Robert Denoël, éditeur

 

1928

 

À Irène Champigny

51 bis rue du Moulin Vert XIVe

Paris le 2 janvier 1927 [sic pour 1928]

Champigny, mon amie, quelle que soit la gentillesse des paroles que vous avez pour moi dans vos lettres, j’ai peur que vous ne m’en vouliez dans vos solitudes marocaines. Si vous pouviez voir de là-bas quelles sont mes pensées, sous seriez pourtant étonnée de découvrir qu’elles se portent souvent vers vous. Votre dernière lettre nous a un peu fait mal à tous. Je ne sais pas ce qu’en pensait Anne (on ne sait pas souvent ce qu’elle pense) ni Klein mais j’ai vu leur visage après cette lecture. Nous sentions que vous souffrez et notre émotion se traduisait par un impuissant désir de vous soulager. Rien ne peut vous consoler que le travail. En décrivant vos pensées, vous vous abstrairez de votre souffrance mieux que par tous les stupéfiants du monde (1).

Mais pourquoi vous dire cela ? Je sais, comme peu de gens, où vous en êtes. Il y a des moments (quand je suis moi-même vertueux) où je vous vois avec une lucidité bizarre. Il me semble que je fais intrusion dans votre cerveau pour quelques instants et que ses mouvements, comme ceux de votre cœur, se déroulent en « clair » devant moi. Avec plus d’amour je vous comprendrais encore mieux, je vous serais peut-être secourable. Ces mots sont destinés à vous dire que vous demeurez en moi, absente ou présente. Une certaine belle façon d’envisager la vie est pour moi liée à votre nom. Et maintenant, j’ai peur que votre détresse ne vous pousse à trahir un peu cette volonté âpre et toujours tendue, en dépit des pires surprises, que je vous ai connue pendant ces mois que nous avons passés ensemble.

Ne cédez pas, Champigny, je vous en supplie, ne vous laissez pas aller, ne tolérez pas que votre courage s’effrite. Votre vie passée ne vous donne pas le droit au repos. Votre devoir est l’action, l’amour. Donnez par votre présence, par votre plume, mais donnez. Il y en a plusieurs au monde qui ont besoin de vous, pour eux vous ne pouvez pas vous diminuer. Vous êtes étonnée de tout ceci et mon audace peut-être vous surprend. Que vous vous estimiez peu, libre à vous mais ne détruisez pas l’image que je me fais de vous. Je comprends toutes les défaites (en ai-je subi !) mais gardez le goût de la lutte.
    Je reprends cette lettre à près d’un mois de distance. Que les temps ont changé. Et pour vous, et pour moi ! Cela va mieux. Votre lettre à Anne m’a donné une très grande joie, comme si je vous retrouvais fraîche, souriante, l’œil vif après vous avoir quittée malade. Je vous vois aujourd’hui avec un appétit neuf, des possibilités plus belles que jamais. Il me semble que vous revoilà bien en selle, ferme sur vos étriers, prête au départ le plus lointain. Vous êtes de nouveau la Champigny vivante, que rien n’abat, qui dit merde à tous les coups du destin et qui s’en va toujours avec un espoir et une grande provision d’amour.
    J’ai lu vos « histoires » qui sont jolies. Mais je leur préfère le poème en prose. Il est fort émouvant. Il est « nostalgique ». Il exprime parfaitement la plus grande détresse, le regret des contrées du rêve, de l’oubli. Il est d’une saveur étrange et triste. Il est beau. J’attends que vous m’envoyiez votre nouvelle et les premiers chapitres du roman. Si j’ai un conseil à vous donner, moi qui ne veux écouter personne à ce sujet, ne « travaillez » pas votre style. Allez-y à fond. Ecrivez, écrivez sans vous relire jusqu’à ce que tout soit fini. Après, vous relirez, vous émonderez, vous corrigerez. Surtout n’employez pas des lettres vraies. Faites-en vous-même. Par le simple fait que vous écrivez un roman, vous déformez la réalité. Donc des choses réelles, comme ces lettres, intercalées dans une œuvre qui tient de la fiction (en dépit de l’histoire vraie qu’elle conte) seront sûrement déplacées ou créeront un déséquilibre dont le livre souffrirait. Que tout ceci ne vous trouble pas. Fiez-vous à votre génie. Laissez-vous emporter. Vous serez peut-être fort surprise du résultat. Mais sutout ne vous embarrassez pas de préoccupations techniques. Cela vient après (2).


[La page 3, absente, est remplacée par ce commentaire de Champigny : « la page trois concernait son amour pour Cécile - plus tard quand ils furent mariés, un temps où Cécile souffrait, doutait, j’ai prélevé dans les lettres de Robert tous ses cris pour elle et les lui ai donnés. »]


    Evidemment, plus tard, il faudra que j’améliore ma situation matérielle et que je lui donne ce dont elle se passe aisément maintenant. Mais peu importe - J’ajoute à ces traits que sa nature est très ouverte, très vive mais plutôt bonne. Elle n’aime pas l’humanité, elle ne donne son affection qu’à bon escient mais elle la donne bien. La vie, qui lui a été dure (moralement) l’a rendue méfiante et extérieurement assez brusque. L’essentiel est que nous soyons heureux et nous le sommes.
Il est même miraculeux de pouvoir être heureux dans des conditions matérielles aussi affolantes. Je suis toujours à la veille d’être saisi, de voir mon électricité coupée. Je reçois des lettres de créanciers, des pneumatiques menaçants, des sommations de payer des dettes etc. Depuis trois mois je passe mes journées en cavalcades éperdues dans Paris pour trouver de quoi manger. J’ai vendu de tout. J’ai touché des commissions, j’en ai espéré d’autres. Bref j’ai vécu.

Et j’ai encore eu la chance d’arriver à mettre les affaires d’Anne à peu près au clair. Voici : on ne vend pas. On paye la créance des Lheman en sept ans (3). D’autre part j’ai trouvé un monsieur qui nous prête 20.000 frs pour commencer la librairie (4). On est en train de faire les premiers travaux. Aussitôt j’édite un livre charmant : L’Ane d’or d’Apulée. Et dans trois mois si les Dieux nous aident, Anne et moi serons éditeurs et gérants d’une revue d’art et de philosophie, rédigée en anglais et destinée à un vaste public international (5).
    Voici comment tout cela s’est fait. Je connaissais un M. Boussingault, colonial, revenu du Congo et de l’Afrique du Sud après 15 ans et fortune faite. Ce Monsieur me portait de la sympathie, sympathie qui s’accrut quand il sut que Cécile allait devenir ma compagne. Autrefois au Cap il avait fait sauter Cès (6) sur ses genoux. De là, à devenir commanditaire il n’y a qu’un pas.
     D’autre part j’ai renoué avec de Bosschère et Mélot du Dy que j’avais perdus (7). De Bosschère est poète, peintre et illustrateur. C’est un curieux écrivain et un illustrateur extraordinaire. Il a illustré en Amérique et à Londres une douzaine de livres de luxe qui ont connu un succès prodigieux.
    Il a de l’argent et ne demande pas mieux que d’aider un jeune. Voici ce que nous avons décidé d’un commun accord. En 1919 il a publié à Londres et en anglais L’Ane d’or d’Apulée avec une soixantaine de planches. L’ouvrage tiré à 3.000 ex. coûtait 300 fr. (8) Complètement épuisé, il vaut aujourd’hui de 1 500 à 2 000 frs. L’éditeur anglais nous cède ses droits et nous allons faire une édition de grand luxe française à 150 exemplaires, avec quatre planches nouvelles. Nous toucherons comme cela 2 publics, l’anglais et le français. Nous paraîtrons le 25 mars (9).

Bosschère demande 20 % sur les ouvrages vendus, payables de six mois en six mois. Toute la presse anglo-saxonne de Paris nous fera des articles gratuits. Jaloux, Suarès, Cassou etc. en parleront partout. Bref il y a toutes les chances que l’ouvrage soit épuisé en peu de temps. Et par la même occasion la librairie s’imposerait. Qu’en pensez-vous ?
    De plus, c’est encore Bosschère qui m’a mis en relation avec le philosophe américain chargé de composer une revue. Elle sera prête à paraître dans 3 mois et j’ai la promesse à peu près ferme d’en être l’éditeur payé pour un an (10). Et sur tout cela d’autres possibilités se greffent... Serait-ce la fin de notre misère ?
    Anne va mieux bien qu’empoisonnée quotidiennement par sa grand-mère (11) qui est une catastrophe à répétition. Le gosse est une splendeur (12). J’ai vu G. Houyoux qui est désolant de veulerie et d’apathie (13). Tous, nous sommes dans une pauvreté invraisemblable. Heureusement le commanditaire verse les premiers fonds à la fin du mois.
    Le travail littéraire, je ne l’abandonne pas. Mais je ne m’y adonne pas non plus. Tant que je serai dans cette instabilité idiote, je ne pourrai pas écrire. J’accumule les matériaux. Je rédige de temps en temps mon journal. (Attendez et faites-moi confiance. J’ai corrigé « L’Homme de circonstances ». (14) Le publierais-je ?)
    Comme titre à la librairie, nous avons choisi « Aux trois Magots ». Cela ne signifie rien, donc pas de prétentions. Facile à retenir (15). Qu’en pensez-vous ?
    Dites à Christian mes amitiés les plus vives. Dites-lui aussi mes excuses. Je lui dois de l’argent et n’ai pas pu le lui envoyer. Je lui en enverrai de toute façon dans une quinzaine.
    Au revoir. Ecrivez-moi. Envoyez-moi votre nouvelle. Votre roman (Ecrivez-le vite et si possible d’une seule haleine). Je vous embrasse très tendrement,


    Denoël

Cécile trouve votre marin admirable, non, adorable (16). Elle en est complètement folle (ce sont ses mots) et vous prévient qu’elle fera tout pour le séduire si elle le voit à Paris. Vous voilà avertie. Elle ajoute qu’elle vous embrasse.


    D.


1. En raison de douleurs lombaires chroniques, que peu de gens connaissaient, Champigny était morphinomane depuis des années.
2. Irène Champigny a beaucoup écrit : roman, nouvelles, journal. Certains textes ont été proposés, sans succès, à Denoël.
3. Le 6 février, Anne Marie Blanche rachète à son associée Suzanne Lehman-Samuel toutes ses parts dans la société « Chez Mitsou », avec l'aval de sa grand-mère et tutrice légale, Anne Marie Vigna-Tenré. Si Robert Denoël est l'initiateur de ces modifications, il n'apparaît pas encore en nom propre dans les actes officiels, mais la boutique de l'avenue de La Bourdonnais se transforme rapidement : « Le magasin était divisé en deux : d'un côté, des abat-jour et des colifichets ; de l'autre, des livres. Très entreprenant, Denoël liquida rapidement les colifichets et occupa les deux vitrines du magasin comme libraire », racontait Victor Moremans, en 1973.
4. Abel Boussingault, qui fut le témoin de Cécile à son mariage avec Denoël, habitait alors Montmartre.
5. L'Ane d'or illustré par Jean de Bosschère parut en juillet, mais cette revue internationale anglaise dont le nom n'est pas cité ne fut pas distribuée par Denoël.
6. Petit nom affectueux donné à Cécile par ses proches.
7. Il a renoué avec Mélot du Dy en juin 1927, et avec Jean de Bosschère en octobre.
8. The Golden Asse est paru en 1923 chez John Lane à Londres.
9. L'Ane d'or paraîtra en juillet.
10. Il s'agit sans doute de la revue américaine annoncée plus haut.
11. Anne Marie Vigna-Tenré, la grand-mère d'Anne Marie Blanche, est née à Turin le 29 novembre 1854.
12. Jean-Pierre Blanche est né le 1er août 1927.
13. George Houyoux [1901-1971], son ancien patron, a conservé sa librairie de la rue Sainte-Anne jusqu'en 1934, avant de rentrer à Bruxelles pour y fonder les Editions des Artistes. Je ne m'explique pas le mépris que lui témoigne Denoël.
14. Ce petit roman (ou cette longue nouvelle) est paru dans la revue bruxelloise Sélection en 1926. Denoël espérait que Léon Pierre-Quint la publierait dans la collection « Les Cahiers Nouveaux » qu'il dirigeait aux Editions du Sagittaire, mais cette collection fut abandonnée en janvier 1928.
15. La référence aux « Deux Magots » de Saint-Germain-des-Prés va de soi. Cécile Denoël assurait que ces trois magots étaient : Robert, Cécile, et Anne Marie Blanche.
16. Le capitaine au long cours Armand Hayet [1883-1968] était un vieil ami de Champigny, qui allait publier l'année suivante chez Denoël Le Grand Vent, un recueil de chansons de marins.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Victor Moremans

Paris 51 bis  Moulin-Vert

16 janvier [1928] lendemain de terme

Cher Ami,


  Je viens un peu tard (pour ne pas changer) vous dire quel plaisir m’a fait votre lettre. Vive le nouveau Valéry (1) ! et mes félicitations les plus cordiales à Madame Moremans et à son heureux époux.
  Votre départ un peu brusque n’a pas coïncidé avec mon retour. J’ai dû rester à Bruxelles plus longtemps que je ne le voulais. Rien ne s’est arrangé de ce côté mais tout s’arrange depuis hier d’un autre. J’ouvrirai boutique dans un mois sans doute (2). Et vers fin avril je lancerai mon premier livre (3). Et voilà la vie de bohème terminée. Je vais rentrer dans la régularité. C’est assez émouvant.
  Excusez-moi de ne pas vous en dire plus long. J’ai un immense courrier à mettre au net et un travail autre, très important...
  Cela ne m’empêche pas de m’associer très vivement à vos joies paternelles. Dites à Geneviève que je suis son grand ami et que je viendrai la voir à mon premier séjour à Liège.
  Mes respects à Madame Moremans et à vous toute mon amitié.


  R. Denoël


1. Le second enfant de Victor Moremans, né le 5 décembre 1927, se prénomme Valéry.
2. L'ouverture des « Trois Magots », 60 avenue de La Bourdonnais, eut lieu le 3 mars.
3. L'Ane d'Or, illustré par Jean de Bosschère, paraîtra avec quelque retard en juillet.

* Autographe :collection Mlle Geneviève Moremans

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60, Avenue de la Bourdonnais

Dimanche [26 février 1928]


  Mon Cher Ami, vous verra-t-on samedi prochain vers quatre heures, avenue de la Bourdonnais ? On inaugure (1). Pour le moment, nous nous préparons à inaugurer et c’est une besogne considérable. Voici des cartes d’invitation, que vous seriez gentil de distribuer aux dames et messieurs que notre activité pourrait émouvoir. L’impression en est ratée, comme vous pouvez le voir : ne manquez pas de dire que c’est la faute de l’imprimeur.
  Nous espérons bien que Madame Mélot du Dy nous fera l’honneur d’assister à ce vernissage.
  L’Ane d’Or avance (2). A l’exposition, vous en verrez quelques images nouvelles. Et votre roman (3) ? S’il est recopié, ce serait une bonne idée de me l’apporter : je pourrais le lire le dimanche.
  A samedi. Et n’oubliez pas que votre ami Bosschère se plaint de ne pas vous voir.

R. Denoël


1. L'inauguration des « Trois Magots » aura lieu le samedi 3 mars à 16 heures.
2. Le premier ouvrage édité par Denoël est un livre de luxe illustré par Jean de Bosschère tiré à 144 exemplaires ; il paraîtra début juillet.
3. L'Ami manqué paraîtra en 1929 au Sans Pareil.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/18.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60, Avenue de la Bourdonnais

Paris, vendredi matin [23 mars 1928]

Cher Ami,


  Vous dessinez, j’en ai plusieurs preuves. Or, le samedi 31 mars, aura lieu aux 3 Magots le vernissage d’une exposition de dessins et œuvres plastiques d’écrivains (1). Participants inscrits à ce jour : Max Jacob, Cocteau, Sacha Guitry, de Bosschère, Duvernois, Mme de Noailles, Mme Delarue-Mardrus, R. Dupierreux, H. Van Offel. Nous attendons les réponses de Carco, Salmon, Valéry, Mac Orlan et Klingsor.
   Je voudrais vous voir figurer dans cette liste et montrer de vos dessins. Il me semble que vous ne pouvez pas refuser.
Si vous passez par Paris, venez me dire la réponse voulez-vous ? Mais il faut que je sois informé de votre décision avant mardi.
   De toute façon, vous le savez, j’aimerais beaucoup vous voir, en dehors des foules.

Votre


    Denoël


1. Cette première exposition aura lieu du 31 mars au 28 avril. Mélot du Dy y exposera des dessins. Parmi les exposants, un artiste inattendu : l'éditeur Bernard Grasset.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/19.

 

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60, Avenue de la Bourdonnais

Paris le 2 avril 1928

Cher Ami,


  Il vous serait peut-être possible de me rendre un très grand service matériel, sans grande difficulté. Voici de quoi il s’agit. Je me trouve de la manière la plus imprévue à court d’argent. J’avais trouvé il y a quelques mois un commanditaire (1) qui m’avait promis une somme X. Il m’a versé cette somme en partie. La dernière tranche (de dix-huit mille francs) devait m’être versée ce mois. Il n’en est plus question. Mon commanditaire vient de perdre une très grosse somme dans une mauvaise affaire : il se trouve maintenant sans disponibilités. Me voilà donc dans l’embarras le plus grave, sans possibilités immédiates, avec de gros engagements. Mon actif consiste dans le fonds de commerce et dans l’édition en cours (à peu près achevée) (2) : valeurs non négociables. D’autre part, les souscriptions reçues pour le livre, et le chiffre de recettes quotidien me permettent de compter sur des rentrées sûres. Je serais donc en mesure de payer dans trois mois, ce que je ne peux pas payer maintenant. Si vous le pouvez, je vous demanderai d’escompter à votre banque des traites pour une valeur de dix mille francs payables à trois mois. Je vous écrirais une lettre dans laquelle je reconnaîtrais, par exemple, vous avoir acheté pour dix mille francs de livres, payables en une traite de dix mille francs au premier juillet prochain. Vous pourrez escompter sans difficulté cette traite dans une banque où vous avez des relations.
  Qu’en pensez-vous ? Je sais que je vous demande là une série de démarches ennuyeuses. Je sais d’autre part que je vous dois déjà de l’argent (3). Je sais aussi que ce genre de demandes est néfaste à l’amitié. Mais la situation est maintenant très différente de ce qu’elle était il y a un an. Si vous préférez m’en parler que de m’en écrire, dites-le moi. Nous prendrons rendez-vous. Si vous ne pouviez rien faire, prévenez-m’en sans délai, car il y a urgence.
  J’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir jeudi. Vous me demandiez des nouvelles de Liège: Thialet s’est marié samedi avec une jeune doctoresse en philosophie.
  Vos œuvres libres ont eu un joli succès, surtout auprès des jeunes filles, ainsi que c’était à prévoir.
  Il faudra venir les regarder bientôt parmi les œuvres non-libres (hélas !) des dames et hommes de lettres.

Je vous attends.

Robert Denoël


1. Abel Boussingault, un négociant habitant Montmartre, avait proposé en janvier un prêt de 20 000 francs pour aider Denoël à lancer les « Trois Magots ». Il n'en verse finalement que deux mille, avant de se raviser. Pire : il réclame ses deux mille francs en juin. Denoël en est réduit à solliciter ses amis, auxquels il doit déjà de l'argent : Irène Champigny, Christian Caillard, Victor Moremans, Mélot du Dy, et d'autres, sans doute.
2. Les premiers exemplaires de L'Ane d'Or ne paraîtront qu'en juillet.
3. Denoël a emprunté un peu partout pour lancer sa librairie. Est-ce que Mélot du Dy a été remboursé de ses prêts précédents, on l'ignore, mais on sait qu'il s'est récusé quant à celui-ci.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/20.

 

À Irène Champigny

Sans date [mai 1928]

Chère Amie,


    Votre lettre me fait toucher une fois de plus les misères auxquelles on s’expose quand on écrit des lettres. Je vous réponds le plus clairement que je peux. Espérons que j’arriverai à exprimer ma pensée.
    Je n’aime ni ne déteste Colson (1). Il m’est indifférent. Je ne le méprise pas mais je n’ai aucune estime pour lui. Je l’ai trouvé ridicule dans certaines de ses façons à mon égard. C’est bien mon droit. Vous avez apporté à découvrir les richesses intérieures de Colson une patience et une ardeur dont je ne suis pas capable. Quand vous me disiez découvrir en lui tant de choses belles, j’ai malgré moi été sceptique ou stupéfait. Vous dites que des gens ont aimé Colson quand il dépensait un argent qui ne lui appartenait pas. Le nom seul de ces gens dit quelle pouvait être leur amitié. Colson, pour moi, me paraissait exactement dans son milieu. Colson, Quinault et Bibal (2) me paraissent faits pour s’entendre. Colson et Caillard, Colson et Champigny, non. Voilà en quoi mon jugement s’est révélé une fois de plus faux. Cela tient sans doute à un côté économe et profiteur de mon caractère. Je ne crois pas pouvoir donner grand’chose aux êtres. Je me vois mieux en train d’absorber le meilleur des autres qu’occupé à leur donner le meilleur de moi. Naturellement, je ne vais de tout cœur que vers les êtres que je sens riches. Les misérables ne m’intéressent que lorsque leur misère s’accompagne de grandeur. Mais alors cette grandeur est une richesse...
    Pour en revenir à Colson je ne lui confierai pour rien au monde, l’être qui m’est le plus précieux. N’oubliez jamais, Champigny, si vous me connaissez, que je suis un homme seul. Que tout ce que je peux faire qui se voit, bon ou mauvais, vient d’une contrainte. Je ne peux pas communiquer.
    Vous êtes un des rares êtres qui se soit approché très près de moi et pour cela je vous aime et peut-être je déteste votre lucidité. Je crois connaître aussi certaines choses de vous qui demeureront secrètes à beaucoup. Et je crois que je suis destiné à connaître plus encore au cours de la vie. Pourquoi, je n’en sais rien. C’est un sentiment qui fait partie de moi comme ma main, comme mon sang. Nous pourrons nous engueuler, nous méconnaître pendant quelques jours, pendant quelques mois même, mais nous finirons toujours par être très près l’un de l’autre. Ce qui nous liera, je crois, c’est une secrète horreur de nous-mêmes. A ce signe, Champigny, nous nous reconnaîtrons toujours.
    Passons au pratique. J’appelle Loutreuil (3) votre héros parce qu’il est cela pour vous, un héros de la peinture, un homme que vous admirez profondément, en tant qu’homme et en tant que peintre. Carlyle a écrit un livre où il envisage les héros comme poète, comme soldat, etc... Je vous l’enverrai.
    L’exposition Loutreuil serait une bonne chose à la rentrée, mais non maintenant. Le projet d’exposer Loutreuil à l’étranger est excellent et presque assuré du succès.
   Je vous engage très fortement à penser aux lettres de Loutreuil dès maintenant. Il y a de grandes possibilités de réaliser cela immédiatement. Le côté pratique de la chose, je l’ai étudié et je voudrais vous en parler longuement sans tarder.
   Raison de plus pour venir à Paris où Anne vous dira que l’on a besoin de vous. Ma lettre était insuffisamment explicite. Notre situation serait bonne si nous avions 20.000 francs devant nous (4). Notre départ a été une réussite inespérée. Il est évident que d’ici un an nous pourrons vivre à deux ménages sur les revenus de cette entreprise. Mais maintenant il n’en est pas question. Nous faisons des tours de force toutes les semaines pour arriver à nous tirer d’embarras. Songez que depuis notre inauguration, en dehors de notre vie à nous, nous avons payé plus de trente mille francs de factures diverses et qu’il nous en reste à peu près autant à payer.
    L’affaire est bonne, très bonne même, pour autant qu’on puisse l’alimenter. Il faut donc à toute force trouver de l’argent, ne serait-ce que pour tenir jusqu’à l’hiver.
    C’est pour cela que nous avons besoin au plus tôt de votre venue à Paris. Il faut que nous parlions de tout cela ensemble et qu’ensemble nous envisagions les possibilités. Tâchez de prendre sur vous de venir. Nous n’aboutirions pas, que votre passage parmi nous serait quand même un bien. Vous pourriez donner à Anne, la pauvre, l’immense réconfort dont elle a besoin.
    Apportez-moi votre travail. Même les ébauches. J’ai revu avec joie les Dabit (5). Max Jacob va préfacer un des albums de Appia qui sera publié cet hiver par la galerie Jeanne Bucher (6). On vous attend avec plus que de l’impatience.


    Denoël

Cette lettre devait partir samedi accompagnée d’une lettre d’Anne. Anne n’a pas pu vous écrire à cause de Jean-Pierre (7) qui a été gravement malade. Il va un peu mieux mais donne encore bien de l’inquiétude.
    Je résume notre situation : nous avons un livre de luxe (8) presque terminé dont la vente est à peu près sûre, tout au moins pour la plus grande partie, cette année-ci. Comme toujours l’imprimeur est en retard. De deux mois. En principe le livre ne sera vendable qu’à la rentrée. Il est magnifique comme typographie et très curieux comme illustration ; de l’avis des spécialistes il est éminemment vendable. Nous avons déjà recueilli une série de souscriptions que nous toucherons quand le livre paraîtra si les souscripteurs sont encore à Paris.

En attendant nos frais courent. Il faut vivre ; il faut pouvoir attendre et ne pas nous couper notre crédit dont nous avons le plus grand besoin. Il faudrait donc trouver à Paris quelqu’un qui soit disposé à nous prêter sur la garantie de ce livre une somme assez importante qui nous permette de boucler nos échéances et de vivre jusqu’en octobre. Il est très possible que votre aide nous serve en cette circonstance. Venez. De toute façon votre présence est nécessaire.
    L’exposition Loutreuil, tout bien réfléchi, ne pourrait pas se faire. Trop peu de place pour pouvoir donner un assemblage intéressant. Galerie (9) connue par des choses très éloignées de Loutreuil. Epoque tardive. Si malgré cela vous voulez faire l’exposition, faites-la. Mais je suis sûr de la désapprobation de Christian.
    Je ne suis pas très bien portant aujourd’hui : un peu de fièvre, un point pleurétique me semble-t-il. Bref ne m’en veuillez point du décousu et des âcretés probables de cette lettre.
    Mon mariage avec Cécile est une chose acceptée par mon Père. Dès qu’elle aura fait sa déclaration de domicile nous nous marierons. Mariage religieux et mariage civil (10). J’en suis très heureux parce que cela va donner à Cécile une certaine sécurité sociale qui lui manquait.
    J’ai fait un héritage, un 195ème de fortune, soit mille francs. Ce n’est évidemment pas cela qui consolidera mes affaires. Mais c’est assez amusant et assez triste de penser que l’on devient un monsieur âgé qui hérite.
    J’ai des choses effroyables à écrire cet été si j’en trouve la force. Un artiste devrait mener une vie ascétique pour produire des choses belles. L’état conjugal vous enlève de la passion. Il faudrait être toujours tendu. Moralité : soyons chastes. C’est bien difficile.
    Au revoir, Champigny, je vous aime plus que vous ne le croyez. Vos nouvelles m’ont fait revivre un peu près de vous et cela m’a été délicieux. Au mois de juin sans doute. Je vous embrasse. Ecrivez-moi rapidement.


   Denoël

[Au verso : « Bonjour Champigny, comment allez vous ? Merci pour les photos. Je vous écrirai cette semaine. Serge est un être délicieux, c’est dommage que vous ne soyez pas à Paris et lui aussi. Faites lui mes amitiés, s’il vous plaît. Au revoir, à bientôt. Votre petite amie qui pense beaucoup à vous. Cécile »]


1. Non identifié.
2. François Bibal [1878-1944], peintre français d'origine basque.
3. Maurice Loutreuil [1885-1925], que Champigny a contribué à faire connaître et dont elle annote alors la correspondance.
4. Voir sa lettre du 2 avril à Mélot du Dy.
5. Denoël a rencontré Eugène Dabit et Béatrice Appia à la Galerie Champigny en novembre 1926.
6. Histoire de Jean Vallade. Cet album pour enfants, publié en fin d'année par la galeriste Jeanne Bucher aux Editions du Carrefour, ne comporte pas de préface de Max Jacob.
7. Jean-Pierre Blanche est né le 1er août 1927.
8. L'Ane d'Or illustré par Jean de Bosschère paraîtra en juillet.
9. Champigny a fermé sa galerie, rue Sainte-Anne, en octobre 1927. Elle envisage probablement d'exposer les toiles de Loutreuil qui lui restent chez un confrère. Le projet n'ira pas plus loin.
10. Les deux auront lieu le 2 octobre. Cécile s'est fait domicilier provisoirement au 61 bis de la rue du Pré Saint-Gervais, qui est l'adresse d'Irène Champigny, et c'est pourquoi le mariage a été célébré dans le XIXe arrondissement.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60 Avenue de la Bourdonnais

Sans date [mai 1928]


   Chère Amie,


   Vous êtes triste à cause de notre silence, mais si vous saviez comme il est peu voulu vous nous plaindriez plutôt que de nous le reprocher. Pour moi en tout cas j’ai la conscience nette de tout remord. Je n’ai pas pu vous écrire parce qu’il m’est impossible, je crois, d’apporter à autrui un réconfort dont j’ai moi-même le plus grand besoin dans les circonstances assurément pénibles que je traverse depuis l’installation de ce fameux magasin de librairie. Je ne sais pas si vous comprenez dans quel abîme de travail, de soucis, de responsabilité et d’embêtements de toute sorte je suis plongé tous les jours que Dieu fait depuis l’aurore jusqu’à la nuit et parfois même pendant la nuit, car il m’arrive trop souvent de rêver d’échéances, d’huissiers et de traites impayées.
   Vous vous souvenez peut-être du travail qu’il y avait à la galerie. Celui que je dois fournir est assurément le triple de celui-là. Et pour le faire, je suis à peu près seul. Anne s’occupe de ses gosses et du ménage, la douce Cécile fait des efforts méritoires et quelques courses mais à cela s’arrête la collaboration de ces deux jeunes femmes. Tout ce qui concerne l’édition, la librairie et l’organisation des expositions me revient. Je vous demande pardon de vous raconter toutes ces choses, mais je veux que vous ayez une idée de mes occupations. Si vous ajoutez à cela les angoisses sans cesse renouvelées d’un commerçant qui n’a pas d’argent, mais de très grosses dettes, les sautes d’humeur de la douce Cécile qui s’aperçoit avec une stupeur indignée de ce qu’on appelle les difficultés de la vie, peut-être votre cœur inclinera-t-il à l’indulgence.
   J’en ai besoin d’ailleurs, ne serait-ce que pour le style de cette lettre. Figurez-vous que Cécile m’a découvert la semaine dernière mes premiers cheveux blancs. J’en ai été péniblement surpris. Mais assez parlé de moi. Au vrai je vous envie. Vous avez la solitude et ses inconvénients. Mais quels avantages. Tous les jours la possibilité du travail, de la vie intérieure, de la méditation loin du bruit et de toute l’agitation vaine. Vous parlez avec vous-même et non pas avec les gens. Vous pouvez penser à vos amis et leur écrire. C’est le beau loisir doré. Je vous assure, moi, je ne peux même plus souffrir, je m’abrutis soigneusement. Il faut que le choc soit très dur pour me faire tressaillir. Cécile y arrive parfois. Cela me rend un peu plus misérable qu’avant et un peu moins fort. Tous les jours cet effarant problème de nourrir et de faire vivre décemment six personnes se repose avec régularité. C’est à se cogner la tête aux murs.
   Cécile est une sauvage que j’adore. Comme telle, elle ignore la mesure : ou bien ce sont des débordements d’amour et de tendresse ou bien des colères noires et qui durent. L’une et l’autre de ces formes de la passion sont assez fatigantes pour l’être destiné à en subir les contre-coups.
   J’ai commencé cette lettre hier, je la continue aujourd’hui et j’espère la terminer si on ne vient pas m’interrompre. Chaque jour ma tâche est plus lourde et ma situation plus angoissante. Je suis presqu’au bout de mon rouleau. Il faut à toute force que nous trouvions six mille francs presque instantanément et je ne sais où on peut les trouver. C’est d’autant plus irritant que le mois prochain l’édition que je prépare (1) va sortir et que je recueillerai tout de suite plusieurs milliers de francs. De telle sorte que l’argent prêté aujourd’hui pourrait être remboursé à la fin du mois prochain.
   Vous comprenez que je n’ai aucune liberté d’esprit, que toute ma pensée est prise, obsédée même par ces redoutables questions d’argent. A part cela la situation s’annonce comme très bonne. J’ai déjà un premier compte d’auteur. Une pièce de théâtre assez ridicule d’ailleurs à imprimer sur beau papier à mille exemplaires (2). Ce sera décidé la semaine prochaine. La clientèle se forme peu à peu. Les gens se dérangent. Bref tout irait bien si nous trouvions une vingtaine de mille francs de fond de roulement.
   De votre nouvelle, je croyais vous avoir écrit. Il me semblait que je vous avais fait la critique que vous m’aviez demandée. Je vais vous la refaire de mémoire car je n’ai pas le texte sous les yeux. Au total, impresion plutôt bonne, sans être excellente. Ce qu’il y a de bon dans ces pages c’est ce qui n’est pas travaillé. Il y a des endroits où vous voulez faire de la littérature et c’est désolant. Quand vous êtes vous-même, vous êtes charmante, pleine de fraîcheur et d’émotion. Mais ne devenez pas une femme de lettres, vous vous perdriez. Ce qui correspond le mieux à votre tempérament, me paraît le récit spontané, sans apprêt, les mémoires, si vous voulez, ou les confessions ; mais dès que vous vous mettez à composer, vous perdez pied et vous sombrez dans d’affreux défauts. Il faut pour faire œuvre d’art que tout soit naturel, ou tout artifice, mais le mélange des deux est aisément déplaisant. Tout votre travail en dehors de l’écriture devrait, pour vous, consister dans des suppressions de détails inutiles, ou de répétitions mais non dans le style. Vous avez un bonheur d’expression que l’effort vous enlève. Si vous écriviez comme vous parlez, ce serait parfait. On dirait que votre effort tend à éviter cela. Est-ce que je me trompe ?
   Ne me demandez pas plus aujourd’hui. Je ne suis capable de rien de très précis. A peine puis-je vous dire que je vous aime de tout mon cœur et que je souffre de ne pas vous voir. Je voudrais vous aider, ne serait-ce que par mes lettres, vous voyez bien que je ne le puis pas encore pendant quelque temps.
   Embrassons-nous. Eloignons l’amertume. Il y en a assez dans nos vies sans y ajouter par des paroles. Je n’ai jamais douté de vous. Pourquoi doutez-vous toujours de moi dès qu’il y a place pour un doute ? Je ne suis pas heureux non plus. Embrassons-nous, pauvre amie, et s’il y a lieu de pleurer, pleurons ensemble mais ne nous faisons pas de blessures. Nous avons besoin de toutes nos forces.


   R. Denoël


1. L'Ane d'Or illustré par Jean de Bosschère paraîtra en juillet.
2. Il s'agit de Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, que Denoël éditera en avril 1929.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60 Avenue de la Bourdonnais

Sans date [fin mai 1928]

Il est bien compliqué, ma chère Amie, de réaliser vos suggestions. Avant de vous en parler, je veux vous remercier de votre lettre et de cette idée merveilleuse que vous avez eue de nous envoyer Moreux (1). Ce garçon me plaît tout à fait et vous savez si cela est rare. Je n’ai jamais rencontré d’aventurier actif, aussi sain, aussi frais, aussi sûr d’arracher directement ma sympathie ou même mon affection. C’est un délicieux garçon, de tout premier ordre, à mon avis. Nous avons passé une longue soirée, deux longues soirées ensemble et ce soir encore nous dînons ensemble. Il nous a tous conquis. Il vous dira ce qu’il y a de possible dans vos projets. Je sais qu’il a vu Christian à ce sujet et qu’ils vont commencer les démarches.

Quant à moi je trouve l’idée jolie mais peu praticable... Merci pour l’idée de Mézels. Cécile va mieux mais doit paraît-il suivre un traitement à Paris. Anne n’envisage pas la possibilité de quitter Paris immédiatement. Mais elle vous écrira à ce sujet.
    En tout cas, même si Cécile avait le plus grand besoin de la campagne je ne l’enverrais à Mézels que si vous y étiez. Il est bien certain d’ailleurs qu’elle ne voudrait y aller que dans ce dernier cas. Je n’ai jamais compris votre estime pour Colson. Pour moi il m’est indifférent quand il ne m’est pas odieux. Si j’ai bien compris Christian, qui est d’une réserve extrême quand il s’agit de dire quels sentiments il nourrit à l’égard de quelqu’un, il n’est pas loin d’éprouver les mêmes impressions que moi. Je ne sais pas dans quelle mesure ce garçon a pu vous décevoir, mais cette déception m’a toujours paru inévitable. J’ai toujours cru que c’était un pauvre, un être qui pourrait faire illusion un moment mais dont le vice est irrémédiable. Il manque de tact à un point qui me consterne. Il ne saisit pas le moins du monde que non seulement il n’est pas mon ami, mais qu’en outre je n’ai aucune estime ou considération pour lui. Il en profite pour me parler comme si nous avions gardé je ne sais quoi ensemble ou peut-être abattu quelques arbres.
    Il appelle Cécile, « Cécile », comme s’il la connaissait ou comme s’il était destiné à devenir de ses amis. Il me dit : Courage ! Denoël ! sur un ton mélodramatique que je trouve en outre parfaitement ridicule. Bref je n’ai jamais aimé ce garçon et je suis de moins en moins disposé à l’aimer. Conclusion : ne comptez pas sur moi ni sur Cécile à Mézels si Colson doit y habiter en même temps que nous. Ne me forcez pas à aimer tous vos amis. Il n’y a rien à faire.
    Par contre vous n’aurez pas besoin de me forcer pour aimer Moreux. Nous avons passé une nuit et une journée de plus ensemble. Ce fut délicieux. Tout simplement parce que Moreux existe, qu’il a du cœur et de l’esprit, qu’il est toujours en activité, et qu’il a cette qualité indéfinissable et très rare qui m’arrache à moi-même. Je le reverrai. Je sens que nous sommes destinés à être amis. Les nouvelles qu’il m’a données de vous m’ont fait le plus grand plaisir. On sent que vous êtes dans une période favorable. Votre lettre me l’avait déjà dit : j’ai été ravi de me l’entendre répéter.
    Maintenant, passons à des questions moins sentimentales. La librairie des Trois Magots est une affaire montée très sérieusement au point de vue commercial. Rien n’est moins artiste que cela. Je ne suis d’ailleurs nullement partisan de faire de l’art en boutique. Si j’ai ouvert les Trois Magots, si j’y travaille du matin au soir, sans compter les jours où je travaille encore chez moi, ce n’est pas avec une âme désintéressée, c’est dans un esprit de lucre bien établi. Si je sacrifie tellement de choses, c’est pour gagner de l’argent, argent qui me permettra un moment de vivre sans peine.
    La preuve c’est que mon chiffre d’affaires qui était le premier mois de 1600 frs est passé le second mois à 4880 frs et qu’au 15 du mois de mai mon chiffre d’affaires est de 7500 frs. Ce n’est pas trop mal je suppose en un moment où de grosses librairies font des recettes de quelques francs.
    J’ai voulu trois postes à notre affaire. Le premier est la librairie. Elle ne rapporte pas grand-chose, sauf en livres de luxe. Pour gagner de l’argent avec le livre ordinaire il faut avoir tout en magasin et vendre énormément. Il faut vendre une centaine de volumes par jour. Il n’y a que les librairies des boulevards, et celles du quartier latin qui peuvent y prétendre. Le quartier Ecole militaire ne vaut rien à cet égard. Eussions-nous d’ailleurs tous les livres que nous n’en aurions pas vendu dix de plus depuis que nous avons ouvert. Le stock est à peu près égal à celui qui se trouvait chez Houyoux. Cela suffit ; le client de passage est pour nous sans intérêt. Notre intérêt est d’avoir quelques clients sérieux qui viennent s’approvisionner de livres imprimés sur beau papier ou de livres illustrés. La peine est la même de vendre un livre de 12 frs et un livre de 200. Le profit est différent.
    Le second poste est la salle d’exposition. Cela rendra très bien. Depuis que nous avons ouvert j’ai vendu deux tableaux. J’en vendrai davantage et je louerai la salle. Ce qu’il faut c’est d’abord la faire connaître. L’exposition de dessins et tableaux d’écrivains que nous avons organisée le mois dernier a été un gros succès. Nous avons eu une vingtaine d’articles : une demi-colonne dans L’Intran avec trois reproductions, la même chose dans La Semaine à Paris, dans Paris-Midi, dans Le Soir, Paris-Soir, La Rumeur, etc. Quand j’aurai organisé encore deux ou trois expositions comme celle-là je louerai la salle le plus cher possible. J’ai déjà une demande. Le 5 juin j’ai une exposition de sculptures. L’exposant prend à sa charge tous les frais de publicité. C’est déjà cela.
    Ensuite vient l’édition. J’ai un imprimeur (2) autrement fort que Marcel Hiver et qui a en outre l’avantage d’avoir ses machines et ses ouvriers à Paris. Mon livre qui va sortir dans une quinzaine de jours est irréprochable au point de vue typographique. J’en aime beaucoup l’illustration. L’accueil qu’on lui fait sur le vu du spécimen permet d’espérer un gros succès. C’est à dire que si tout marche comme je l’espère je vendrai toute l’édition cette année. Il y en a environ pour une centaine de mille francs. Cela m’en coûte 35 mille plus le prix de l’illustration, c’est-à-dire 10 % du prix des exemplaires vendus, payable quand je le pourrai sans gêne.
    Tout cela se tient très bien et est d’un rapport certain. Seulement quand, dans une affaire de ce genre, on part avec 22.000 francs, qu’il faut faire une installation, de la publicité, payer une partie de son édition d’avance, il est bien naturel qu’au bout de trois mois l’on ait quelques difficultés. Valait-il mieux de ne rien faire ? Songez que nous vivons à six (3) sur cette affaire. J’estime que les résultats obtenus jusqu’à présent sont merveilleux. J’espère légitimement arriver à nous faire vivre tous sans gêne d’ici un an ou deux.
    A l’édition que je fais s’ajoute encore celles que l’on me demandera de faire. J’ai déjà deux demandes : une pièce de théâtre et un livre anglais (4). Quand mon livre sera sorti je suis bien sûr que j’en aurai davantage.
    Ainsi organisée notre affaire doit prendre et elle prendra. J’avais bien pensé un moment à m’occuper d’impressions de toutes sortes, catalogues, invitations, prospectus etc... Cela n’est pas d’un rapport suffisant. Et que de démarches inutiles. Bellier devait me donner ses catalogues à faire. Renseignements pris auprès de Vallat, Bellier a un contrat qui ne lui permet pas de donner ses catalogues ailleurs que chez Tolmer. Vallat touche une commission de 10 % sur le prix de tous les travaux d’imprimerie. Et ainsi partout. L’imprimeur doit être lui-même son propre représentant.

J’aime mieux être éditeur et vendre assez cher le droit pour quelqu’un de paraître sous ma firme. Bernouard l’a fait, la N.R.F. le fait constamment, Grasset a débuté comme cela, Figuière également. Bref il y a d’illustres exemples. Pour moi les moments les plus durs sont passés. L’hiver nous sera favorable.
    Venons-en à votre exposition de Loutreuil. L’idée est généreuse. À mon avis, sans en avoir parlé à Christian, elle n’est pas pratique. Je ne sais pas ce que les Bernheim ont fait ou pas fait mais je sais une chose de science certaine, c’est que Loutreuil vit par vous et uniquement par vous. Sur les cinquante personnes qui ont acheté du Loutreuil, il y en a 45 qui vous l’ont acheté à vous, à force de discours. Sur ces 45 personnes il y en a dix qui se sont mises à l’aimer sincèrement. Les 35 autres ne savent pas. En tout cas elles ne rachèteraient du Loutreuil que si cela devenait une question de snobisme ou si c’est vous qui le leur vendiez. De cela je suis absolument certain. Donc une exposition Loutreuil qui ne serait pas organisée par vous risque d’être un four complet.

Bien plus, il est presque certain que si vous ne vous vous occupez pas vous-même de la souscription du livre (5), il irait à un échec certain. Je vois trop bien combien il est difficile de vendre des ouvrages sur les peintres. Il y a des livres splendides comme exécution et comme contenu sur Van Gogh, Renoir et d’autres et d’autres qui ne se vendent pas. Comment voulez-vous vendre le vôtre si vous n’êtes pas certaine de la quantité des souscriptions. Et comment voulez-vous fixer un prix de vente si vous ne connaissez pas le tirage.
    Supposons que vous recueuilliez 200 souscriptions. Pour faire un livre qui présente quelque intérêt il y faut au moins 15 reproductions de tableaux ou de dessins et un minimum de texte de 200 pages (6).
    Si vous voulez que ce soit soigné comme impression il faut compter que ces deux cents volumes vous coûteront une moyenne de deux cent francs. Si vous pouvez réunir 200 souscriptions et faire payer aux souscripteurs la moitié de leur souscription à l’avance, vous pouvez marcher avec la certitude de faire un beau livre. Ces souscriptions vous permettront d’autre part de faire imprimer quelques volumes de propagande pour les bibliothèques publiques et ainsi vous arriverez à faire connaître davantage votre héros. En dehors de ces conditions-là, pas de salut. Vous courrez inutilement les imprimeurs et les éditeurs : pas un ne vous croira. Si au contraire vous vous préoccupez uniquement de faire des bulletins de souscriptions et d’en recueillir immédiatement la moitié, l’opération devient possible et même intéressante. Si vous pensez pouvoir vous en occuper dans ce sens, dites-le-moi. Nous étudierons la question d’une manière plus approfondie. Si cela marchait j’aimerais de m’occuper de cette édition pendant l’été, moment le plus favorable. Ainsi votre bouquin serait prêt à la rentrée.


[manque la fin de la lettre]


1. Serge Moreux [Agnetz 24 juin 1900 - Paris 18 juillet 1959], musicographe et producteur de disques. Champigny écrivait à son sujet : « Il était atrocement intelligent, lyrique et si philosophant qu'il eût pu écrire les traités les plus abscons sur le vol d'une libellule. » [lettre à Catherine Mengelle, 10 octobre 1928]. Ses rapports avec Denoël puis avec sa veuve, toujours cordiaux, dureront jusqu'en 1947. Aucune correspondance n'a été retrouvée.
2. L'imprimeur Fernand Lefèvre, à qui a été confié l'impression de L'Ane d'Or, est établi à Vincennes.
3. Robert, Cécile, Anne Marie Blanche et ses trois enfants.
4. Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, que Denoël éditera en avril 1929. Le « livre anglais » n'est pas autrement attesté mais, dans sa lettre du 2 janvier à Champigny, Denoël écrivait : « Et dans trois mois si les Dieux nous aident, Anne et moi serons éditeurs et gérants d’une revue d’art et de philosophie, rédigée en anglais et destinée à un vaste public international ».
5. Le projet d'accompagner la sortie du livre par une exposition de l'artiste chez Bernheim sera abandonné. La Correspondance de Maurice Loutreuil annotée par Champigny paraîtra l'année suivante chez Firmin-Didot, tirée à 635 exemplaires numérotés : 10 japon, 25 hollande, 200 vergé d'Arches, 400 alfa.
6. L'ouvrage comporte 180 pages, 32 planches en noir et 6 hors-texte en couleurs.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60 Avenue de la Bourdonnais

Sans date [juin 1928]
   

Chère Amie,


    Votre lettre nous a fait à tous les trois le plus vif plaisir, en dépit de certaines fâcheuses nouvelles qu’elle contenait. Anne vous l’aura sans doute dit dans sa lettre, si vous êtes malade, j’ai bien envie de vous envoyer une autre malade pour vous tenir compagnie. C’est de la jeune Cécile qu’il s’agit en l’occurrence. Figurez-vous que le mariage qui semblait au début lui réussir admirablement au point de vue santé, ne continue pas à produire ses heureux effets. Depuis un mois la jeune Cécile se réveille tous les matins avec de la fièvre, parfois beaucoup, parfois peu, mais toujours de la fièvre. En plus des maux d’estomac, des nervosités invraisemblables, bref tout un cortège de maux dont nous voudrions tous apercevoir la fin au plus tôt. Je crois qu’un séjour à la campagne, loin des soucis et des empoisonnements matériels et moraux de Paris lui ferait le plus grand bien. Je pense vous confier ma jeune épouse si vous voyez la possibilité de la recevoir. En tout cas je voudrais que vous puissiez vivre à côté d’elle pendant quelque temps. Il n’est pas possible en effet que Cécile s’en aille à la campagne toute seule : elle dépérirait d’ennui ou reprendrait le train au bout de deux jours. Si vous n’êtes pas à Carennac (1), j’envisagerai d’autres mesures.
    Maintenant venons-en aux choses horribles. Je ne sais pas si ma lettre dernière vous a donné une notion précise de notre situation. Elle est réellement affreuse. Non seulement nous en sommes réduits à des expédients pour assurer notre nourriture quotidienne, mais nous avons de lourdes dettes, immédiatement exigibles que nous ne pourrons payer qu’avec le temps. Nous sommes dévorés de besoins d’argent par suite d’une série de mécomptes dont le plus grave est que le monsieur qui en avait mis (de l’argent) à ma disposition n’en possède presque plus et serait bien aise de rentrer en possession de celui qu’il m’a prêté pour une durée de deux ans (2). De telle sorte que nous sommes entièrement paralysés, ne pouvant plus remuer, ni faire une exposition, ni la moindre publicité, ni rien qui puisse nous rapporter.

Le livre qui doit non nous sauver, mais au moins nous permettre de respirer n’est pas encore terminé. Et même quand il sera terminé, il sera très tard pour toucher immédiatement tous les bibliophiles que nous pourrions aisément toucher si la saison n’était pas trop avancée. Pour le moment nous vivons en empruntant mille francs d’un côté et mille francs de l’autre pour rembourser et ainsi de suite. Il arrive un moment où toutes les portes sont fermées.
    Ne pouvez-vous rien faire pour nous ? C’est à dire ne connaîtriez-vous pas un homme riche et philanthrope que vous pourriez décider à nous prêter pour quelques mois (mettons six) une grosse somme d’argent, par exemple vingt mille francs, avec un intérêt convenable.
    Ce qu’il y a de désolant dans ceci c’est l’urgence. Il faudrait faire vite, très vite. J’ai sur le dos de très lourdes responsabilités. J’en sens tout le poids et je commence à ne plus voir personne capable de m’aider à supporter le fardeau. Que faire ? Si je ne paie pas mes échéances qui s’amoncellent, je vais me couper mon crédit dans un métier où l’on en a besoin plus que partout ailleurs.
    Vous qui avez le cerveau fertile, inventez ; nous sommes plusieurs à attendre votre réponse. C’est une occasion d’utiliser ce fameux génie dont vous parlez dans votre lettre. C’est bien d’ailleurs parce que j’y crois que je vous écris tout ceci.
    Si la solution exige votre venue à Paris n’hésitez pas à prendre le train. Ce serait un motif sérieux de voyage, si c’est cela que vous attendez pour venir ici où l’on est quelques uns à vous aimer.
    Je vous embrasse fraternellement et j’attends votre réponse au plus tôt.

R. Denoël


    P.S. A quoi voyez-vous que je suis changé ? Je ne me crois ni meilleur ni pire ; l’occasion nous montre sous différents aspects et voilà tout. Je vous aime toujours de la même façon.


1. Village sur la Dordogne, à cinq minutes de Mézels.
2. Abel Boussingault [voir la lettre du 2 janvier].
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Victor Moremans

[Télégramme

4 Août 1928

Serai Nord 17 h 5 sauf contre ordre. Denoël

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Victor Moremans


[En-tête imprimé :]
Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions
Paris (7e) - 60, Avenue de la Bourdonnais

Paris, le 7 septembre 1928

Mon cher ami,


  Excusez-moi si je ne vous ai pas envoyé plus tôt le petit livre que vous me demandiez dans votre aimable carte. Je rentre à l’instant de vacances que je me suis enfin décidé à prendre.
  Je me replonge sans tarder dans les affaires et les ennuis après avoir goûté quelques jours de délices forestiers.
  Je ne viendrai pas à Liège avant le 20 septembre. Peut-être y viendrai-je en auto avec la voiture d’un ami. De toute façon je passerai vous voir et embrasser Geneviève.
  Mes respects à Madame Moremans et à vous mon amitié.


  R. Denoël

Le prix du livre sera de 23 frs français, port à ma charge.

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.