Robert Denoël, éditeur

Denoël dans la presse

1932

 

17 décembre

 

Article non signé paru dans Le Cri du jour.

 

« L’affaire du ‘Goncourt’ »

 

Un scandale vient d'éclater dans le monde des lettres. Ceux qui avaient intérêt à l'étouffer n'ont pas eu raison de l'énergie, de la fière indépendance d'un homme - Lucien Descaves - qui, lui, ne pactise pas avec les « dieux de la finance ».

En réponse à la lettre de M. J.-H. Rosny aîné, affirmant qu'il a voté pour M. de Rienzi (1), Lucien Descaves a publié la lettre suivante :

« La rectification, par le président de l'Académie Goncourt, d'une déclaration qui m'a été attribuée m'autorise peut-être à dire que la mémoire de celui-ci n'est pas fidèle touchant son attitude et celle de son frère vis-à-vis de moi à la réunion préparatoire du mercredi 30 novembre. Devrai-je mettre les points sur les i ? je n'y verrais, quant à moi, aucun inconvénient. J'ai rarement " des hésitations et des incertitudes " - mes votes invariables l'ont toujours témoigné - et je n'attend pas la dernière minute pour voler au secours du vainqueur. »

Mettons, nous, les points sur les i.

Le 7 décembre, réunis chez Drouant, les Dix chargés d'attribuer le Prix Goncourt, proclament élu M. Mazeline avec son roman, Les Loups. Celui-ci obtient 6 voix contre 3 à M. Céline, pour Voyage au Bout de la nuit, et 1 à un Monsieur totalement inconnu. Stupeur des journalistes qui n'ignorent pas que, huit jours auparavant, au cours d'un déjeuner préparatoire, les Goncourt s'étaient mis d'accord pour couronner le roman de Céline : Voyage au Bout de la nuit. MM. Dorgelès, Chérau, Ponchon, Hennique et Neveux avaient voté contre. MM. Daudet, Descaves, Ajalbert et les deux Rosny avaient voté pour. La voix du président, Rosny aîné, étant prépondérante, le résultat était acquis. M. Daudet proposa même de l'annoncer immédiatement et, si la proposition ne fut retenue, c'était par déférence pour la presse. Ceci se passait le 30 novembre.

Le 7, seuls MM. Daudet, Ajalbert et Descaves restaient fidèles à leur candidat; les deux Rosny se «dégonflaient». Pressentant de louches combinaisons auxquelles il était peu désireux d'être mêlé, Lucien Descaves jetait aussitôt sa serviette sur la table, serrait la main de Daudet et... d'Ajalbert (avec qui il était brouillé depuis dix ans), et sortait avec ostentation.

Voilà les faits connus. Que se cache-t-il derrière tout cela ? Nous allons le dire. Il s'agit, en réalité, de grosses questions d'argent et là, comme dans bien d'autres domaines, c'est l'argent qui a agi. Le public ignore que les Messageries Hachette font, peu à peu, le Trust de l'édition française. Concessionnaires des Bibliothèques de gares et de métros, propriétaires de quelque quinze cents dépôts de Paris et de Province, elles ont cherché depuis dix ans à mettre la main sur toute l'édition française... C'est ainsi qu'elles se sont assuré «l'exclusivité» de vente de toute la production des éditions Ferenczi, Tallandier, Editions Gallimard (N.R.F.) Elles n'ont pas encore réussi à avoir Grasset, mais d'aucune prétendent que ce sera pour 1933. Les autres firmes, Plon, Stock, Albin-Michel, Fayard, travaillent à perte avec Hachette, mais n'ont pas osé lui résister ouvertement.

Seule, à côté de la maison Larousse, une jeune maison lui a refusé tout avantage : c'est celle que dirigent MM. Denoël et Steele. Ceux-ci ont même écrit à un encenseur d'Hachette, M. Fortunat Strowski, une lettre rendue publique qui fit quelque bruit. Or, MM. Denoël et Steele sont les éditeurs du Voyage au bout de la nuit, de L.-F. Céline, tandis que Gallimard (N.R.F.), édite Les Loups de Guy Mazeline. Si Céline avait eu le Prix Goncourt, que ce serait-il passé? Hachette aurait dû acheter d'emblée au moins 20.000 exemplaires de Voyage au bout de la nuit, payés comptant, soit, avec les remises d'usage, environ 300.000 francs à décaisser. Il fallait éviter cela. Un conseil fut tenu quelques jours après le déjeuner où M. Céline avait triomphé.

Le résultat est que M. Bailby, ami personnel et patron de M. Mazeline, collaborateur à l'Intran, s'entretint auprès de Rosny aîné, et lui prit un roman... qui passe dans l'Intran actuellement. Une autre maison d'édition, vassale d'Hachette, traitait au même moment avec M. Rosny cadet. MM. Dorgelès et Chérau, amis de M. Mazeline, mis au courant de l'affaire, racontaient bien haut à qui voulait entendre qu'ils aimaient beaucoup le livre de Céline et voteraient pour lui. Seulement - leur choix était fait. On sait ce qui se passa.

Mais l'opinion publique est alertée. Les écrivains, en grande majorité, révoltés par l'intrigue qu'ils soupçonnaient et que nous dévoilons, crient leur indignation. La vente du prix Goncourt 1932 marche mal... si mal que les éditeurs en ont ramené le prix de vente de 20 fr. à 15 fr. Quinze francs pour un livre de 600 pages ! Tous les gens de métier savent que c'est vendre à perte. Ils comprennent maintenant pourquoi...

 

1. Raymond de Rienzi. Les Formiciens. Roman de l’ère secondaire. Paris, J. Tallandier, 1932, 19 cm, 318 p.