Robert Denoël, éditeur

Textes et interviews

1938

 

Janvier

 

Interview de Robert Denoël parue dans la revue mensuelle parisienne La Critique cinématographique. L'intervieweur, qui ne signe pas son article, a interrogé l'éditeur à propos du film « L'Hôtel du Nord », dont Marcel Carné vient d'entreprendre le tournage, et qui sortira dans les salles en décembre.

A la suite de son article, le journaliste ajoute que « le scénario tiré de ce livre existe. C'est Eugène Dabit lui-même qui l'a écrit. Jean Renoir a failli s'intéresser au projet. » En effet, le 18 octobre 1932, Dabit écrivait à Henri Jeanson, l'auteur du scénario, qu'il était « en pourparlers » avec Renoir à propos de l'adaptation cinématographique de son livre.

 

« Denoël, l'Audace »

Monsieur Denoël m'accueille avec simplicité... C'est un homme jeune, un intellectuel ardent dont on sent qu'il est tout dévoué à sa tâche : trouver le talent  qui s'ignore, l'aider jusqu'au succès.

- Donner la publicité de l'écran à mes meilleurs livres, faire aimer et connaître les auteurs du grand public qui évoquera en images ce qu'il a lu, ou revivra par la lecture ce qu'il a vu, je l'ai toujours souhaité...

Derrière les grosses lunettes d'écaille, un éclair malicieux traverse ses yeux :

- Mais je demeure dans l'attente : après sept ans d'édition, de nombreux prix littéraires, pas un des soixante-quinze romans que j'ai publiés n'est parvenu à l'écran.

Parmi ces 75 romans, M. Denoël m'en cite cinq. Du premier, je ne dirai que le nom : le Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, a déjà tenté M. Abel Gance et les producers américains.

 

19 février

 

Article signé Janine Bouissounouse paru dans Toute l'Edition sous le titre générique : « Nos grands éditeurs à leur table de travail », illustré d'une photo de Robert Denoël.

 

 

« Comment travaillent nos éditeurs : chez Robert Denoël »

 

La petite rue Amélie, endormie non loin des Invalides, connaît quatre ou cinq fois par an - je m’excuse si c’est davantage - quelques heures de fièvre : quand la maison Denoël « sort » un de ses retentissants succès. Ces jours-ci, par exemple, elle était toute bouleversée par les nouvelles colères de l’illustre Bardamu. La petite rue au joli nom déversait sur le monde, à grand renfort de camions, ces Bagatelles qui doivent, en principe, faire rire dans les tranchées.

M. Denoël, le plus jeune de nos éditeurs, responsable de tout ce bruit, a élu domicile dans une ancienne chapelle protestante qui tâche d’être gothique en prenant l’air dévot. Son architecture équivoque hésite entre le style «château de Blois» pour film américain, et les maisons de Temple Gardens, à Londres. On voudrait y ajouter un brin de lierre et trois géraniums rouges pour que le décor soit au point. Le maître de céans a dû y penser, mais ne peut vraiment avoir l’œil à tout, malgré son désir de tout voir par lui-même.

On lui sait gré, quand on l’aborde, de conserver tant de calme, de ne pas élever la voix et de prendre le temps de sourire. Il a le flegme, presque la nonchalance, des sportifs qui, parvenus au terme de leur entraînement, sont tout à fait sûrs de leur forme, l’attention un peu distante du tennisman qui attend posément que la balle rebondisse.

Venez-vous pour l’interviewer ? Il case son grand corps dans le grand fauteuil de son petit bureau ; vous sourit pour vous mettre à l’aise pendant qu’il vous observe de très loin derrière ses lunettes. Rassurez-vous avec la gentillesse de ce sourire, la sérénité des mains qui ne s’inventent pas de ces petites besognes, d’une utilité discutable, dont la réflexion généralement s’accompagne. L’attitude de l’homme est parfaitement simple et cordiale, mais le regard ne vous appartient pas.

Un joueur ? Vous l’aviez tout de suite deviné, et vous n’en êtes que plus persuadé en l’entendant vous dire, pour commencer l’entretien :

- Ce qui fait la force de l’éditeur, c’est un peu sa vie sociale, son comportement particulier. Il doit avoir avant tout de l’imagination, puis posséder à fond la science de la publicité. Voilà qui est nettement parler.

- De l’imagination, poursuit-il, parce qu’il ne doit pas se contenter d’attendre les manuscrits, mais parce qu’il doit dénicher le livre " difficile ", celui qui plaira au bout d’un certain temps et que lui, prenant les devants, doit savoir imposer. L’art véritable de l’éditeur, c’est de reconnaître le beau inconnu.

Tenir pour odieuse la moindre parure de pédanterie ne prive pas un honnête homme du doux plaisir de remonter aux sources, comme disent les érudits. A l’appui de ce qu’il vient d’énoncer, M. Denoël me cite La Bruyère qui note à propos des Ouvrages de l’esprit : « Bien des gens vont jusqu’à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusqu’à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles ; ils ne hasardent point leur suffrage et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude... Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité et des lumières, qu’ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur... »

- L’éditeur doit, au contraire, flairer le " bel ouvrage ", même quand " l’auteur ne s’est pas encore fait un grand nom " et qu’il n’a rien qui prévienne en sa faveur. Ensuite il doit s’ingénier à faire connaître ce nouveau talent, non seulement par la simple publicité qui de nos jours ne suffit plus, mais encore par des moyens plus subtils. Il est assez prouvé qu’un livre ne s’impose pas par son seul mérite, qu’un livre dont l’éditeur ne s’occupe pas ne peut faire son chemin.

Je demande à mon interlocuteur s’il lit lui-même les manuscrits qui lui parviennent ; il me répond :

- Je lis tout ce qui est œuvre d’imagination, c’est-à-dire tous les romans. Je laisse les ouvrages historiques, philosophiques et scientifiques à des collaborateurs plus compétents que moi en ces matières. Mais mon travail de lecteur n’est pas si écrasant que vous pourriez le croire. Tenez, vous allez vous en rendre compte immédiatement.

Il va vers les rayons dressés en face du bureau et où les manuscrits, dans leur chemise verte, rouge ou bleue, sont alignés comme les livres qu’ils deviendront - peut-être - le seront plus tard dans une bibliothèque. Ainsi, dans cette jeune maison, l’œuvre qui court sa chance ne s’engage-t-elle pas dans un labyrinthe plein de mystères et d’embûches. Elle passe simplement, quand vient son tour, de cette planche à la table du juge, soit environ trois mètres cinquante à parcourir et sans changer de main...

- Vous allez voir, reprend-il, en se rasseyant, je n’ai pas encore regardé ces manuscrits ; je les ouvre à la première page, je lis le premier paragraphe.

Il lit. L’auteur évoque dans une atmosphère sirupeuse je ne sais quel « faible vice », qui est malheureusement aussi une habitude.

- Voilà, c’est jugé, c’est non.

Le couperet est tombé, on peut emporter le cadavre.

- Prenons-en un autre.

Une longue période qui me paraît passablement ennuyeuse, mais mon guide, plus indulgent, plus attentif, me fait remarquer telle épithète qui témoigne d’un certain goût, tel mot imprévu judicieusement choisi et il m’explique :

- Ce roman est peut-être médiocre, sans intérêt, mais je m’obligerai à le lire jusqu’au bout. C’est un manuscrit du genre " embêtant " : pas de qualités brillantes, pas une forte personnalité, mais par-ci par-là, une vague promesse, l’indice de quelque chose qui peut venir, qui ne viendra peut-être pas et qui vous force à aller jusqu’à la dernière ligne. Le plus souvent, ce qui vous attend à la fin de ces romans-là c’est une déception, mais il ne faut pas se laisser décourager, on ne sait jamais...

La troisième expérience apporte une bouffée de jeunesse et de fraîcheur.

- Des maladresses, bien sûr, dit-il ; mais un réel talent.

Alors, que va-t-il se passer ? Les journalistes étant indiscrets, par définition, je me suis permis de le lui demander, et il a bien voulu consentir à me répondre : il convoquera l’auteur, il reprendra son roman avec lui, page par page, pour lui en souligner les défaillances, attirer son attention sur certaines négligences, certaines erreurs qui peuvent être corrigées. Mais ces corrections portent toujours sur des points de détail.

M. Denoël - et il l’a suffisamment prouvé - respecte les hardiesses de composition et de style qui sont la preuve du tempérament de l’auteur, il n’exige pas que l’œuvre se conforme à un canon par lui adopté, il essaye seulement d’aider à son plein épanouissement dans la manière qui lui est propre.

Et je suis bien persuadée, en le quittant, après la démonstration qu’il m’a faite, que la lecture, tout comme l’écriture, est un don.

Janine Bouissounouse

 

22 mars

 

Article signé Guy Laborde paru dans Le Temps sous le titre générique : « Le projet de loi sur le contrat d’édition ».

 

« M. Robert Denoël, directeur des Editions Denoël »

M. Denoël, jeune éditeur, va donner un avis qui diffère de celui de ses confrères et qui, sur certains points, est susceptible d’entraîner des polémiques.

- En voulant, dit-il, réglementer une profession où jusqu’à présent on a vécu tantôt sur l’arbitraire, tantôt sur la complaisance, ou encore en se référant à des usages commerciaux mal définis, le législateur témoigne à l’égard de l’auteur d’une sollicitude dont celui-ci a tout lieu, semble-t-il, de se louer. Et l’on s’étonne de voir des écrivains s’élever contre une intervention qui ne peut qu’améliorer leur condition.

Il faut ajouter que les adversaires du projet de loi - simple dans son esprit et d’une application aisée - l’ont présenté au public ignorant des petits problèmes de l’édition, d’une manière si subtile, si compliquée, que l’on ne sait plus si l’auteur et l’éditeur ne sont pas tous les deux victimes de l’intérêt que leur portent les pouvoirs publics. Il n’est pas d’arguties juridiques, de finesses, de déductions, d’hypothèses dont on n’ait usé pour rendre confuse une question dont l’examen ne demande que du bon sens.

Le législateur veut consacrer le droit de création de l’auteur et en rendre l’exercice régulier. Que les éditeurs se plaignent d’une mesure qui les frustre apparemment d’un bénéfice légitime, basé sur la durée des contrats, la chose est compréhensible. Mais cette protestation ne résiste pas à l’examen. Il est évident, en effet, que les auteurs et les éditeurs forment un corps organisé. On ne peut favoriser les uns au détriment des autres. En donnant plus de liberté à l’écrivain en limitant la durée de ses engagements, en facilitant la révision des contrats, le législateur facilite les échanges, donne plus de jeu à la concurrence.

Certes, si la loi est votée, les éditeurs seront contraints de renouveler leurs méthodes. Il s’agira de dépenser plus d’ingéniosité, de redoubler d’attention et de sagacité, et souvent de témoigner de plus de zèle en faveur de certains auteurs que l’on risquerait de perdre faute de soins. Mais où est le mal ?

Et qui se plaindra du stimulant donné à une profession où l’on a tendance à somnoler sur des lauriers souvent bien acquis, hâtons-nous de le dire ? Considérez seulement les efforts des éditeurs de livres tombés dans le domaine public et vous serez éclairés. Sait-on par exemple qu’il existe dans le commerce une cinquantaine d’éditions des Fleurs du mal ? Et que, de ces éditions qui vont du ‘grand luxe’ à la publication populaire, il se vend annuellement près de cent mille exemplaires ? Quel est l’éditeur qui serait capable à lui seul de répandre un recueil de poèmes à une cadence pareille ?

La loi rendra donc plus étroits les rapports d’auteurs et d’éditeurs. Elle agira sans doute aussi sur la qualité extérieure de la production. »

- Mais, a-t-on fait observer, les auteurs dits « difficiles » ne trouveront plus de débouchés. Des travaux précieux demeureront à l’état de manuscrits...

- Ceux qui tiennent de tels propos, dit M. Denoël, n’ont pas dû se ruiner à éditer les poètes ou les philosophes !
L’éditeur qui publie un livre « difficile », le fait par goût, et uniquement par goût : l’idée de lucre n’influence jamais sa décision. Il publie l’ouvrage pour un cercle restreint et le suffrage des « happy few » lui tient lieu de bénéfice. Que les auteurs se rassurent ! Ce n’est pas un texte de loi qui supprime une passion que l’on peut croire plus forte que celle du collectionneur. Un éditeur digne de ce nom sacrifiera toujours de gaîté de cœur quelques milliers de francs à la publication d’un livre qui lui plaît, même s’il est assuré que ce livre déplaira au public
. »

Allégement des charges et organisation de la lecture

- L’éditeur a raison toutefois de réclamer des pouvoirs publics un allégement de ses charges. Il est fondé à demander un régime de faveur ; il exerce une fonction d’utilité publique qui le place au-dessus des autres activités commerciales.

La crise du livre, dont on a tant parlé ces derniers temps, est une réalité. La lecture individuelle devient de plus en plus difficile. Un budget moyen ne peut guère comporter de crédits pour l’achat des livres. C’est pour cette raison que l’on se préoccupe de substituer la lecture publique à la lecture individuelle. Il existe même un organisme encouragé par le gouvernement dont l’activité est entièrement consacrée à la diffusion de la lecture publique. Mais les moyens de cette association sont limités : pour l’instant, le zèle de ses membres supplée aux crédits indispensables.

Certes, l’Etat a fait l’année dernière un magnifique effort pour la diffusion du livre national à l’étranger. Toutes les bibliothèques étrangères ont reçu une subvention importante qui leur a permis de s’approvisionner en livres français. Cet effort, très apprécié des intellectuels de tous les pays où la science et les lettres français ont gardé leur prestige, cet effort, nous dit-on, ne peut pas être renouvelé.

Mais ce qu’il est impossible de faire à l’extérieur, il faut au moins qu’on l’accomplisse sur place. La sollicitude des pouvoirs publics à l’égard des auteurs ne peut demeurer d’ordre théorique. »

Favoriser la création des bibliothèques ; augmenter le budget de celles qui existent déjà ; répandre le livre à foison dans les cercles intellectuels ; faire appuyer réellement les bibliothèques populaires par les municipalités ; permettre à tous l’accès du livre : telles semblent être pour M. Robert Denoël les mesures qui seules permettraient à la loi sur le contrat d’édition d’avoir tous les suffrages.

Guy Laborde

 

24 septembre

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, du roman de Charles Braibant : Le Soleil de mars.

 

« Charles Braibant : Le Soleil de mars »

Un cas de psychologie sexuelle, l'étude minutieuse d'une âme d'enfant frappée par une révélation brutale. Et, partie de là, l'analyse de la petite bourgeoisie, une explication de la névrose collective qui devait jeter la France à la guerre.

Œuvre hardie, œuvre d'une terrible actualité, où l'on retrouve le puissant écrivain du Roi dort ; et l'on sait qu'il ne craint ni les mots ni les idées.

Editions Denoël

 

8 octobre

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, de : Le Quartier Mortisson de Marie Mauron. L'année précédente Denoël avait publié le premier roman de l'auteur : Mont-Paon.

 

« Marie Mauron : Le Quartier Mortisson »

Voilà sans doute le plus beau livre que la Provence ait inspiré depuis les « Lettres de mon moulin ». Il y a là cinquante histoires qui n'en font qu'une, cinquante drames ou comédies intimement liés, des histoires hardies, accommodées aux herbes du pays, des galéjades dignes de l'almanach provençal, et des histoires graves, presque douloureuses, d'un accent si simple et si juste qu'elles haussent le livre jusqu'à l'épopée. Epopée rustique, épopée familière qui se déroule aux pieds des Alpilles bleues, dans la lumière.

Editions Denoël

 

5 novembre

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, de Vercingétorix martyr. Denoël avait publié le premier volume de l'ouvrage de Marius-Ary Leblond en novembre 1937.

 

« Marius-Ary Leblond : Vercingétorix martyr »

La fin de cette Vie de Vercingétorix, que Léon Daudet appelle « un grand livre », que toute la presse a loué comme une puissante révélation de la valeur et de la grandeur de la France dès ses origines.

Editions Denoël

 

12 novembre

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, d'un roman de Janine Bouissounouse [1903-1978] : Le Chemin mort.

 

« Janine Bouissounouse : Le Chemin mort »

Un grand sujet, un sujet austère même, mais traité avec une chaleur et une vivacité charmantes. Une jeune fille découvre la vie religieuse, fait ses expériences et part ensuite « à la recherche de la vie, des vrais combats ». Un livre d'un tact exquis, un roman de haute classe.

Edition Denoël

 

19 novembre

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, d'un roman de Robert Bouchez : La Saison du Diable.

 

« Robert Bouchez : La Saison du Diable »

Un artiste d'aujourd'hui devant deux grands problèmes : l'amour charnel et la recherche du divin. Un livre susbstantiel nourri de pensée et d'expérience et dont chaque phrase fait jaillir une étincelle de poésie.

Denoël