Robert Denoël, éditeur

 

1937

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Samedi [début janvier 1937]

Chère Amie, c’est le sort des voyageurs de ne jamais recevoir de lettres. Je vous ai écrit six ou sept fois. Vous n’avez reçu qu’une lettre, j’en suis vraiment désolé. J’ai eu de vos nouvelles par une Madame Pelot ou Penot de Tahiti, une bonne grosse fille qui vous adore. Mais c’est tout.

Il y a eu du bouleversement depuis votre départ. Disparition de Denoël et Steele qui ont fait place à Denoël (1), des prix littéraires (2), de grands progrès. Les Editions seront stabilisées à la rentrée. Cécile ne va toujours pas fort, des accidents de santé mais heureusement un moral délicieux. Billy est entré dans la grande réussite. Il fait ma joie autant que le petit, qui est vigoureux et gai.
    Je me suis occupé de vos affaires, comme vous le savez sans doute. Lundi, je vous enverrai le solde de votre argent. Je ne sais pas cet après-midi ce que je vous dois encore. Ce doit être plus de deux mille francs : je vous enverrai le décompte exact.
    Ne m’en veuillez pas si je ne vous en dis pas plus long. J’ai deux personnes qui m’attendent. Et je suis noyé dans un déluge d’affaires : je n’ai jamais tant travaillé ni d’une manière aussi efficace. Bientôt je serai délivré d’un passé très lourd. Mais cela ne va pas sans une fatigue terrible.
    Savez-vous que Barjavel est heureux, marié et qu’il sera bientôt père (3) ?
    Je vous embrasse tendrement, Chérie, et me réjouis de vous revoir bientôt, toute pleine d’histoires et, je l’espère, d’affection.
    Bien affectueusement,


    Robert


1. Officiellement depuis le 31 décembre 1936.
2. Les Editions Denoël et Steele ont remporté trois prix littéraires, l'année précédente : le prix Renaudot pour Les Beaux Quartiers d'Aragon, le prix Femina pour Sangs de Louise Hervieu, le prix Interallié pour Les Chasses de novembre de René Laporte. Denoël n'a pas lésiné sur les épithètes pour le faire savoir dans Les Nouvelles Littéraires du 12 décembre : « Le Trust du succès ».
3. René Barjavel et Madeleine de Wattripont se sont mariés le 10 octobre 1936. Leur premier enfant naîtra en mai.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Louis-Ferdinand Céline

14 Janvier 1937

Monsieur,

Comme suite à votre demande, nous vous informons que nous vous avons réglé au cours de l'Exercice 1936
    Francs : 88.308,35
    au titre de droits d'auteur sur vos ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.
    Veuillez agréer, Monsieur, nos sincères salutations.
    Le Chef de la Comptabilité

[Auguste Picq]


* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Irène Champigny

Vendredi 29 janvier [1937]

Champigny bonne, bien sûr, et chérie (vous le pensez !), vous seriez bien en droit de vous plaindre de mes procédés ou plutôt de mon absence de procédés à votre égard. Plaignez-vous mais plaignez-moi de n’avoir pu répondre à de si bonnes lettres, à tant d’affection venue d’Outre-Mer et d’outre-océans (1). J’ai fait du toboggan toute l’année, sans reprendre haleine. J’en étais trop étourdi, trop chahuté pour pouvoir vous écrire. Jamais je n’ai connu pareille bousculade. C’est à peine si je commence à respirer. En quelques mots, l’année s’était révélée désastreuse : mévente du livre, mévente du Document (2), difficultés avec Steele, solitude complète plusieurs mois, Cécile à Nice se soignant, pas de vacances et une lutte d’une âpreté sans égale pour subsister.
    Puis tout s’est lentement arrangé. Cécile est revenue en meilleure santé, Bernard a liquidé ses complexes, nous nous sommes séparés le plus aimablement du monde et je continue seul à mes risques et périls l’affaire des éditions. Les accords étaient à peine signés que j’obtenais trois prix littéraires qui rétablissaient en partie une situation fort triste (3). Et depuis, les choses ne vont pas trop mal. De plus en plus de travail, mais la certitude d’étaler en deux ans. Vers 39 l’affaire sera assise et je pourrai songer à une vie moins « à hurler ».
    Le gosse prospère. Il est vivant, gai. On le trouve beau. Barjavel s’est marié, va avoir un enfant. Sa femme est gentille, un peu triste, 20 ans je crois, plutôt jolie. Il n’est pas malheureux, se donne du mal et petit à petit se fera une place. Et toujours le meilleur fils du monde.
    Beckers a toujours les yeux et les réflexes aussi lents mais il a divorcé (4). Serge (5) apparaît une fois par trimestre dans mon bureau, tumultueux, hilare, plein d’affection, d’idées ingénieuses et des symphonies dans toutes ses poches. Je rencontre parfois Doyon (6) et nous parlons de vous sur un ton amical, avec un peu de vinaigre mais pas de fiel. Denise Séverin-Mars a grossi. Béatrice Appia, ravagée par la mort de Dabit, est partie cacher son étrange douleur à Dakar (7).
    Christian peint des décorations pour l’Exposition. Il est front populaire en diable, comme tous les artistes, comme la plupart des écrivains. Il n’y a plus de milieu. On est pour ou contre. On [un mot illisible] l’affaire Dreyfus. Tout cela m’amuse toujours autant. Je continue à publier communistes et royalistes avec plaisir et sans aucune sorte de cynisme.
    Quand rentrez-vous ? Est-ce vraiment au printemps ? J’ai touché sans trop de difficultés vos 4.000 francs de sinistre. J’ai fait les envois demandés et expédié les Proust à vos amis. Voulez-vous que je garde le solde de l’argent ou sinon voulez-vous que je vous l’expédie ? J’attends vos instructions. Et je vous embrasse. Au revoir. Le quart d’heure de récréation est terminé.

Tendrement


    Robert


1. Champigny, rentrée de Nouvelle-Calédonie depuis quelques jours, est bientôt repartie ailleurs, pour plusieurs mois.
2. Le dernier numéro du Document, consacré au parti radical-socialiste, est paru en octobre 1936. Denoël en publiera encore trois, en avril et mai, avant d'en céder les droits à Max Dorian, qui fera reparaître la revue en février 1938.
3. Les trois prix littéraires évoqués plus haut ont été décernés les 8 et 9 décembre. Les cessions de parts de la Société des Editions Denoël et Steele datent du 30, mais il est probable que des accords écrits les avaient précédées.
4. Robert Beckers [1904-1980], son ami liégeois, avait épousé Juliette Geneste le 7 août 1929.
5. Le musicographe Serge Moreux [1900-1959] a rencontré Denoël en mai 1928. C'était un ami de Champigny.
6. Denoël paraît avoir rencontré René-Louis Doyon [1885-1966] en 1935, toujours grâce à Champigny. Le vieil éditeur se débat alors dans des difficultés financières dont Denoël le sortira provisoirement, en lui faisant une place dans sa maison d'édition, et en distribuant la plupart de ses publications.
7. Depuis la mort d'Eugène Dabit, Béatrice Appia a beaucoup voyagé en Afrique. C'est au cours d'un séjour à Conakry qu'elle rencontre Louis Blacher, gouverneur de Guinée, qui l'épousera en octobre 1938.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Luc Dietrich

Paris, le 3 février 1937 (1)

Mon cher Luc,

Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre mais j’ai été bien bousculé ces jours-ci. Voici les deux mille francs convenus. Dès que vous pourrez me voir faites-moi un signe.
    Bien affectueusement,


    R. Denoël.


1. Lettre recopiée par Luc Dietrich.
* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

À Louis-Ferdinand Céline

8 Mars 1937

Monsieur,

Nous avons l'avantage de vous remettre, sous ce pli, les relevés de vos comptes MEA CULPA et MORT A CREDIT arrêtés au 28 Février 1937 et présentant respectivement un solde en votre faveur de :
    Mea Culpa........................................................ Frs : 8.998,15 payable le 15 courant
    Mort à crédit..................................................... "     22.207,50      d°         31 courant
    Espérant être d'accord, nous vous prions d'agréer, Monsieur, nos sincères salutations.
    Les Editions Denoël et Steele
    Le Chef de la Comptabilité

[Auguste Picq]


* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

18 Mars 1937

Cher Monsieur,

Nous avons l'avantage de vous remettre, sous ce pli, les deux relevés que vous nous avez demandés (1) concernant le « VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT » et « L'EGLISE » :

Pour LE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT, nous avons à vous régler la somme de .................................. 1.671,84
    Pour L'EGLISE, nous avons à récupérer................................................................................................... 1.582,20
                                                                                                                                                                     __________
    Nous restons donc vous devoir une somme de.........................................................................................      89,64

Nous espérons qu'après examen de ce compte, vous voudrez bien vous dire d'accord.
    Dans cette attente, nous vous prions d'agréer, Cher Monsieur, nos sincères salutations.
    Pour les Editions Denoël & Steele,
    Le Chef de la Comptabilité :

[Auguste Picq]


1. Au lendemain de la lettre du 8 mars, Céline a écrit au comptable : « Je vous serais fort obligé de m'envoyer par retour les comptes « Voyage » et « Eglise » que je ne trouve pas dans votre lettre ? et que j'avais demandés à Mr Denoël. » Au reçu de la présente, il revient à la charge : « Je ne suis pas encore d'accord avec vous au sujet de mes comptes. Je le serai quand j'aurai touché les 22.000 et qq francs fin de ce mois - et aussi les 3/4 Mea Culpa qui sont échus à la même date. » [Repris de : L'Année Céline 2002, pp. 13 et 14].
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël et Steele
Paris VIIe - 19, rue Amélie

Paris, le 26 mars 1937

Cher Ami,


  Envoyez-moi donc votre manuscrit (1). Vous savez que cela me fait toujours plaisir de connaître un nouveau livre de vous. Cela me sera d'autant plus agréable que les Editions Denoël et Steele n'existent plus : elles ont fait place aux Editions Denoël (2).
  Très amicalement à vous,

Robert Denoël


1. Celui de Jeu d'ombres.
2. Officiellement depuis le 31 décembre 1936.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature.

 

À Louis-Ferdinand Céline

12 Avril 1937

Cher Ami,

Veuillez trouver, ci-inclus, une chèque de frs : 89,65 en règlement des droits restant dus sur le compte « EGLISE » (1).
Quant au règlement du compte « MEA CULPA », il vous sera adressé à fin avril. Je vous rappelle que nous étions d'accord pour ce règlement puisqu'au dernier relevé (2), vous n'avez élevé aucune objection. Pensant être d'accord avec vous, j'ai prévu ce règlement pour la fin courant.
    Si j'avais su que vous teniez absolument à ce règlement (3) et que vous m'en eussiez averti plus tôt, j'aurais pris mes dispositions pour vous donner satisfaction. Je n'ai aucun intérêt personnellement à garder de l'argent qui vous appartient. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a deux sortes d'accords : les accords écrits et les accords tacites.
    Je regrette de ne pouvoir mieux faire que de m'en tenir pour le moment aux seconds.
    Avec mes meilleurs sentiments.

[Robert Denoël]


1. Voir la lettre d'Auguste Picq du 18 mars.
2. Voir la lettre d'Auguste Picq du 8 mars.
3. Le 31 mars Céline lui a écrit : « Dans le feu des ventes on a oublié de me donner mes comptes Mea culpa, à régler précisément aujourd'hui. Votre comptabilité veut-elle se mettre en devoir de combler ma triste curiosité ? » [Repris de : Tout Céline 1, 1981, p. 109].
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

13 Avril 1937

Cher Ami,

J'ai fait préparer 1.000 exemplaires de MEA CULPA qui n'attendent que l'adresse du destinataire pour être livrés (1). La facture s'élève à 4.500 frs.
    J'accepte évidemment votre proposition de règlement comptant et, si vous le voulez, vous n'avez qu'à m'envoyer un chèque de la somme en règlement. Il me paraîtrait pourtant plus simple de déduire ces 4.500 frs des 8.667 frs que je vous dois. De la sorte, je vous enverrais une traite, non pas de 8.667 frs mais de 4.167 frs, pour solde de tous comptes à ce jour.
    Dites-moi, par retour du courrier, quelle est la solution qui vous agrée le mieux (2).
    Bien à vous,

[Robert Denoël]


1. Voir le relevé du 30 avril.
2. Céline préférera le chèque de 8.667 francs (voir la lettre du 15 avril, ci-après).
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

15 Avril 1937

Cher Ami,

Veuillez trouver, ci-inclus, une traite de frs : 8.667 acceptée à fin avril, en règlement de vos droits d'auteur sur MEA CULPA.
    Veuillez agréer, Cher Ami, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

[Robert Denoël]


* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

30 Avril 1937

RELEVÉ

Fourniture de 1.000 « MEA CULPA » à....... 7,50.......4,50....... 4.500
à répartir comme suit :

900 ex. à M. le Secrétaire Général du Comité de Prévoyance et d'Action Sociale - 98, Bd Malesherbes (1)
      50 ex. à Monsieur ARNOLD - Laboratoires Cantin à Palaiseau (2)
      50 ex. à vous-même
______
1.000 ex.
Frais de port pour envoi du colis de Palaiseau..........................         9
                                                                                                 ________
TOTAL NET.............................................................................    4.509 frs


    En votre règlement,

[Auguste Picq]


1. Organisme de propagande patronal fondé le 15 septembre 1936 en réaction au Front populaire, avec, à sa tête, l'ancien ministre des Finances Louis Germain-Martin [1872-1948]. Il combattait la CGT en multipliant les conférences et les brochures anti-communistes.
2. René Arnold [1892-1944], directeur des Laboratoires Cantin, 106 rue de Paris à Palaiseau, employait le Dr Destouches comme collaborateur médical depuis le 12 juin 1931.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Irène Champigny

Sans date [printemps 1937]

Je ne vous écris pas aujourd’hui, trop fatigué, trop « sous pression ». Mais j’ai été sensible, très sensible à votre lettre. J’attends d’être dans le climat favorable pour vous répondre.
    Aujourd’hui nouvelle demande de consultation. Il s’agit d’un jeune juif, 27 ou 28 ans, je crois. Voulez-vous me donner votre avis par retour ?
    Merci ! Je prends goût à la graphologie, à la vôtre plus particulièrement.
    Au revoir, je vous embrasse


    Robert


* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël et Steele
Paris VIIe - 19, rue Amélie

Paris, le 10 mai 1937

Cher Ami,


  Je suppose que vous n'avez pas attendu mon verdict, si j'ose dire, pour donner votre livre à l'impression (1). Je n'ai encore fait que parcourir le manuscrit. J'attends quelques jours de loisirs pour le lire et le goûter à mon aise. Mais, dès maintenant, je me dis d'accord pour le publier de la manière aimable dont vous me l'avez proposé (2).
  En surveillant la fabrication vous-même, vous me donnerez j'en suis sûr un livre parfait, que je serai heureux et fier de publier sous ma nouvelle firme.
  Très amicalement,

Robert Denoël


1. Jeu d'ombres, comme Signes de vie l'année précédente, est imprimé par IMIFI, l'imprimerie bruxelloise où Mélot du Dy a travaillé entre 1916 et 1922, et dont Ernest Mélot, son père, est directeur.
2. On ne connaît pas les termes de l'accord passé entre Mélot et Denoël pour l'édition de ses trois recueils mais une participation financière du poète est probable, au moins pour le dernier.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël et Steele
Paris VIIe - 19, rue Amélie

Paris, le 14 mai 1937

Cher Ami,


  L'expression « JEUX D'OMBRES », au singulier ou au pluriel, n'est pas une création d'ordre littéraire. Par conséquent, l'état actuel de la législation en ce qui concerne la propriété du titre vous autorise à l'employer (1). N'ayez donc aucune inquiétude à ce sujet.
  Je suis aussi tout à fait d'accord avec vous pour que le livre paraisse en octobre (2).
  A bientôt de plus amples nouvelles.
  Croyez-moi, votre tout dévoué,

R. Denoël


1. Un ouvrage portant ce titre avait paru chez Messein en 1936. Par prudence Mélot choisit le singulier, qui n'avait pas été utilisé.
2. Le recueil, achevé d'imprimer en décembre, paraîtra en mars 1938.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature.

 

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [mai ou juin 1937]

Oubli, abandon, non pas mais une activité redoublée. Je suis à la cave et au grenier, au salon et à la cuisine, en même temps, bien entendu. C’est une gymnastique du genre épuisant mais j’y résiste fort bien. Comme toujours, après avoir touché le fond des pires difficultés, je reprends pied et je pense arriver à un certain équilibre pour la fin de cette année. Mais que d’émotions !

R.L.D. (1) est un collaborateur actif, gentil, d’une intelligence, érudition, etc... que vous connaissez. Il s’est bien installé et cela marche. Deux autres collaborateurs nouveaux au surplus, bientôt trois (2). La maison bouillonne. Il ne reste plus qu’à trouver de l’argent, la piste est chaude !
    Le fils est revenu grossi, grandi, bavard et séduisant. Cécile va beaucoup mieux, reprend le dessus, peut-être cela sera-t-il définitif. Billy est à l’hôpital tous les jours (3), Barjavel travaille comme un ange, attend un héritier (4) et s’est fait couper les cheveux.
    Bref tout va bien et je n’ai pas de rhumatismes. L’été a été chaud, souvent pénible. J’attends l’hiver sans affolement. (Mais si vous avez un associé jeune, actif et argenté, n’hésitez pas). Je vous embrasse en courant.


    Robert


1. René-Louis Doyon a, officiellement, été engagé par Denoël le 2 août 1937, mais des pourparlers étaient en cours depuis deux mois. En juin 1937 il écrit à son amie Champigny : « je vais tout à l'heure chez Denoël avec qui nous sommes d'accord sur des points différents ; d'abord mon entrée ferme chez lui, ensuite mon travail entrepris (et qui s'étend) sur un essai d'argot typographique du pauvre et amenuisé Chautard. On va en faire quelque chose de propre et d'habile. Enfin nous sommes d'accord sur la vente à sa librairie d'un fonds de livres préparés pour un tiers, qui a claqué à la dernière minute sur un engagement de 25.000 francs. » Le Glossaire typographique d'Emile Chautard paraîtra en novembre. Les ouvrages publiés par les Editions de la Connaissance [51 titres] seront incorporés au fonds des Editions Denoël dans le catalogue imprimé en décembre, mais disparaîtront des listes publiées par la suite chez Denoël. Doyon a quitté, assez brusquement, la rue Amélie en 1938. Est-ce que Denoël lui avait racheté son fonds ou l'avait-il seulement distribué ? Je penche pour la seconde hypothèse.
2. Denoël engage alors plusieurs nouveaux collaborateurs, dont François Dallet.
3
. Billy Fallon a entrepris des études de médecine.
4. Renée Barjavel naîtra en mai.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

 

À Luc Dietrich

Mardi 6 juillet 1937. Paris

Mon cher Luc,

C’est affreux, rien ne marche, pas d’argent, des ennuis, des ennuis, des ennuis ! Et cela promet de durer quelques semaines encore. J’avais espéré pouvoir vous envoyer la somme demandée ces jours-ci : rien.
    Pour vous consoler, je m’occupe de la fondation Blumenthal où j’ai de fort bons amis. Vous pouvez espérer une bourse pour l’année prochaine : 20 000 francs payables en deux ans. Vous feriez un candidat très présentable.
    Ceci en hâte, entre deux vampires. Je vous tends des mains désolées, molles, des mains vides.

Robert


* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

 

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Sans date [samedi 24 juillet 1937] (1)

Il est vraiment très curieux, Chére, qu’une femme aussi intuitive et aussi intelligente que vous ne veuille rien comprendre aux problèmes de l’édition. Bien sûr, c’est un métier terrible puisqu’il exige, quand on a le goût de l’indépendance, une grande dépense de qualités professionnelles jointe à une énorme dépense d’argent. Je crois avoir les qualités, je n’ai pas l’argent. Je suis donc bien obligé de courir tantôt frénétiquement, tantôt au petit trot, après cet argent. Car j’ai le goût de contruire, vous le savez. Et si c’est un orgueil, je ne m’en défends pas. La vie n’est pas en pente.

Et ce que je construis est déjà valable. Cela ne représente plus un homme, mais un groupe considérable dont je me sens solidaire. Je pourrais en travaillant pour autrui satisfaire et au-delà mes besoins matériels. Mais je ne suis pas de ceux qui s’accommodent d’un patron. Cela est peut-être profondément regrettable pour moi mais cela est. Je vis en ce moment mes dernières années de grande lutte : il est maintenant fatal que je réussisse et sur tous les plans.

C’est une évolution biologique. Vous pensez que je ne vais pas renoncer quand je touche le but, du bout des doigts peut-être, mais il est là. Quant à diminuer mon activité, il n’y faut pas songer : ce serait mourir sur place. Je dois, bien au contraire, la développer. Tout cela n’est pas le fruit d’une impulsion, mais d’une réflexion soutenue. Quant à mon programme d’édition, je suis désolé de ne pas connaître votre sympathie à son sujet. Mais de l’avis unanime, je n’ai jamais publié autant de livres valables que cette année.
    Il y en a d’anodins ou de franchement mauvais mais les trois quarts de ma production se distinguent par des qualités peu communes. Et la proportion est très supérieure à la moyenne de l’édition française : je suis forcé de me contenter de ces résultats. On pourra sans doute relire mon catalogue actuel dans quelques années sans trop de déplaisir (Je vous l’enverrai prochainement). Quant à ma santé, je prendrai de plus en plus régulièremernt les mesures utiles : alimentation, exercice, etc. Et vous verrez que je ne me détruirai pas.
    Mais c’est beaucoup parler de moi. Parlons un peu de vous et surtout de vous écrivain. Vous m’annoncez que vous voulez publier un recueil de nouvelles, que je connais pour la plupart, sans y vouloir rien changer (1). Je vous réponds catégoriquement : non. Ces nouvelles sont impubliables, elles ne peuvent intéresser que les gens qui vous connaissent et, en dehors de ce cercle restreint, elles n’auront aucune diffusion. Ce n’est donc pas au moment où le livre va doubler de prix, que je vais m’engager à publier un recueil que je ne juge pas au point et auquel je ne reconnais aucune possibilité de vente.  

Vous voulez entrer dans les lettres sans faire d’effort nouveau, vous êtes profondément assurée que ce que vous avez écrit peut être tel quel publié par n’importe quel bon éditeur qui y trouvera son profit et le vôtre. Je ne partage pas du tout ce sentiment. Un livre se construit, s’organise et il y faut du temps et de la peine. Vous voulez me donner un recueil de pages choisies, je dis non. Ni moi, ni personne ne publiera un livre pareil. Faites l’expérience, si vous voulez, mais c’est perdu d’avance.

Pour l’argent, c’est autre chose. Je veux bien vous donner un peu d’argent de temps en temps pour vous aider. Et si vous écrivez quelque chose grâce à la facilité que cela vous donnera, je m’en réjouirai avec vous. Mais cela ne signifie pas que je suis décidé à vous publier sans examen. Je ne veux pas vous décourager mais je voudrais vous préciser deux points.

1° Il est impossible pour vous de gagner de l’argent en écrivant. Seuls, quelques écrivains de métier, rompus à toutes les ficelles et à toutes les disciplines de salons et de journaux, gagnent de l’argent par leur plume d’une façon régulière. Quelques autres en gagnent accidentellement à la faveur d’un succès. Mais la plupart vivent du journalisme le plus assidu ou d’un second métier (J’y ai renoncé moi-même à cause de cela).
    2° Vous ne ferez de carrière littéraire - carrière peu rémunératrice - qu’en suivant la filière. Et suivre la filière n’est pas plus dans votre tempérament que, pour moi, travailler chez un patron.
    Il résulte de ce long bavardage que je vous crois femme à écrire un bon livre, même deux ou trois bons livres, à condition de travailler dans l’humilité, avec acharnement, en choisissant vos sujets. Ce ou ces bons livres paraîtront quand ils seront écrits ; je veux dire, terminés, achevés. Vous en vendrez ou vous n’en vendrez pas, peu importe, mais vous vous ferez connaître du public. Et vous trouverez de nouveaux amis.
    Mais ce petit résultat représente des mois et des mois de travail ; et c’est un résultat chanceux et en tout cas petit d’envergure.
    Je ne peux vous en dire davantage sur ce sujet. Vous ne trouverez dans cette lettre ni amertume, ni âpreté, c’est une lettre raisonnable. Bonne raison de la mettre au panier, me direz-vous. Voire !
    Ne me maudissez pas trop et ne m’accablez pas de responsabilités à votre sujet : chacun fait son destin. S’il vous plaît d’écrire et d’écrire bien, vous le ferez. Je ne pourrais que vous y aider (2).
    Au revoir. C’est samedi soir, un vrai dimanche. Je vous écris devant un téléphone en sommeil. La semaine a été dure, d’autres s’annoncent qui ne le seront pas moins. Mais nous sommes nés dans un monde fou ; bienheureux de nous en apercevoir ! Je vous embrasse de tout mon cœur, avec une grande envie de vous voir et plus encore de vous convaincre de la véracité de mes propos. Il doit faire beau chez vous. En fermant les yeux, j’entends votre Dordogne et le frémissement des herbes et des arbres. Vous devez avoir le teint campagnard et les bras frais. Il ferait bon se promener avec vous dans le Causse.

Au revoir


    Robert


1. Champigny a noté en marge : « Cette page est probablement de l'été 37, avant mon départ pour St Marc chez les Estier (à la Brise) ». Il s'agit de Saint-Marc-sur-Mer, une station balnéaire près de Saint-Nazaire. Une lettre de Jean Brunel à Champigny, datée du 28 juillet, évoque cette lettre de Denoël à Champigny.
2. Dès 1928 Champigny a envoyé à Denoël plusieurs manuscrits, dont on ne sait rien, sinon qu'ils n'ont pas été publiés, ni chez lui, ni ailleurs.Celui dont il est question ici s'appelle « Ecris-moi », et il sera la cause d'une rupture entre Champigny et Denoël qui durera cinq ans.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

A Irène Champigny


[Lettre dactylographiée à l'en-tête : Bernard Steele, 116 bis Champs-Elysées, Paris, Tél. ELY.33-69]

Lundi, s.d. [été 1937]

  [...] je n'ai plus de secrétaire, je viens rarement au bureau (juste pour prendre le courrier), et je n'ai plus de voiture, l'ayant vendue. Ma mère est ici en ce moment, ce qui fait que je ne suis guère à la maison que pour dormir. Ce n'est pas une vie, mais qu'y faire ? En vue de ce que je viens de te dire, je ne puis que te donner un conseil : « Ecris-moi ». (1)
     Qu'est-ce qui t'arrive avec R.D. [Robert Denoël] ? Il ne t'a pas payée ? Il se dégonfle ? Enfin, quoi ? Ecris-moi. Lorsque maman sera partie - après Pâques - on pourra se voir en toute tranquillité. Pour l'instant, rien à faire.
     Je t'embrasse bien fort

 Bernard


1. C'est le titre du manuscrit de Champigny refusé par Denoël dont il est question dans la lettre précédente, et qui causera la rupture entre eux.
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

À Irène Champigny


[Lettre dactylographiée à l'en-tête : Bernard Steele, 33 Champs-Elysées, Paris, Tél. ELY.66-01]

Paris, le 4 juin 1937

Cet hiver j'ai quitté mes occupations antérieures et j'ai mis plus de six mois avant d'avoir pu songer à faire un travail utile. Je ne pense pas que ce travail me rapportera quoi que ce soit, avant que six mois de plus ne se soient écoulés. Je te laisse le soin de tirer la morale de ce petit exposé. Je sais à quel point tu es démunie des biens de ce monde et je t'avais dit que je ferais mon possible pour te venir en aide ; j'ai essuyé un refus en ce qui concerne le voyage en Espagne ; pour ce qui est des deux autres affaires que nous avons envisagées, elles ne sont pas mûres et ne le seront certainement pas avant trois mois.

[...] Cependant, étant dans la nécessité absolue de gagner ma vie (comme nous le sommes tous) et cette lutte étant extrêmement dure à l'heure actuelle - j'ai tout juste le temps de travailler, de manger et de dormir. Si je puis rendre service aux êtres que j'aime dans le cadre normal de mes activités, tu sais fort bien que je ne m'en prive pas.
   Cependant, me demander à l'heure actuelle un effort extraordinaire risquerait de se heurter au non possumus inévitable. Si l'une des affaires que nous avons envisagées ensemble se réalise, je t'en informerai aussitôt et tu jugeras alors toi-même de l'utilité qu'il y aurait de venir à Paris (1). Pour ce qui est d'un déplacement pour moi, je n'en vois aucune possibilité à l'heure actuelle. [...]

Bernard


1. On ne sait rien des « affaires » envisagées par Steele et Champigny, qui ne s'en explique pas dans ses Cahiers. On peut tout de même noter que Bernard, après avoir quitté la rue Amélie, a mis « plus de six mois » avant d'avoir « songé à travailler ».
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

À Luc Dietrich

Paris. Vendredi 6 août 1937

Mon cher Luc, je viens de traverser une période sinistre et ce n’est pas fini. Mais j’entrevois la solution pour bientôt. J’espère pouvoir vous présenter à la fin de cette année un éditeur non fauché. Mais quel métier ! Les événements, taxes, impôts ont déjoué tous mes calculs. L’Exposition est pour moi un désastre. Je n’y récolte que des déboires et très peu d’argent.

Aussi pour parer à la situation ai-je entrepris des éditions publicitaires (1) qui soutiendront ma production littéraire strictement limitée à des ouvrages qui me plairont et que je pourrai lancer comme je l’entends. Tout cela est en bonne voie.
    J’ai souvent l’occasion de parler de vous à droite ou à gauche et je m’aperçois de plus en plus que votre situation s’affermit. Vous comptez des amis et des admirateurs actifs. Pour la fondation Blumenthal, je crois que cela marchera tout seul. Cela vous fera pendant deux ans un peu d’argent de poche.
    Je voudrais bien aller vous voir dans vos campagnes marseillaises. Mais je n’en aurai pas le loisir. Plus que jamais vissé à mon fauteuil tournant. Je suis désolé de savoir que vous n’allez toujours pas bien. Quand m’annoncerez-vous que vous gambadez, que vous mangez comme quatre, que vous buvez sec et que vous ne craignez personne pour l’abattage du bois ?

Pour moi, mes rhumatismes me laissent du répit, j’ai repris ma vitalité coutumière. Je vous serre précipitamment les mains, car voici de nobles visiteurs. Voici cent francs. Dans quelques jours je vous enverrai mieux.

Au revoir, cher et illustre ami.


    Robert


1. Dans la lettre suivante, Denoël parle d'éditions « publicités ». Il n'utilise jamais, comme à ses débuts, le terme exact, qui est « à compte d'auteur ». L'éditeur à succès qu'il est devenu ne peut avouer de telles pratiques.
* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

 

À Irène Champigny

Sans date [automne 1937]

Je n’ai que de mauvaises nouvelles à vous donner. Des nouvelles désolantes, qui vous concernent indirectement. Mes ennuis d’argent entrent dans une phase aiguë. Je suis cette fois débordé et cela menace de durer un mois ou deux encore. L’Exposition est une catastrophe. L’évaluation des recettes actuelles me porte à croire que je perdrai de l’argent sur les catalogues qui devaient m’assurer l’aisance de cet été. Contre toute attente, la vente est dérisoire et il n’y a plus de raison de la voir remonter (1).
    Il en est de même pour les livres qui partent avec une lenteur déprimante. Par contre le papier et les charges augmentent encore et ces hausses nous conduisent par la main au livre à 21 ou 25 francs. C’est vous dire l’espoir que l’on peut fonder sur des auteurs nouveaux ! Aussi je suis bien forcé de changer mon activité et de me tourner sans délai vers des éditions publicités (2).

Comme tous mes confrères, je renonce à publier, provisoirement tout au moins, des auteurs sans clientèle déterminée. C’est vous dire qu’il m’est impossible d’éditer les nouvelles dont vous me parlez. Il est également impossible qu’un autre éditeur s’engage maintenant dans une telle entreprise. Tentez l’expérience, si vous ne me croyez pas. Vous verrez par vous-même.
    Enfin, il m’est littéralement impossible de vous envoyer de l’argent avant une dizaine de jours. Je n’ai que des rentrées très faibles et trop inférieures aux besoins les plus urgents pour que je puisse en distraire quoi que ce soit à votre profit. Enfin, je vous supplie de ne dire à personne que je vous donne un peu d’argent : c’est affaire strictement entre vous et moi ! Je vous dis cela parce que Catherine (3) m’en parle dans un petit mot que je viens de recevoir. Que la confidence n’aille pas plus loin !
    Toute cette lettre sent la fatigue. Je l’aurais voulue gentille, aimable. Mais tous mes sentiments sont restés dans l’encrier. Et je ne pourrais les en sortir aujourd’hui. Pardonnez-moi.


    Robert

Barjavel, assez fatigué, est parti en vacances hier. Il a besoin de repos, son état ne semble pas alarmant.

[Au verso, commentaire de Champigny : « J’avais contrat avec lui. Je remarque que c’est dès alors qu’il commença de changer encore une fois envers moi. L’hiver suivant éclatait notre grand conflit pour mon manuscrit qu’il accepta, dont il était " sûr " qu’il aurait le prix de la Marine - puis tout soudain, il voulut m’obliger à retrancher près de la moitié de l’ouvrage. Au fond il méprisait Luc Dietrich d’avoir cédé à sa volonté (voir sa lettre du samedi 12/10/1935) mais il ne me pardonnait pas de lui résister. Plus tard je reconnus qu’il avait partiellement raison. Gênée par son changement moral depuis mon retour (changement dû aux pressions de Cécile qui m’avait quittée à Marseille fraternellement) j’embarquai pour Tahiti [...] quand je repris pied en France, pleine d’amertume, j’eus une colère terrible (solstice d’hiver) et rompis avec fracas. Ma conduite le tuméfia. La sienne m’avait révoltée. Longue coupure. Chagrin. Je ne le revis ensuite qu’à la clinique de Geoffroy St Hilaire en 1942.»] (4)


1. L'Exposition Universelle de Paris [du 24 mai au 25 novembre] aura été une déconvenue pour bien des exposants. Denoël en avait publié en mai le premier catalogue non officiel, dû à Robert Lange, et il y avait un stand permanent dans la grande salle consacrée à Van Gogh. Il avait même, en vue de l'événement, racheté en janvier le droit de publier et de distribuer la revue L'Amour de l'Art, qui allait consacrer plusieurs numéros spéciaux à l'événement. Albert Morys raconte [« Cécile ou une vie toute simple »] que la plupart des amis et parents avaient été mis à contribution pour tenir ce stand : lui-même, Pierre Denoël, Billy Fallon, Claude Caillard, Aloÿs Bataillard, « entre autres ».
2. Il s'agit de livres publiés aux frais de leurs auteurs, qu'on appelle communément des « comptes d'auteurs ».
3. Catherine Mengelle, qui avait quitté Champigny en 1936 pour vivre dans le Var une passion sans lendemain avec une compagne hollandaise, devait alors se trouver sans ressources.
4. Cette affaire de manuscrit refusé, mêlée à une affaire sentimentale où Cécile eut sa part, trouve son explication dans la lettre qu'il envoie à Champigny, le 8 mars 1938.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Luc Dietrich

Paris 27 septembre 1937

Mon cher Luc,

Je pense à vous. Je pense à vous affectueusement. Je pense à vous, désolé. Je pense à vous désireux de vous voir et vous voir sorti de vos misères. Cécile est revenue assez bien portante et disposée à être heureuse. Le gosse est beau, fort bavard ; il vous amuserait.
    Aux éditions, situation présente désastreuse mais grands espoirs. Transformations dans le personnel : agréables.

L’atmosphère est plus gaie. J’ai votre portrait à barbe dans mon antichambre avec tous les ténors de la maison. Terre se vend bien. Le Bonheur, moins (1).
    J’ai besoin de chefs-d’œuvre : pensez à moi. Quand vous verrai-je ? Vous manquez à tout le monde dans la maison.
    Bien amicalement


    Robert


1. Terre est paru début décembre 1936. Le Bonheur des tristes date d'octobre 1935.
* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

 

À Luc Dietrich

Paris. Lundi 25 octobre 1937

Mon cher Luc,

Si je n’étais accablé, je vous écrirais souvent. Vous me manquez, vous nous manquez. Je vois votre tête pensive plusieurs fois par jour, chaque fois que j’entre dans mon bureau *. Je suis plein de remords et d’amitié. Mais ligoté, harcelé. Je me débats pour sortir du pétrin, mais je suis bien enfoncé. Encore quelques semaines, quelques mois de patience peut-être et je reprendrai visage humain.
    Votre oncle Paul est venu gentiment me demander de vos nouvelles. Je lui ai donné ce que j’ai pu. Je vous attends en novembre, et que vos poches soient bourrées de manuscrits !


    Robert


Amitiés de Cécile, naturellement, du Finet, de Billy et de toute la maison.
* Il s’agit de votre portrait.


* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

À Louis-Ferdinand Céline

Paris le 8 Novembre 1937

Cher Ami,

Je suis d'accord :


    I° - Pour éditer votre livre « BAGATELLES POUR UN MASSACRE » dans les mêmes conditions générales que « MEA CULPA » (1).
    II° - Pour vous verser à la remise du manuscrit un acompte de 50.000 frs comptant, à valoir sur les droits de ce livre.
    III° - Pour faire imprimer ce livre à Paris (2).
    IV° - Toute non observation et infraction aux clauses de notre contrat en entraînera ipso facto l'annulation.
    Veuillez agréer, Cher Ami, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

Les Editions Denoël

Le Gérant,

[Robert Denoël]


1. C'est-à-dire aux conditions du contrat du 28 février 1936 pour Mort à crédit, et de l'additif du 15 décembre 1936 pour Mea culpa, qui accorde 18 % de droits à l'auteur sur tous les exemplaires tirés.
2. C'est l'Imprimerie de France à Choisy-le-Roi qui s'en chargera. Est-ce cette clause insolite qui amènera Denoël à faire imprimer au colophon : « Paris, Imprimerie spéciale des Editions Denoël » ?
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël et Steele
Paris VIIe - 19, rue Amélie

Paris, le 14 nov[embre] 1937

Cher Ami,


  Je suis affreusement ennuyé. Le manuscrit (1) est en ce moment introuvable. Plusieurs amateurs de poésie l'ont lu dans la maison. Personne ne se reconnaît coupable de la disparition.
  Si dans trois jours, vous n'avez pas de nouvelles de moi, pensez à moi sans trop de colère. Mais je vous reconnais d'avance des droits parfaitement fondés à des sentiments excessifs (2).
  Je vous envoie par même courrier les volumes demandés.
  Votre désolé,

Robert Denoël


1. Celui de Jeu d'ombres, qu'il détient depuis plus de six mois.
2. On ne sait quelle suite a eu cette affaire de manuscrit égaré.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature.

 

À Jean Rogissart

[Télégramme]

[Paris 29 novembre 1937]

D'accord avec Charles Braibant (1) vous faire venir Paris demain mardi et prendre des provisions rester mercredi - stop - Signerons contrat édition Mervale prix ou non (2) - stop - apporter exemplaires disponibles (3) - stop - ai télégraphié Vaillant (4) - stop - appelez-moi téléphone ce soir six heures Invalides 17-09.

Denoël


1. Charles Braibant [1889-1976], qui a préfacé Mervale, a prix langue avec plusieurs académiciens en vue de faire couronner le roman de son ami ardennais, et surtout de le faire publier dans une maison d'édition parisienne capable de lui assurer une diffusion importante.
2. Le contrat fut signé le 30 novembre. Le lendemain, Mervale était couronné par les jurés du prix Renaudot.
3. La première édition, imprimée le 20 octobre 1937 et publiée aux Editions de la Société des Ecrivains Ardennais à Mézières, n'a pratiquement pas circulé à Paris et la plupart des critiques ne l'ont pas encore lu.
4. Jean-Paul Vaillant [1897-1970] est le directeur des « Cahiers Ardennais » publiés par la Société des Ecrivains Ardennais [dont Mervale constitue la 12e livraison] : c'est avec lui qu'il convient de traiter pour le rachat des droits de publication du livre.

* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 30 Décembre 1937

Chère Amie,


     Reprenez donc les toiles quand vous voudrez et n’ayez crainte d’offenser qui que ce soit : nous n’avons jamais confondu don et dépôt (1). Brunel (2) n’a qu’à venir un matin à partir de 11 heures, après avoir prévenu de sa visite par un coup de téléphone. Si sa voiture est assez grande, il pourra emporter ce que vous nous avez confié. Je vous rappelle qu’une des toiles de Caillard mesure près de deux mètres et qu’elle n’est pas très transportable dans les voitures dernier modèle.
    Je vous envoie, par même courrier, le livre de Céline (3). Il m’a beaucoup amusé : je ne sais si vous aimerez ce délire jusqu’au bout, mais ne vous découragez pas trop vite.
    Je suis désolé que votre santé soit si mauvaise. J’espère que cela ne vous empêchera pas de revoir bientôt votre manuscrit et de me l’envoyer mis au point définitivement (4).
    Bien affectueusement à vous,


    Robert Denoël

Et mes meilleures vœux, naturellement.


1. Les œuvres d'art que Champigny lui a confiées après l'incendie de sa maison à Mezels, en janvier 1936.
2. Jean Brunel, son notaire et homme de confiance.
3. Bagatelles pour un massacre, sorti de presse le 23 décembre et mis en vente le 28.
4. Le 25 janvier 1938 Champigny, qui habite désormais Montmorency, lui répond amèrement sur six pages à propos de ce manuscrit intitulé « Ecris-moi » dont l'éditeur veut retrancher 100 pages, puis lui faire réécrire ou toiletter l'ensemble : « Rendez-vous compte que vous me faites devenir chèvre ». Denoël a tiqué sur des passages trop personnels : « Quelle blague ! cela compte à vos yeux parce que dix ans plus tôt vous avez su une aventure Champigny-Marin. Et après ? les passages sentimentaux sont tous réinventés de toutes pièces. » Champigny se cabre parce qu'elle perçoit chez son ami un changement dans leurs rapports : « Ce qui me fait peur, c'est que dans le temps même où je devenais auteur malgré moi, vous deveniez terriblement éditeur et ne raisonniez plus en auteur. Dix ans avant, vous vous seriez plutôt fait couper le prépuce que de retrancher quoi que ce fût de vos écrits. Pas vrai ça, Robert ? Vous subissez malgré vous la déformation professionnelle qui veut une sorte de mode dans les écrits. » Champigny comprend bien ce qu'il exige d'elle, et elle est prête à le faire, même si ça la rend malade, mais elle veut un engagement ferme de l'éditeur car elle n'écrit pas pour le plaisir mais par nécessité. Quand il lui aura signé un contrat acceptable, elle pourra trouver de quoi payer le charbon et « le bœuf, comme dit votre Céline allemand ».
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Jean Rogissart


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 31 Décembre 1937

Cher Monsieur,

La vente de Mervale marche extrêmement bien (1). Vous avez dû voir que la critique vous soutenait d’une façon tout à fait intéressante. Hier, je lisais encore un excellent article dans La Revue des Deux Mondes (2) ; la conférence d’Aragon paraît aujourd’hui dans Commune (3), ce qui vous fait aux deux extrêmes de l’opinion des commentaires très favorables.
  Comme vous le savez, le milieu professionnel réagit très favorablement et les démarches que nous avons entreprises auprès des inspecteurs et de vos collègues (4) ont donné de très bons résultats.
  Nous avons tiré actuellement 15.000 exemplaires de Mervale, ce qui pour l’époque nous semble tout à fait réconfortant. Malheureusement, la vente est arrêtée à cause de la grève des transports qui ne nous permet pas de satisfaire les commandes.
  Votre contrat prévoit un règlement à fin décembre. Si nous devions faire en ce moment un inventaire régulier, le chiffre de vente serait tellement bas que cela n’en vaudrait pas la peine. Je vous propose donc, pour ne pas vous faire attendre fin juin (5), de prévoir un règlement de 10.000 exemplaires étalé sur six mois. Selon les termes du contrat, cela représente une somme de 19.800 frs. Si ce mode vous agrée, je vous règlerai donc une somme de 3.300 frs par mois jusqu’à fin juin. A fin juin, nous procéderons à l’inventaire réel, qui nous permettra de savoir la quantité approximative de retours (6).
  Veuillez agréer, Cher Monsieur, je vous prie, mes meilleurs vœux pour l’année 1938 et l’expression de mes sentiments bien dévoués.

R. Denoël


1. Denoël annonçait dès le 2 décembre une réimpression imminente du roman, qui fut mise en vente six jours plus tard.
2. Compte rendu du livre par André Chaumeix [voir dossier de presse].
3. « De la légende à la réalité », texte paru dans Commune n° 53 de janvier 1938. Le 10 décembre Aragon avait déjà prononcé, au cours d'une présentation du lauréat dans une salle du Journal, une conférence sous le titre : « De l'Ardenne des fables à Jean Rogissart par Arthur Rimbaud ».
4. Rogissart est instituteur à Nouzonville, près de Charleville-Mézières.
5. Le contrat pour Mervale, signé le 30 novembre, prévoit un règlement des droits d'auteur, après inventaire, le 31 décembre et le 31 juillet.
6. Denoël a confié, à dater du 1er janvier 1938, la distribution de tous ses ouvrages aux Messageries Hachette, ce qui implique dépôts à terme et possibilité de retour des invendus.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.