Robert Denoël, éditeur

Denoël dans la presse

1947

 

25-28 janvier

 

Article non signé paru dans la Gazette du Palais qui commente l'arrêt rendu le 20 décembre 1946 par la Cour d'Appel de Paris, dans le procès civil intenté par Cécile Brusson, la veuve de l'éditeur Robert Denoël, à Mme Jeanne Loviton, directrice des Editions Domat-Montchrestien.

Dans l'article, les noms des personnes citées sont remplacés par des initiales. Nous restituons à ces initiales les noms des personnes citées.

Dame X : Cécile Denoël, veuve de l'éditeur.

Dame Y : Jeanne Loviton, maîtresse de l'éditeur.

Sieur X : Robert Denoël, éditeur.

Robert X, partie civile : Robert Denoël, fils mineur de l’éditeur.

Editions A : Editions Domat-Montchrestien.

Editions B : Editions Denoël.

Sieur L : Jean Lucien, agent d’affaires à Paris.

 

Cour d'Appel de Paris (Ch. d'accus.), 20 décembre 1946

 

Vol.- Eléments du délit.- Appropriation frauduleuse.- Homme marié vivant chez une maîtresse.- Communauté de fait.- Appropriation par la maîtresse.- Appréciation.- Nécessité d'une extrême circonspection.

La « communauté de fait » qui a existé entre un homme marié séparé de fait et la maîtresse au domicile de laquelle il vivait, ne permet pas d'accueillir, autrement qu'avec une extrême circonspection, toute présomption d'appropriation frauduleuse, de la part de celle-ci, d'objets personnels à celui-là.

Dame X... contre dame Y...

LA COUR.

En la forme :

Considérant que l'appel est régulier et qu'il est intervenu dans les délais de la loi, le 7 novembre 1946 ;

Au fond :

Considérant qu'il résulte des éléments de l'information que la dame Veuve X... agissant en son nom et comme tutrice de son fils mineur Robert X... s'est constituée partie civile, sur une plainte en faux, usage de faux et vol, contre la dame Y... et tous autres ;


    que des diverses auditions et confrontations auxquelles il a été régulièrement procédé, ne ressortent pas des charges suffisantes :

Sur l'inculpation de vol :

Considérant qu'il est constant que le sieur X..., séparé de fait de sa femme, dont il était d'ailleurs séparé de biens par contrat de mariage, vivait, depuis un an environ, maritalement au domicile de la dame Y... et que la communauté de fait ayant ainsi existé entre le sieur X... et la dame Y..., ne permet pas d'accueillir autrement qu'avec une extrême circonspection toute présomption d'appropriation frauduleuse, de la part de celle-ci, d'objets personnels à celui-là ;

Que malgré les efforts tentés par la partie civile pour déterminer le corps du délit allégué, ce dernier demeure incertain ;


    qu'en effet, si elle représente plusieurs factures de vêtements ou de meubles livrés au sieur X... depuis 1943, elle n'a pas été à même de rapporter la preuve qu'ils aient été en possession de celui-ci dans l'un des locaux qu'il occupait avec la dame Y... au jour de son décès, survenu dans la nuit du 2 au 3 décembre 1945 ;


    que, d'ailleurs, sur la réclamation de la Veuve X..., la dame Y... a fait rapporter certains objets qu'elle avait cru pouvoir distribuer, à titre de libéralités, après le décès de son amant ;

    Qu'en ce qui concerne une montre-bracelet en or ayant appartenu à ce dernier, la dame Y... fait valoir que l'objet litigieux aurait été acquis par elle en échange d'une montre-bracelet du même genre, restée en possession du défunt ;


    qu’ainsi présentée, l'explication, dont la fausseté n'a pas été démontrée, est plausible ;


    Considérant que, en conséquence, les éléments matériels et intentionnels, nécessaires à la constitution du délit de vol, font défaut et que, de ce chef, le non-lieu est justifié ;

Sur l'inculpation de faux et usage de faux :

Considérant qu'un acte, dont la photographie est au dossier, porte cession à la Société des Editions A.., de 1915 [sic] parts de la Société des Editions B..., appartenant au sieur Robert X...;


    qu'il n'est pas contesté que la signature et la mention : « Bon pour cession de 1915 parts », qui la précède, sont de la main du sieur X...;


    qu'il est seulement allégué que le nom de la dame Y... et la date du 25 octobre 1945 ont été frauduleusement inscrits, après coup, dans les blancs laissés à cet effet dans le corps de l'acte enregistré le 8 décembre 1945, après le décès de l'éditeur, et ratifié par délibération de l'assemblée générale de la Société, le 21 janvier 1946 ;

Qu'il n'importe de rechercher si, dans le temps voisin de son décès, le sieur X... avait ou non manifesté, auprès de divers témoins, son intention de céder ses parts de sociétaire des Editions B..., dès lors que cette intention ressort de la teneur non contestée de l'acte par lui signé ;

Qu'on ne saurait écarter les déclarations du sieur L..., agent d'affaires à Paris, suivant lequel la dame Y... et le sieur X... se seraient présentés, en mars 1945, à son bureau pour lui demander de préparer ledit acte de cession, qui aurait été complété par lui, en leur présence et à leur demande, le 25 octobre 1945 ;


    que le même témoin explique le délai apporté à la régularisation de l'acte par la double raison que le sieur X..., se trouvant poursuivi devant la Cour de justice pour son activité d'éditeur pendant l'occupation, avait laissé le projet en suspens jusqu'au classement des poursuites, et que, d'autre part, une mutation ayant été envisagée dans la personne des gérants de la Société A..., le nom de la personne habilitée à la représenter à l'acte devait être éventuellement réservé ;

que la première partie de ces déclarations trouve confirmation dans une lettre datée du 15 février 1945 à l'Administration des Domaines, dans laquelle le sieur X... l'avisait de son intention de céder ses parts, pour le cas où celle-ci aurait désiré exercer son droit de préemption, ainsi que dans des rapports à ce sujet ayant eu lieu entre ladite Administration et le cabinet L..., jusqu'au moment où la cession prévue a été réalisée ;

Qu'en relevant dans son mémoire qu'absent de son entreprise, le sieur X... continuait à travailler sous le couvert des éditions A..., la partie civile elle-même atteste le fait d'un transfert d'intérêts dont l'acte incriminé pourrait bien n'avoir été que l'expression de droit ;

Considérant que, quelle que soit la date à laquelle les additions litigieuses aient été effectuées, il est décisif qu'elles n'aient point altéré la substance de l'acte ;


qu'en effet, il n'y a pas eu, de leur fait, une modification quelconque dans la qualité du cessionnaire des parts sociales, puisque, ainsi qu'il était initialement prévu, la dame Y... n'y est intervenue qu'agissant au nom de la Société des Editions A..., bénéficiaire de la cession consentie par le sieur X... ;

Considérant qu'il n'est donc pas établi que les mentions contestées présentent les caractères du faux en écriture ; d'où il suit que, de ce chef, le non-lieu n'est pas moins justifié ;

Considérant, il est vrai, que la partie civile entend subsidiairement faire substituer aux infractions servant de base à sa plainte celle d'abus de blanc-seing, d'escroquerie et d'abus de confiance, et sollicite un complément d'information, à l'effet d'élucider certains points qu'elle estime en rapport avec ces prétendues infractions ;

Mais considérant que, d'une part, il ressort d'ores et déjà de l'instruction suivie qu'il n'y a eu aucune inscription frauduleuse dans l'acte de cession ;


    que, d'autre part, il n'est pas soutenu que la dame Y... ait employé des manœuvres frauduleuses pour obtenir le consentement du signataire du dit acte ;


    qu'enfin il n'est pas douteux que celui-ci n'a jamais été matériellement aux mains de la dame Y..., tandis que le sieur L... n'a fait que remplir, à son sujet, le mandat dont le sieur X... l'avait chargé ;


    qu'il serait donc sans intérêt pour 1'action publique de poursuivre l'information sur les points précisés au mémoire, qui demeurent matière à contestations civiles ;

Par ces motifs, - Confirme, en conséquence, l'ordonnance entreprise ; dit qu'elle sortira son plein et entier effet.

MM. Matifas, président ; Lancien, substitut du Procureur général ; Me Rozelaar, avocat.

 

Commentaire du rédacteur de l’article

 

L'arrêt rapporté est remarquable en ce qu'il apporte un élément nouveau à la construction juridique qu'on a appelée l' « avènement du concubinat »; il fait état, pour repousser l'inculpation de vol, non pas seulement d'une société de fait, mais d'une «communauté» de fait, et c'est à raison de cette communauté qu'il rejette l'inculpation.

Déjà, d'après la dernière législation, en considérant les deux situations au point de vue du droit civil, le «mariage de fait » présente des avantages sur le mariage légal ; à sa formation, il ne rencontre aucun empêchement, il échappe à la solennité désuète de la cérémonie administrative, où l'officier de l'état-civil rappelle non sans sourire à la femme qu'elle doit obéissance à son mari ; la dissolution se fait sans frais et sans lenteurs ; si un jour, comme on nous l'annonce, le régime matrimonial légal devient le régime de la séparation de biens, l'union de fait présentera sur le mariage légal cet avantage que la jurisprudence, admettant une société de fait, ou même, pour parler comme l'arrêt, une « communauté de fait » entre les concubins, les faux ménages apparaîtront plus solides que les vrais. Evidemment, il y a les enfants, adultérins ou même simplement naturels, qui sont quelque peu sacrifiés...

L'arrêt ci-dessus apporte une contribution au système, puisqu'il en arrive, en se plaçant sur le terrain du droit pénal, à faire bénéficier l'épouse de fait, même en cas d'adultère, de l'immunité prévue par l'art. 380 du Code pénal en faveur de l'épouse légitime ; l'arrêt estime que la société de fait - il dit « communauté de fait » - ne peut permettre d'accueillir qu'avec une extrême circonspection toute présomption d'appropriation frauduleuse.

Il se fonde sur ce que la preuve n'est pas rapportée que les objets prétendus volés aient été en possession de la concubine. La jurisprudence avait distingué, jusqu'ici, entre les objets d'usage commun et les objets dont chacun a la possession exclusive ; s'il s'agit d'objets à usage personnel, elle admettait le vol : «Ainsi, avait commis un vol une femme qui s'était emparé frauduleusement des effets personnels et des valeurs mobilières qu'un individu avait apportés dans un logement où il habitait constamment avec elle, alors qu'il ne lui avait confié ces objets ni à titre de mandat, ni à titre de dépôt» (Cass. 8 juillet 1863, cité par Garçon, sous l'art.379, n° 209).

Dans le cas d'objets à usage commun, comme la femme ne les détient qu'à titre précaire, soit comme dépositaire, soit comme mandataire chargée d'en prendre soin, Garçon estime qu'il n'y a pas vol, mais abus de confiance.

A l'encontre, dans le système de l'arrêt considéré, il semble que le fait de la cohabitation, même adultérine, constitue pour la femme une présomption d'appropriation légitime ; la conclusion serait que la concubine serait mieux placée que la femme mariée qui, elle, si elle divertit les objets de communauté, commet le délit civil du recel et se voit infliger les sanctions de l'art.792 du Code civil.

La « communauté de fait » est vraiment préférable, pour la femme, à la communauté légale ; voilà une nouvelle ombre sur l'institution du mariage, dont certains annoncent déjà le crépuscule.

 

*

 

« Car Denoël misait sur les deux tableaux. Mais ça ne lui a pas réussi »,

conclut Jean-Galtier-Boissière dans Mon journal dans la drôle de paix [Europe-Amérique, 20 février 1947].

 

« Comme fait de résistance, on ne peut, en effet, trouver mieux. Mais qu'attend-on pour inclure tous les éditeurs dans cet hommage mérité ? Et pour décerner, par exemple, la croix de la Résistance à titre posthume à M. Denoël ? »  [Echo signé « Le Huron », Franc-Tireur, 20 mai 1947]

 

20 décembre

 

Echo non signé paru dans L'Intransigeant. Le procès sera renvoyé au 30 avril 1948 car le bâtonnier Ribet, désigné récemment comme défenseur, n’a pu prendre connaissance du dossier.

 

« Les Editions Denoël devant la Cour de Justice »

Les frères Denoël dirigeaient, depuis 1937, la Société des Editions Denoël. Robert Denoël a été assassiné l’an dernier, aux Champs-Elysées, dans des circonstances mystérieuses. Pierre Denoël a bénéficié d’un non-lieu de la Cour de Justice pour faits de résistance.

Mais la société, personne morale représentée ès qualité par son administrateur, reste poursuivie pour collaboration. Elle est citée aujourd’hui devant la Cour de Justice et risque la confiscation des biens, la dissolution et l’interdiction de se reconstituer.

Avant la guerre, les ouvrages publiés chez Denoël étaient de tendance anti-hitlérienne. On se rattrapa, à partir de juin 1940, en faisant sortir des presses toute la série de publications nazies : Comment reconnaître un juif, La Presse et les juifs, puis les ouvrages de Rebatet, Les Décombres, et de Céline : Bagatelles pour un massacre, Mort à crédit.