Robert Denoël, éditeur

Denoël dans la presse

1949

 

Deux événements ont marqué la fin de cette année : le 2 novembre, La Cour d’appel de Paris infirme le jugement du Tribunal de commerce dans l’affaire de la cession des parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien, et nomme l’expert Paul Caujolle pour examiner les écritures litigieuses.

Le 28 décembre, le Parquet de la Seine ordonne la réouverture de l’information sur l’assassinat de Robert Denoël. Le second ne sera évoqué qu'au début de l'année suivante.

Une autre information, plus discrète, concerne un « dossier » conservé à la préfecture de police, susceptible de faire rebondir l'affaire du meurtre inexpliqué de l'éditeur. C'est Samedi Soir qui s'en fait le premier l'écho, avant Combat. Ce dossier, qui aurait été constitué par les Renseignements Généraux, sera évoqué à plusieurs reprises, au début de l'année suivante.

 

6 août

 

Je n'ai pas retrouvé l'écho suivant paru dans Samedi Soir : il est cité dans une lettre du procureur de la République, Antonin Besson, au préfet de police, Roger Léonard, datée du 12 novembre 1949. Le procureur le commente en ces termes : « Ce bruit continuant de circuler au Palais, .je vous serais reconnaissant de bien vouloir me faire connaître si des éléments nouveaux sont parvenus à votre connaissance dans cette affaire. »

 

« [...] Mais on chuchote qu'à la Préfecture de Police un dossier, gardé en réserve, pourrait faire rebondir l'affaire sur le plan de la justice répressive. Le dernier mot n'est pas dit. »

 

5 novembre

 

Article paru dans Le Cri de Paris qui, le 29 octobre, avait publié un compte rendu enthousiaste et inexact du livre de Georg Yanik : La Victoire de Judas Iscariote, paru en juin aux Editions du Feu Follet. Le « nous » utilisé tout au long de la lettre laisse penser qu'elle a été rédigée par Maurice Bruyneel (Albert Morys), gérant de cette maison d'édition, et signée par Cécile Denoël :

« Une lettre de Madame Denoël »

Nous vous remercions de vous être intéressé sous le titre « Dans l’édition », dans votre numéro du 29 octobre, à un ouvrage que nous avons édité. Cependant nous relevons dans cet article quelques erreurs d’importance que nous vous demandons de vouloir bien rectifier dans le prochain numéro de votre journal :

1°  Le titre de l’ouvrage qui, d’après l’article serait « Lucullus dîne chez Lucullus » est en réalité : La Victoire de Judas Iscariote.

2°  L’auteur de cet ouvrage n’est pas italien, mais iranien et se nommé Georg Yanik ; Mme Denoël n’a fait que la traduction et l’adaptation de son œuvre.

3°  Vous affirmez que « Mme Denoël vient de gagner son procès et réintègre, en fin d’année, la célèbre maison d’édition qu’avec son mari elle mena à une si haute fortune » ; voici exactement ce qu’il en est de ce procès :

Depuis l’assassinat de son époux Robert Denoël (2 décembre 1945), Mme Denoël, au nom de son fils mineur, a intenté un procès aux Editions D...-M... qui prétendaient posséder les parts de Robert Denoël dans la maison d’édition qui porte son nom. Le Tribunal de Commerce a, en effet, donné gain de cause à Mme Denoël et à son fils Robert, mais la partie adverse ayant interjeté appel, le jugement de la Cour d’Appel, qui devait être rendu mercredi dernier 26 octobre, a été remis à huitaine. Nous connaîtrons ainsi l’arrêt de la Cour d’Appel qui, nous l’espérons, rendra au fils de Robert Denoël l’héritage de son père.

Nous nous voyons obligés de vous demander cette rectification afin que de méchantes langues ne disent pas que Mme Denoël cherche à influencer les juges.

 

18 novembre

 

Article signé Abel Manouvriez paru dans Paroles Françaises sous le titre : « La Volonté du mort ». Céline, qui l'avait lu à Copenhague, estimait qu'il était « payé » et il envoya, dès le 22 novembre, une lettre surprenante à son auteur [cf. Chronologie]. Favorable à Jeanne Loviton, il a néanmoins le mérite de restituer les plaidoiries des avocats :

 

 

La cession consentie pour 757 000 francs, le 25 octobre1945, par l’éditeur Robert Denoël, de 1 515 parts de sa société d’édition à la Société Domat-Montchrestien, dont la gérante est Mme Jeanne Loviton, est-elle réelle ? Est-elle fictive ? Le 24 décembre 1948, le tribunal de commerce avait décidé que cette cession devait être annulée parce que simulée, et il avait accordé à Mme veuve Denoël cinq cent mille francs de dommages-intérêts. L’affaire vient, en appel, d’être portée devant la cour.

A l’origine de l’affaire, il y a la tragédie affreuse, encore présente à la mémoire de tous : le 2 décembre 1945, vers neuf heures du soir, Robert Denoël se rend en voiture, en compagnie de Mme Loviton, dans un théâtre de Montparnasse. A l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, il s’aperçoit qu’un des pneus est crevé. Il fait descendre Mme Loviton et l’engage à gagner le commissariat de police le plus proche pour s’y faire envoyer un taxi (ceux-ci sont encore rares à cette époque) et à se rendre au théâtre, où il ira la rejoindre, l’accident réparé.

Mme Loviton acquiesce. A peine arrivée au commissariat, elle apprend brutalement, par une communication téléphonique dont les termes parviennent à ses oreilles, qu’on vient de découvrir le cadavre d’un inconnu, tué à coups de revolver, près d’une auto, à l’endroit même où elle a laissé Denoël quelques instants auparavant. Affolée, en proie à l’émotion qu’on devine, elle court sur les lieux. C’est bien Denoël qui a été victime du crime. Crime crapuleux, conclura rapidement l’enquête. Il s’en était produit plusieurs la veille et le même soir, dans le même quartier. Les agresseurs avaient été dérangés, toutefois, car on retrouve le portefeuille du mort et les 10.000 francs qu’il contenait.

Denoël était séparé de fait de sa femme. Il projetait, le divorce obtenu, de s’unir à Mme Loviton, qu’il connaissait depuis 1943, et en qui il avait trouvé une aide pécuniaire et morale précieuse.

Que Mme Denoël ait conçu contre sa rivale heureuse une rancune tenace, que cette rancune se soit traduite par toute une série d’accusations, par des procès, par un véritable acharnement à représenter Mme Loviton comme ayant voulu la dépouiller, elle et son fils, de l’avoir de son mari, nul ne songera trop à s’en étonner. «Rien», a dit Balzac, «ne lie ou ne désunit davantage deux femmes que de faire leurs dévotions au même autel». On inclinera même à croire que la désunion - terme faible - doit être le cas le plus fréquent...

Pendant l’occupation, Denoël avait publié Les Décombres, de Rebatet, et Guignol’s Band, de Céline, il s’était associé avec un éditeur allemand, francophile d’ailleurs, M. Andermann. Cela lui causa des difficultés lors de la Libération. Le Comité d’épuration du Livre le dénonça et il fut l’objet d’une instruction devant la Cour de Justice. Il bénéficia, d’ailleurs, d’une ordonnance de classement, le 13 juillet 1945. Il n’en avait pas moins pu redouter, un moment, la confiscation de ses biens.

  Me Rozelaar : « Nous savons, les uns et les autres, ce que représentaient les poursuites devant la cour de justice ; nous savons que, devant elle, des hommes de bonne foi dont la culpabilité n’était pas entière ont pu être condamnés à de lourdes peines par l’effet d’un jury plus ou moins bien intentionné, le magistrat qui préside étant parfois impuissant à maîtriser les passions du jury.

Il lui fut suggéré - et il accepta l’idée - d’entrer dans une sorte de clandestinité, de s’effacer et de céder ses parts, de façon à permettre à son entreprise de continuer à fonctionner et de bénéficier de crédits bancaires. Au début de 1945, un projet fut établi et rédigé par un homme d’affaires, la date et le nom du bénéficiaire de la cession étant laissés en blanc.

Date et nom, assure Me Rozelaar, ont été rajoutés après coup, après la mort de Denoël, dont il n’était nullement prouvé que son plus cher désir était de s’unir à Mme Loviton. On soutient en son nom que Denoël voulait divorcer. Dans les jours qui précédèrent l'assassinat, il écrivait à sa femme sur le ton le plus affectueux pour s’informer de la santé de l'enfant. Fin novembre, il lui téléphonait : ‘" Arrête tout, pas de divorce, tout peut encore s’arranger. "

Quoi qu’il en soit, retenons ces dates dont le rapprochement est significatif : 25 octobre 1945, cession prétendue des parts ; 2 décembre, assassinat de Denoël ; 8 décembre, enregistrement des parts ; début de janvier 1946, notification à la Société Denoël. La mort a été mise à profit... Et quand les scellés sont mis sur l'appartement que Mme Loviton louait pour Denoël, on ne trouve rien. Ses vêtements, ses livres, sa montre en or ont disparu. Quant à son compte en banque, il est à sec. Où est passé le reste de ce qu’il possédait ?

Le paiement des 757 000 francs ? Une plaisanterie. 757 000 francs, c’était peut-être la valeur nominale des parts. Leur valeur réelle était bien plus élevée. Le fonds de commerce valait 7 à 8 millions.

Jamais Denoël, qui adorait son fils, n'aurait consenti à le dépouiller ainsi. L’adversaire a dû avouer que le versement n’a pas eu lieu le 25 octobre, le jour où l'acte aurait été régularisé et la quittance donnée, mais seulement le 30 novembre.

Nous affirmons qu’il n’a pas plus été effectué le 30 novembre que le 25 octobre. Le livre de caisse de la Société Domat-Montchrestien porte trace d’une opération invraisemblable que voici : le 30 novembre, Mme Loviton verse à son titre personnel dans la caisse de cette société dont elle est gérante, 757 000 fr. et s’en fait donner reçu. Puis, cette opération faite de la main droite, elle retire, de la main gauche, la même somme et en donne reçu à la caissière !

Cette mise en scène n’a été orchestrée que parce que, en décembre 1945, Mme Loviton sait bien que jamais Mme Denoël ne consentira à lui céder les parts, qu’il y aura procès et qu’il lui faudra prouver comment elle a payé.

Plaisanterie encore une fois : la cour aura à choisir, et elle dira si Denoël prétendait favoriser sa maîtresse ou sa femme. »

A ce réquisitoire, habilement présenté par Me Rozelaar, Me Rosenmark, adversaire redoutable dans un procès civil, ripostait, au nom de la Société Domat-Montchrestien, que la thèse de Mme Denoël n’était qu’un roman, que tout ce qu’elle appelait une machination s’expliquait de la façon la plus aisée pourvu qu’on y regardât d’un peu près.

Me Rosenmark : « Tout d’abord, qu’est-ce que Mme Loviton, contre laquelle on accumule tant d’odieuses accusations ? Une femme charmante, d’une intelligence et d’une activité remarquables. A la mort de son père, en 1942, elle a repris la direction des " Cours de droit ", sténographie des cours des facultés que connaissent bien les étudiants. Elle a hérité également de lui des parts dans la Société d’édition Domat-Montchrestien, dont elle est gérante.

On prétend que Mme Loviton et les Editions Domat-Montchrestien, c’est la même chose. Profonde erreur : aux Editions Domat-Montchrestien, Mme Loviton ne possède que la minorité des parts, la majorité étant tenue par une personne qu’on ne peut soupçonner d’être un simple prête-nom, Mme Yvonne Dornès, fille d’un conseiller à la Cour des comptes, animatrice d’une société bien connue et à caractère quasi officiel, S.V.P.

Au moment de la Libération, la situation des Editions Denoël est critique. L’homme qui en est la cheville ouvrière est l’objet de poursuites, les parts de M. Andermann sont sous séquestre. Comment faire marcher une affaire dans ces conditions ? Il décide donc, sur conseils unanimes, de vendre ses parts. Le 5 février 1945, il annonce son intention aux Domaines. Ceux-ci répondent qu’ils n’exerceront pas le droit de préemption prévu aux statuts. En mars, la cession est décidée, en principe, mais remise au jour où on y verra clair, où le classement escompté aura été obtenu en cour de justice.

 Le projet est établi par un homme d’affaires, tapé avec deux mentions en blanc, le nom du cessionnaire et la date. Mme Loviton et Mme Dornès alternant à la gérance, on ne pouvait deviner d’avance qui serait la gérante au moment de la signature. On ne pouvait pas savoir non plus d’avance quand on signerait.

Le divorce était décidé, quoi qu’on invoque, de l’autre côté, des lettres non datées ou un coup de téléphone impossible à vérifier. Mme Denoël l’acceptait, il le fallait bien, ayant accumulé depuis des années ce que les tribunaux appellent des " injures graves ". La vie commune était impossible, comme l’atteste certaine lettre qu’elle soutient n’avoir jamais reçue, qu’il a bien fallu lire à l’audience, et dans laquelle son mari accumule tous ses griefs.

Elle n’a jamais été une compagne pour lui. Elle n’a jamais été capable ni de donner un coup de téléphone, ni d’organiser une réception, ni de faire une démarche, ni de seconder en quoi que ce soit son mari.

Tout ce dont elle était incapable, Mme Loviton l’apportait à Robert Denoël. Il savait que, passée dans ses mains, comme le voulaient les auteurs, sa société reprendrait vie et prospérerait de nouveau. Il savait que Mme Loviton était toute disposée, quand son fils aurait l’âge d’homme, à lui faire une place dans la direction.

Le grand argument invoqué aussi bien dans la thèse de l’adversaire que dans celle du jugement, c’est que les 757 000 francs n’ont pas été retrouvés. Ici encore, nous avons réponse : trois créanciers de Denoël nous ont écrit pour nous certifier que, dans les jours qui précédèrent sa mort, Denoël leur a remboursé des prêts s’élevant au total à 600 000 francs.

Que veut-on de plus ? L’hypothèse du vol des bons de caisse a été écartée par la Chambre des mises, ainsi que les machinations qu’on met à l’actif de Mme Loviton. Après le crime, la malheureuse femme est restée alitée trois semaines, veillée nuit et jour, ne pouvant trouver de repos que grâce à des piqûres.

Peut-on imaginer qu’elle ait pu, durant ces heures tragiques, concevoir et exécuter l’abominable opération qu’on lui prête ? Le tribunal n’a retenu que la vente simulée. Il n’a même pas assigné à cette prétendue simulation un objet frauduleux ou illicite.

Qui s’agissait-il de tromper ? Les Domaines ? Denoël était assez bien conseillé pour savoir qu’en cédant ses parts avant la fin de ses difficultés il n’évitait nullement la confiscation : une telle cession était, d’avance, frappée de nullité.

La Cour, conclut Me Rosenmark, lavera définitivement Mme Loviton de calomnies cruelles. En luttant pour conserver ses parts, elle n’a pas lutté pour s’assurer une fortune. La charge des Editions Denoël est terriblement lourde... Elle a usé à ce travail sa santé... Elle s’est attachée à une œuvre de relèvement singulièrement ardue, et elle ne l’a fait que pour exécuter, comme le disent tous les amis de Robert Denoël, la volonté du mort. »

 

Abel Manouvriez

 

Fin novembre ?

 

Article non signé dont j'ignore s'il a réellement paru dans Détective. Albert Morys m'en avait communiqué une copie dactylographiée, ce qui doit indiquer qu'il a été rédigé par un proche de Cécile Denoël. Il est le pendant de l'article précédent :

« Quatre ans après,
le mystère de la mort de l’éditeur Robert Denoël sera-t-il un jour éclairci ?
»


    A l'audience de la 3ème Chambre de la Cour d'Appel se plaidait il y a quelques jours le procès qui met aux prises depuis quatre ans le fils de l'éditeur Robert Denoël et l'ancienne maîtresse de son père, Mme Jeanne Loviton, en littérature, Jean Voilier.

Le jeune Robert Denoël, qui avait 12 ans au moment de l'assassinat de son père, est évidemment assisté de sa mère qui est sa tutrice naturelle et légale.

Mais, Mme Veuve Denoël, avec infiniment de dignité d'ailleurs, soutient ce procès, uniquement pour défendre la mémoire de son mari et faire respecter les droits de son enfant, droits que lui conteste Mme Loviton.

De quoi s'agit-il ? C'est une histoire assez embrouillée et qui ne semble pas se clarifier à la lumière des débats.

En 1945 l'éditeur Robert Denoël qui, pendant l'occupation, avait publié un certain nombre d'ouvrages à tendance nettement collaborationniste, avait jugé prudent de ne plus paraître à son bureau et avait demandé à un de ses amis, M. Maximilien Vox, de bien vouloir accepter la mission d'administrateur provisoire de sa société pour le compte du ministère de la Production Industrielle.

Robert Denoël lui-même, toujours poussé par sa fièvre de l' édition, ne restait cependant pas inactif et, à l'abri d'une petite entreprise qu'il avait constituée avec des amis, continuait à faire œuvre d'éditeur, mais en sous-main.

Il avait depuis peu quitté son foyer et vivait avec sa maîtresse Jeanne Loviton, elle-même spécialiste de l'édition puisqu'elle est gérante de la Sté des Ed. Domat Montchrestien.

C'est ici que tout se complique. Mme Jeanne Loviton prétend que Denoël, lassé des poursuites dont il était l'objet, avait décidé de lui céder la totalité des parts dont il était propriétaire dans la Sté des Ed. Denoël, et elle produit à cet égard une cession en bonne et due forme datée du 25 octobre 1945.

Le jeune Robert Denoël et sa mère répondent à cela que jamais Robert Denoël n'aurait frustré son enfant de la totalité de son actif, que d'ailleurs cette cession de parts est viciée à la base et entachée de nullité car, si elle porte bien la date du 25 octobre 1945, cette date a été ajoutée après coup, ainsi d'ailleurs que le nom de Mme Loviton.

Au surplus, cet acte a été enregistré 6 jours après la mort de Denoël et ne présente aucune garantie d'authenticité quelconque car il est établi par une nombreuse correspondance et par des témoignages concordants que, depuis le mois de février 1945, Denoël avait pensé ajouter à sa clandestinité une simulation de la vente de ses parts afin d'éviter, en cas de « coup dur », la confiscation de ses biens.

Mais Mme Loviton, qui possède de hautes et puissantes relations, veillait jalousement sur son poulain et, le 13 juillet 1945, celui-ci bénéficiait d'une ordonnance de classement à la Cour de Justice.

Ses tribulations n'étaient pas terminées pour autant puisque sa société faisait encore l'objet d'une poursuite et qu'il devait lui-même comparaître dans le courant du mois de décembre 1945 ou de janvier 1946 devant la Commission d'épuration du Livre.

Et c'est ici que se place le côté le plus troublant de cette affaire. Alors que Denoël manifestait nettement l'intention de reprendre en mains son entreprise, alors qu'il écrivait à des amis très chers qu'il entendait rentrer chez lui, alors que le 3 décembre il avait rendez-vous avec son directeur commercial pour recevoir des mains de ce dernier une attestation signée du personnel de sa maison d'édition qui demandait au Comité d’épuration du Livre de permettre à M. Denoël de reprendre la gérance de son affaire, il était mystérieusement assassiné dans la soirée du 2 décembre 1945.

On a déjà fait couler pas mal d'encre au sujet de cet assassinat et de nombreux articles de presse ainsi que des échos parus dans divers hebdomadaires, ont souligné avec infiniment de modération d'ailleurs, ce qu'il pouvait y avoir de troublant dans cette disparition soudaine.

Car Denoël était un grand éditeur. Il avait le sens très particulier qui permet à l'éditeur de découvrir dans un débutant l'auteur à succès de demain.

Craint par les uns, adoré par les autres, il avait une très forte personnalité à laquelle s'ajoutait une carrure imposante et un sens très sûr de ses directives personnelles et de ses volontés.

Donc, le 2 décembre 1945, il conduisait une voiture automobile appartenant à la Société Les Editions Domat-Montchrestien, automobile dans laquelle se trouvait Mme Loviton. Etait-il accompagné par d'autres personnes ? On ne le sait.

Il n'y eut apparemment aucun témoin de la scène car un pneu de la voiture ayant éclaté, Denoël se rangea le long du trottoir côté droit en remontant le boulevard des Invalides, exactement le long du square du même nom.

Me Loviton déclara à l'enquête qu'à ce moment elle quitta son ami avec lequel elle devait se rendre au théâtre et que celui-ci lui conseilla de prendre un taxi en lui disant qu'il la rejoindrait un peu plus tard, après avoir changé la roue.

Mme Loviton se rendit effectivement au Commissariat de police de la rue de Grenelle où, dès son arrivée elle entendit un appel de Police-Secours précisant qu'un attentat venait d’être commis à l'endroit qu'elle venait de quitter.

Ayant obtenu un taxi elle s'y rendit aussitôt et trouva Denoël râlant sur le trottoir, côté gauche, en montant le boulevard.

Un car de Police-Secours se trouvait déjà sur les lieux et les policiers y déposèrent Denoël pour le transporter à l'hôpital. L'interne de service à l'hôpital Necker ne pouvait quelques minutes plus tard que constater son décès.

Mme Loviton ne put s'empêcher de se jeter sur le corps de son amant en criant : « Pardonne moi, mon chéri, c'est ma faute ».

Chose curieuse, dès 10 h. ce soir-là, la Préfecture de police faisait connaître à la presse que l'éditeur Robert Denoël avait été victime d'un crime de rôdeurs.

L'enquête de police effectuée par la brigade criminelle de la police judiciaire conclut d'ailleurs dans ce sens, alors que toutes les apparences contredisent cette thèse.

En effet, Robert Denoël a été tué d'une balle tirée dans le dos et alors qu'il se trouvait vraisemblablement au milieu du boulevard. Il est allé s'abattre de l'autre côté, tenant encore le cric dont il entendait se servir pour soulever la voiture.

Son portefeuille fut retrouvé intact contenant, outre ses papiers personnels, une somme de 10.000 francs.

Aucun témoin n'avait assisté à la scène. La police ne prit même pas la précaution de prendre l'identité des personnes qui s'attroupèrent au bruit du coup de feu.

Mme Denoël, s'étant constituée partie civile devant M. Gollety, juge d'instruction chargé de l'information, présenta un mémoire pour expliquer ce qui lui paraissait néanmoins surprenant dans l'enquête primitivement menée par la Police.

L'information n'aboutit pas et le juge d'instruction, en l'absence d'inculpés et de témoins, fut bien obligé de rendre une ordonnance de non-lieu.

Mais la clôture de l'information ne signifiait pas pour autant un arrêt de l'enquête. Des bruits circulent actuellement et l'on prétend que de nouvelles révélations permettraient éventuellement de rouvrir l'information.

Ayant recherché dans les articles de journaux parus à l'époque du crime, Détective a remarqué les contradictions relevées au cours de l'enquête ; et le procès qui mettait aux prises la succession de Robert Denoël et Mme Loviton, n’a jeté à l'heure actuelle aucun jour nouveau sur ce drame. Connaîtra-t-on un jour l'assassin de Denoël ?

 

NB. On peut ajouter que Mme Denoël, ayant au début porté plainte en se constituant partie civile, à la suite de la découverte qu'elle avait faite de la cession de parts litigieuse, et du fait qu'aucune des affaires personnelles de Denoël ne put être retrouvée, cette plainte se termina par une ordonnance de non-lieu, confirmée par la Chambre des Mises en accusation dans des conditions qui prêtent à sourire car la Chambre des Mises a rendu au mois de décembre 1947 un arrêt disant que le fait par un homme marié de vivre maritalement avec sa maîtresse, créait entre lui et cette dernière une communauté de fait ne permettant pas d'apprécier autrement qu'avec la plus grande circonspection toute présomption d’appréhension frauduleuse de celle-ci au préjudice de celui-là.

 

3 et 4 décembre

 

Article non signé paru dans Combat, sous la rubrique « Tout se sait ». Jeanne Loviton y répondra le 7 janvier 1950 :

« Un Secret bien gardé »

Voilà bientôt quatre ans que la police cherche le meurtrier qui, le 2 décembre 1945, tua, non loin des Invalides, l’éditeur Robert Denoël, pendant qu’il était occupé à changer un pneu de sa voiture.

Un procès, qui fit du bruit, eut lieu après cet attentat, et l’éditeur laissa une succession assez embrouillée.

- Jamais, dit à cette époque un juge consulaire, nous n’avons reçu tant de sollicitations et des plus diverses. Si les juges officiels ont manqué de tenue, comme on l’a prétendu, dans ce procès nous avons tenu à prouver que le Tribunal de Commerce savait rendre justice. »

Pourtant, le bruit court que la Préfecture de police posséderait un dossier, gardé secret, qui serait susceptible de faire rebondir l’affaire sur un nouveau plan, celui de la justice répressive.

Ce secret si bien gardé, comme l’on dit, va-t-il apparaître un jour prochain en pleine lumière ?

 

16 décembre

 

Article signé « Le Merle jaune » paru dans le journal Paris publié à Casablanca, sous la rubrique : « Coup de bec du Merle Jaune », illustré d'une photo de Louis-Ferdinand Céline :


Un récent jugement du Tribunal de la Seine autorise Mme Denoël à reprendre la direction de sa maison d’édition parisienne bien connue. Est-ce la fin logique d’un drame de l’édition ignoré de beaucoup de personnes ? Car, si la presse s’émut du cas de Bernard Grasset, fort heureusement résolu, l’histoire de Denoël fut passée sous l’éteignoir. Cette histoire (série « noire » voire « blême ») est pourtant passionnante ; elle pose la question de savoir si un éditeur doit être tenu pour responsable des idées exprimées par les auteurs de sa firme.

Il n’y a pas tellement d’années, deux Belges, Denoël et Steele, créèrent une maison d’édition à Paris. Publicité, présentations modernes, la nouvelle marque se tailla rapidement une place enviable. La publication des ouvrages de Céline lui assura bientôt un rôle de premier plan dans l’édition française, mais les haines qui s’accumulèrent sur la tête du médecin-écrivain débordèrent un peu sur l’éditeur qui, entre-temps, se sépara de Steele.

Pendant l’occupation allemande, Denoël, dont c’était le métier de vendre du papier imprimé, persévéra dans sa profession. Il édita un peu de tout, dont des retirages de Céline (en plus des Beaux Draps) et Les Décombres de Rebatet précisément refusés par Gallimard. Les ressentiments, devenus plus violents avec la guerre, ne se localisèrent pas sur la tête des écrivains. Denoël fut violemment pris à partie (en particulier par des confrères gênés par la vogue de sa firme). Certains partirent de ce raisonnement simpliste : « Sans l’éditeur Denoël, Céline serait inconnu », sans songer que dix autres éditeurs eussent remplacé Denoël s’il s’était récusé.

Quelque temps après la Libération, Denoël, en liberté because sa nationalité belge, passa en automobile place des Invalides. Un pneu éclata ; il stoppa et descendit pour voir la cause de l’incident. Au même instant, des coups de feu claquèrent. Denoël s’écroula, touché mortellement.

On peut facilement reconstituer le drame. L’éditeur, condamné à mort pour «propagande raciale célinesque» par une de ces polices occultes de la libération, part de chez lui filé par une autre voiture. Un coup de feu crève un de ses pneus. Les tueurs sautent à terre et attendent que paraisse l’homme à abattre.

Denoël venait de mourir pour les idées de Céline. On n’entendit jamais parler de l’arrestation des assassins.

Denoël était un éditeur fort intelligent qui, comme tant d’autres, avait cru prendre une hypothèque sur l’avenir pendant l’occupation. En même temps qu’il publiait Les Décombres et le curieux livre d’Augier, Les Partisans, il n’avait pas hésité à accueillir Elsa Triolet qui, comme chacun sait, est la propre femme du poète communiste Aragon, grand maître de l’épuration des intellectuels après la libération.

En pleine occupation allemande, ladite Elsa Triolet s’était adressée (mais oui !) à l’éditeur de Céline pour lui offrir son roman Le Cheval blanc, ouvrage - non sans valeur dans sa première moitié - qui se vendit fort bien et rapporta des droits versés par « l’exécrable » éditeur de Céline. La gracieuse Elsa estimait certainement à sa juste valeur Denoël puisque, faisant taire ses sentiments personnels - nous sommes toujours pendant l’occupation - elle lui confia un autre manuscrit : Le premier accroc coûte deux cents francs.

L’ouvrage fut annoncé par les courriéristes littéraires, dès le début de 1944, alors que l’après-guerre retentira des exploits - très réels - de résistante de la femme-écrivain. Nous, on veut bien, mais nous avouons ne pas très bien concilier l’aide et l’argent d’un éditeur réputé - à tort ou à raison - « collaborateur » (et pour ce fait envoyé ad patres sans jugement), avec les grandes tirades libératrices du ménage Aragon (Alors quoi, les deux mains s’ignorent ?)

Pourquoi avoir tenu rigueur à Denoël de ses éditions célinesques d’avant la guerre sans tenir compte du contrepoids communiste d’Elsa Triolet ?

    Tragédie à trois personnages :

M. Denoël (édit.)
    M. Céline (écriv.)
    Mme Elsa Triolet (femme Aragon)

Il y a des gens vraiment peu reconnaissants. Surtout que, sans Denoël, Elsa Triolet n’aurait jamais obtenu le Goncourt avec Le premier accroc, recueil de nouvelles de moyenne valeur qui, vraisemblablement, dut être remanié après la libération car il comporte des appréciations sur les prisonniers de guerre français qu’on ne se serait pas avisé d’écrire lorsqu’il y avait plus d’un million de nos compatriotes derrière les barbelés. Mais le vent de l’époque était de dresser les déportés contre les prisonniers de guerre pour des buts discernés depuis. Il est vrai que, la Grande Peur estompée, pour se racheter, les Goncourt primèrent, l’année suivante, l’excellent livre de Francis Ambrière : Les Grandes Vacances, récit d’un authentique ancien captif de guerre.

Ainsi, cette sorte de « crypto-communisme » de garantie du brave Denoël, qui soutira du papier aux Allemands pour imprimer Elsa Triolet, aura été payé de la plus noire ingratitude.

Que le retour de Mme Denoël à la tête de sa firme soit salué. Mais que la leçon de son mari facilite les méditations des intellectuels qui croient prendre des assurances sur l’avenir en flirtant avec Karl Marx.

Le Merle Jaune