Robert Denoël, éditeur

R. G.  1935

 

Après la mort de Robert Denoël, le nom des Renseignements Généraux a été cité à plusieurs reprises concernant une enquête discrète qui aurait été menée par leurs services à propos de la mort suspecte de l'éditeur.

Cécile Denoël écrivait, le 8 janvier 1950, au juge Ferdinand Gollety, qu'elle avait appris qu'un « autre service de police de la Préfecture avait fait une enquête approfondie sur cette affaire et qu’il existait un dossier confidentiel soigneusement caché dans un coffre-fort au cabinet même du Préfet de police. »

La préfecture, aiguillonnée par les avocats de Jeanne Loviton, avait alors démenti formellement détenir un tel dossier. Mais elle en possédait deux autres, qui n'avaient aucun rapport avec l'assassinat de l'éditeur.

L'un, qui n'avait pas de lien avec les Renseignements Généraux, datait de 1946 et avait été constitué en vue du procès de la Société des Editions Denoël : j'en ai donné ailleurs un résumé.

Le second, qui porte la cote CA D13, est plus inattendu et il implique bien les R.G.

En octobre 1934 Denoel et Steele avaient publié le premier numéro de leur revue trimestrielle Le Document. C'était une revue illustrée de qualité, consacrée à un seul sujet, tirée à quelque 50 000 exemplaires, et qui n'avait laissé personne indifférent.

Le 4e numéro, annoncé en mai 1935, était un « hors série » qui allait paraître quelques semaines plus tard sous le titre « La France au travail », et qui avait été rédigé par Blandine Ollivier.

Arrière-petite-fille de Franz Liszt, petite-fille du ministre Emile Ollivier, Blandine Ollivier avait épousé en 1920 un M. Trolley de Prevost, et elle faisait partie de la haute société. Peut-être n'était-elle pas la plus désignée pour parler du monde du travail, mais, au moins, sa qualité devait la mettre à l'abri des querelles partisanes.

Le 23 mai 1935, le chef du service des Renseignements du ministère de la Guerre demandait pourtant aux Renseignements Généraux de la préfecture de police de Paris une « A/S. de la maison d'éditions Denoël et Steele », en ces termes :

« L'Etat-Major de l'Armée 2ème Bureau (S.R.-S.C.R.) serait très reconnaissant à la Préfecture de Police de vouloir bien faire effectuer une enquête discrète sur la Maison d'éditions Denoël et Steele, 19 rue Amélie à Paris.

Cette firme va publier un numéro sur « Les secrets des Chemins de fer », numéro qui paraît devoir être inspiré par l'Allemagne ou l'U.R.S.S.

La Maison Denoël et Steele vient d'acheter le théâtre des Folies Wagram sur la scène duquel elle ferait représenter des pièces d'un genre particulier, ayant pour la plupart un caractère " sadique ".

Il pourrait être intéressant également de savoir si l'imprimerie Daniel Jacomet et Cie, 61 rue Pernety, Paris 14ème, imprime le " Document " qui est édité par la Maison Denoël et Steele. »

Les services de renseignements du ministère de la Guerre avaient recueilli des éléments un peu disparates qu'il eût été aisé de remettre en ordre, s'ils s'étaient donné la peine de lire la presse, puisque Denoël et Steele annonçaient leur numéro hors série sous le titre « La France au travail », avec une préface de Raoul Dautry, directeur général des Chemins de fer de l'Etat. C'est ce qui avait dû donner des frissons à l'état-major, inquiet des « secrets » qui viendraient à être dévoilés si l'entreprise était inspirée par l'Allemagne ou la Russie soviétique.

L'affaire des « Cenci » commandité par Denoël avait dû être mal répercutée par un fonctionnaire du ministère, qui y avait vu une prise d'intérêt du théâtre par la maison d'édition, et ce devait être le même, sans doute, qui avait confondu, on ne sait pourquoi, l'imprimeur Jacomet avec celui de la revue, Hélios-Archereau, rue Archereau (XIXe).

Ce « pataquès » est instructif quant aux moyens déployés ensuite par les différents services chargés de la sécurité du territoire, pour répondre à une demande farcie d'éléments erronés. Mais je serais mal venu de m'en plaindre puisque cet incident a permis de vérifier l'efficacité des Renseignements Généraux qui, en moins d'un mois, avaient collecté des éléments biographiques que j'ai mis dix ans à réunir pour Bernard Steele, par exemple.

Le 30 juin 1935 le directeur des Renseignements Généraux remet son rapport au préfet de police, qui le transmet ensuite au 2ème Bureau du ministère de la Guerre :

 

« Les Editions Denoël et Steele sont la propriété d'une société à responsabilité limitée fondée le 10 avril 1930 et ayant pour objet la parution d'éditions littéraires et artistiques.

« Cette société a été déclarée le 23 mai 1930 au Registre du Commerce de la Seine où elle a été inscrite sous le n° 244.131B. Par déclaration du 4 mars 1935, enregistrée sous le n° 14.261, elle a ajouté à son objet l'édition de la revue " Le Document ".

« Son siège social, primitivement fixé 60 avenue de La Bourdonnais, a été transféré en avril dernier [sic] 19 rue Amélie.

« Son capital, qui était de 300.000 francs, a été porté à 365.000 francs par acte sous seings privés dressé le 1er octobre 1932 et enregistré à Paris le 3 novembre suivant. Cet acte a été déposé au greffe du Tribunal du Commerce et à celui de la Justice de Paix du 7ème arrondissement le 3 novembre 1932 et l'annonce de l'augmentation de capital a été insérée dans le " Journal des sociétés françaises par actions "  du 5 novembre 1932.

« Les propriétaires administrateurs des Editions Denoël et Steele sont MM. Steele Bernard, de nationalité américaine, et Denoël Bernard [sic], sujet belge. Ce dernier assume les fonctions de gérant.

« Le 1er octobre 1934, la dite société a lancé le premier numéro de la revue " Le Document ", feuille trimestrielle, luxueusement présentée et vendue dix francs l'exemplaire.

« Le premier numéro de cette revue a été tiré à 50.000 exemplaires à l'Imprimerie Hélios-Archereau, 39 rue Archereau. Le quatrième numéro, sorti il y a une quinzaine de jours, a vu son tirage réduit à 35.000 exemplaires.

« Les numéros parus ont été respectivement consacrés à " L'U.R.S.S. ", " La Papauté ", " La Femme française ". Le dernier, intitulé " La France au travail " est préfacé en ces termes par M. Raoul Dautry, directeur des Chemins de fer de l'Etat, conseiller technique du Cabinet de M. Pierre Laval : " Il ne faut pas que la lecture des articles de cette revue et les photographies qu'elle montre nous fasse oublier l'absurde gaspillage que nous faisons des ressources et des hommes magnifiques dont nous disposons, mais qu'elle mette seulement une sourdine à nos inquiétudes. "

« On n'a pas connaissance que le Théâtre des Folies-Wagram, sis avenue Wagram, ait changé de propriétaire et soit passé sous le contrôle de la société " Les Editions Denoël et Steele ".

« M. Steele Bernard, né le 23 avril 1902 à Chicago (Etats-Unis), de Maurice et de Lesem Béatrice, de nationalité américaine, s'est marié le 26 décembre 1921 à Hanover (Etats-Unis), avec sa compatriote la nommée Mocknaczski Mary, née le 10 août 1902 à Passaïc (New Jersey), de Vasil et de Mary Schaeffer, dont il a une fille : Béatrice, née le 28 novembre 1922 à Chicago.

« Arrivé en France au début de mai 1925, nanti du passeport américain n° 468.717 visé au consulat de France à New York le 19 août 1924, il s'est conformé aux prescriptions régissant le séjour des étrangers sur notre territoire.

« Le 3 février 1930, il a fait l'objet d'une contravention pour infraction au décret du 10 juillet 1929, article 10.

« M. Steele s'occupe essentiellement de la direction de la maison d'édition qui porte son nom.

« Il est domicilié depuis 1929, 7 rue Dupont des Loges. Précédemment, il a demeuré 6 rue Eugène Delacroix et 9 rue Marbeau. En outre, il est propriétaire d'une habitation à Montmorency où il passerait la belle saison.

« M. Denoël, Robert, Lucien, Gustave, Marie, de nationalité belge, né le 9 novembre 1902 à Uccle près Bruxelles et de Jeanne Déome, serait marié.

« Nanti du passeport belge n° 5070 délivré à Liège le 22 mai 1920 et visé au consulat de France de cette ville, il est venu une première fois  dans la capitale le 28 mai 1920 et a logé 17 rue de Saint-Quentin. Reparti dans son pays, il est revenu à Paris le 24 novembre 1926 nanti de la carte d'identité belge n° 140.985 délivrée à Liège le 14 octobre 1926.

« Il a souscrit à la préfecture de police une déclaration de résidence comme journaliste et a fourni à l'appui de sa demande un certificat de présence, délivré le 7 décembre 1926 par le Syndicat de la Presse Parisienne, 6 bis passage Violet.

« M. Denoël a été correspondant belge de la revue mensuelle " Sélection ", chronique de la vie artistique, organe publié par les Editions Sélections, société coopérative ayant son siège 166 avenue Charles Le Preter à Anvers. Il a été aussi correspondant de la " Gazette de Liége ", organe catholique. Enfin, il a collaboré au journal hebdomadaire "Liège Universitaire " de Liège où il signait ses articles de son pseudonyme " Robert Martin " [sic]. Actuellement son activité se cantonne à assurer la bonne marche de la maison d'édition dont il est co-propriétaire.

« Depuis plusieurs années, M. Denoël est domicilié 48 avenue Charles Floquet. Précédemment, il a demeuré 60 avenue de La Bourdonnais, 57 bis rue de Varenne, et 213 rue de la Croix-Nivert (15ème).

« Les renseignements recueillis sur le compte de MM. Denoël et Steele sont favorables.  Ils n'ont donné lieu, jusqu'ici, à aucune remarque, tant au point de vue national que politique. Ils ne sont pas notés aux sommiers judiciaires. »

*

Ce rapport sérieusement établi confirme que, lors de sa première fugue à Paris en 1919, Denoël avait pénétré subrepticement en France, ainsi qu'il l'avait écrit dans un cahier de poésie : « je suis entré en France sans passeport ; j’ai pris le train jusqu’à Erquelinnes de là j’ai été à pied jusque Jeumont sur la route on m’a simplement visité pour voir si je n’entrais pas de marchandises en fraude et je suis remonté dans le train je ne suis donc pas en règle ».

Les autorités françaises n'avaient donc pas connaissance de ce séjour illicite. En revanche Denoël fut parfaitement localisé lors de sa seconde fugue, qui dura trois mois, puisque les R.G. étaient en mesure de préciser qu'il avait logé dans un hôtel de la rue de Saint-Quentin, face à la gare du Nord.

On relèvera une curieuse faiblesse dans les renseignements rapportés. Alors qu'ils étaient en mesure de détailler le curiculum vitae de Bernard Steele, les R.G. n'avaient pas trouvé trace de la date du mariage de Denoël, le 2 octobre 1928, à la mairie du XIXe arrondissement.

L'article 10 du décret du 10 juillet 1929 prescrit à tout étranger qui change de domicile de faire viser sa carte d'identité dans un délai de 48 heures par le commissaire de police ou par le maire de sa commune, tant avant son départ de son ancienne résidence, qu'à son arrivée dans la localité où il se fixe.

Bernard Steele, qui avait acquis début 1930 une maison à Montmorency, avait sans doute négligé cette formalité.