s'élève à 4 400 F, assorti d'une amende de 2 000 F.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

Jugement du 21 juin 1939     Notification du Bureau des amendes, 12 décembre 1939    Reçu du Bureau des amendes, 15 décembre 1939

 

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 31 Juillet 1939

Cher Monsieur,

Monsieur Denoël vous a remis le 27 Ct, un effet accepté au 15 Octobre prochain de Frs : 8.988 (1) dans le décompte duquel il a commis une erreur de 1.000 frs (2).
    En effet, ce compte s'établissait comme suit :


    Compte « MORT A CREDIT »......................................................... Frs : 6.345
          ”       « VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT ».................................         4.843,80
                                                                                                                  _________
    Total...............................................................................................       11.188,80

A déduire :
                            1/2 de l'amende de 4.400.................. 2.200
                            1/2 affaire Rouquès 2.000................. 1.000
                                                                                    _______
                                                                                                                      3.200
                                                                                                                  _________
                                                                                                                      7.988,80

Il y a donc une rectification à faire sur le prochain relevé de comptes.
    Veuillez agréer, Cher Monsieur, nos sincères salutations.
    Les Editions Denoël
    Le Chef de la Comptabilité

[Auguste Picq]


1. Le 27 juillet Denoël a envoyé à l'auteur une lettre de change de ce montant, à l'ordre de la Lloyds Bank, boulevard des Capucines, encaissable le 15 octobre. Cet effet n'ayant pas été couvert à temps, un protêt est établi le 18 octobre. Une dénonciation de saisie arrêt et assignation, par l'éditeur, est enregistrée le 6 novembre, mais une contre-dénonciation a lieu le 8 novembre, à la requête de l'auteur. L'action de Céline envers son éditeur est plus violente encore que celle de 1936 [voir la lettre de Denoël du 28 octobre 1936].
2. Note manuscrite du comptable : « Retenus s/relevé du 6/2/40 ».
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Evelyne Pollet


[Carte-lettre à l’en-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 16-9-39

Chère Madame,

Votre livre « Corps à corps » est composé mais évidemment nous devons suspendre toute publication pendant un certain temps (1). Prenez patience comme nous. La situation est en apparence inextricable mais nous ne désespérons pas d’arriver prochainement à une solution.
    Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments respectueux.

R. Denoël

P.S. : Le Dr Destouches est toujours à Paris (2).



1. La France a mobilisé le 1er septembre 1939. Deux jours plus tard elle déclare la guerre à l'Allemagne.
2. Céline a ouvert, pour quelques semaines, un cabinet de consultations à Saint-Germain-en-Laye.

* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 22 Septembre 1939

Cher Monsieur Rogissart,

Evidemment tout mon programme est par terre. Je pense qu’il faudra quelques mois avant que je reprenne une activité à peu près normale (1), mais je ne désespère cependant pas d’y parvenir.
   Je pensais, étant donné votre situation de famille, que vous ne seriez pas mobilisé (2). Puisque vous avez des loisirs, n’hésitez pas à travailler. Je ne veux pas désespérer. Le travail peut pour vous être extrêmement profitable. Continuez donc votre livre pour autant que vous puissiez vous abstraire de ces incroyables événements. Dès qu’il y aura une possibilité quelconque d’activité normale, je remettrai les livres sur le chantier.
   Croyez, Cher Monsieur Rogissart, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël

PS : Si je puis quelque chose pour vous, de quelque façon que ce soit, sauf provisoirement au point de vue matériel, n’hésitez pas à faire appel à moi.


1. Dans L'Intransigeant du 8 septembre on lit : « Chez Denoël, l'éditeur reste à peu près seul dans sa maison ; il se consacrera surtout désormais à des publications d'actualité ». La plupart des membres de son personnel et de ses auteurs sont en effet mobilisés.
2. Jean Rogissart est père de cinq enfants.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 26 Septembre 1939

Mon Cher Ami,

Cela m’a fait bien plaisir de recevoir de vos nouvelles. Ma maison est en veilleuse : tous les auteurs, ou presque, mobilisés (1) ; le personnel mobilisé ou liquidé. Nous attendons. On parle beaucoup dans les journaux d’une reprise des affaires, mais je crains fort que cela soit plutôt de l’ordre des espérances que des réalités.
    J’ai de la difficulté à entreprendre quelque chose, faute de finances d’abord, faute de certitude du lendemain ensuite. Je ne sais pas encore si la Belgique ne sera pas menacée sous peu. En ce cas, je devrais tout abandonner. Vous dire quelles seront mes intentions, c’est bien difficile, on est là encore c’est certain, mais je crains fort que l’on éprouve de sérieuses difficultés à publier autre chose que des brochures de circonstances pendant quelques mois. Tout mon programme d’éditions est remis à une date très ultérieure (2).
    Donnez-moi de vos nouvelles. Et dites-moi si je peux quelque chose pour vous en quelque façon.

Bien affectueusement,

Robert Denoël


1. Proal est lui-même mobilisé : la lettre est adressée au maréchal des logis Jean Proal, Hôpital Complémentaire à Cannes.
2. Entre septembre 1939 et mai 1940, Denoël publiera essentiellement des brochures patriotiques dont la revue Notre Combat. En novembre, il sortira discrètement La Rose de la mer de Paul Vialar, qui obtiendra le prix Femina en décembre, et trois « livres de guerre » début 1940, tous publiés à son nom personnel et portant l'adresse de sa librairie, avenue de La Bourdonnais, ce qui signifie que sa maison d'édition, rue Amélie, a été mise en veilleuse durant plusieurs mois.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 27 Octobre 1939

Chère Madame,

  Je crois très sincèrement qu’au printemps l’édition aura repris une marche normale. Par conséquent, nous pourrons très aisément sortir votre livre. Gardez donc les épreuves quelque temps encore. Vous pourrez sans risque nous les envoyer par poste recommandée.
  Céline a téléphoné aujourd’hui, paraît-il, mais je ne l’ai pas eu. Il n’est pas mobilisé et essaye de se débrouiller comme médecin (1).
  Veuillez agréer, Chère Madame, l’expression de mes sentiments respectueux.

R. Denoël


1. Céline s'engagera le 11 décembre comme médecin de bord sur un paquebot réquisitionné.

* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

 

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 23 Novembre 1939

Chère Madame,

Il m’est impossible de sortir votre livre pour la Noël. Ce serait même, à mon avis, très dangereux, malgré les tentatives que font plusieurs de mes confrères (1). Je crois qu’il vaut beaucoup mieux prévoir la fin de janvier pour une publication. Je ne manquerai pas de vous prévenir plusieurs semaines à l’avance de la date exacte de la sortie du livre.
  Veuillez agréer, Chère Madame, je vous prie, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël


1. Quelques livres sont en effet parus depuis la guerre : un chez Flammarion en octobre, un chez Gallimard et trois chez Grasset en novembre. Denoel ne parle pas de ses propres ennuis de trésorerie, qui rendent aléatoire toute publication littéraire d'importance. Le 29 novembre, Céline écrit à sa secrétaire : « Je ne parle pas de Denoël... dans le coma... » [Repris de : Lettres, Pléiade, 2009, lettre 39-39], sans lui parler de son assignation, trois semaines plus tôt. Le 23 décembre il y revient encore : « Denoël est mort - pécunièrement - en ce qui me concerne. » [Lettres, Pléiade, 2009, lettre 39-46].
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.

 

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 9 Décembre 1939

Cher Monsieur,

Votre livre est de ceux que je veux éditer le plus rapidement possible. Je pense reprendre très prochainement la composition et vous envoyer des épreuves dans les premiers jours de janvier. Nous pourrions paraître à fin février et nous inscrire très naturellement pour la compétition de décembre, ou même pour le « Prix de la Renaissance ».
    D’autre part, les récents succès de Vialar et de Malaquais (1) vont me donner quelques disponibilités dans le courant de janvier et à ce moment, je commencerai à vous faire des versements réguliers sur vos droits.
    Je vous remercie bien vivement de votre lettre dont j’ai aprécié l’amical sentiment. Merci, en outre, de votre aimable pensée pour Mme Denoël. Et croyez, Cher Monsieur, je vous prie, à mes sentiments tout dévoués.

R. Denoël


1. La Rose de la mer a obtenu le 5 décembre le prix Femina. Les Javanais a été couronné le lendemain par le prix Renaudot.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Evelyne Pollet


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 28 Décembre 1939

Chère Madame,

Je vous remercie bien vivement de votre aimable lettre. Si vous pouviez venir à Paris à fin février, ce ne serait pas inutile pour le lancement de l’ouvrage (1). Je vous enverrai, dès que vous le désirerez, une lettre officielle vous confirmant nos accords pour la sortie du livre et la nécessité de votre présence sur place.
  Veuillez agréer, Chère Madame, je vous prie, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

R. Denoël


1. En mars 1940 Denoël annonce dans Marianne la publication « incessante » de cinq ouvrages (mais pas celui d'Evelyne Pollet) dont aucun ne verra le jour avant plusieurs mois.
* Autographe : collection Mme Evelyne Pollet.