Robert Denoël, éditeur

 

Etude graphologique

 

Qui pouvait se soucier en 1937 de faire analyser l'écriture de Robert Denoël ? Son épouse, une maîtresse, un confrère ? Je ne m'attendais certainement pas à trouver un tel document dans les archives de Luc Dietrich, qui n'a publié chez lui que deux romans et un album de photos en 1935, 1936 et 1942.

Des liens d'amitié très solides s'étaient noués entre l'écrivain et l'éditeur, ce dont les quelques lettres conservées ne témoignent pas toujours. Une même passion les unissait : la photographie. Et une autre, moins connue : la graphologie.

Je ne sais d'où Denoël la tenait, mais je suppose que c'est son amie Irène Champigny qui la lui avait fait découvrir. Dès 1930 Denoël lui demanda d'analyser l'écriture de ses auteurs, de ses amis, et de ses employés.

Déjà à cette époque, la graphologie était suspecte : pourquoi un homme se soucie-t-il de connaître le caractère caché de ses proches ? A quoi cela peut-il lui servir ? Ses desseins sont sans doute inavouables et d'ailleurs il ne les dévoile pas.

Pendant quinze ans, Denoël demanda à Champigny d'analyser l'écriture de dizaines de personnes mais on ne sait lesquelles car, durant la guerre, elle détruisit la plupart de ces documents : « Ils ont brûlé en juillet 1942, avec les liasses de lettres, les travaux graphologiques, les manuscrits ébauchés », écrit-elle dans son journal, le 2 octobre 1944.

Luc Dietrich ne s'est pas risqué à lui demander ce travail puisqu'il connaît son amitié pour l'éditeur. Il s'est adressé à un graphologue parisien réputé, auquel il a eu recours dès 1936 pour sa propre écriture : Edouard de Rougemont [1881-1969].

Ce graphologue avait analysé les écritures de Baudelaire, de Rimbaud, et de bien d'autres célébrités, et il avait publié en 1913 au Mercure de France un traité de graphologie qui faisait alors autorité.

Quel dessein Dietrich poursuivait-il en soumettant à ce graphologue bien en cour des lettres de son ami éditeur ? M. Frédéric Richaud, le biographe de Luc Dietrich, qui m'a confié ce document, m'a appris que l'écrivain, perpétuel inquiet, courait les graphologues, les cartomanciennes et autres diseuses de bonne aventure.

C'est un document insolite que je ne me suis pas aventuré à commenter, mais que je suis heureux de faire connaître. Il est daté du 2 décembre 1937, et on peut en trouver la reproduction à la fin de cet article.

 

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C'est un caractère harmonieux qui inspire la confiance et la sympathie parce qu'il est sincère, naturel, spontané, sans être primesautier au point d'être imprudent. Il a acquis une expérience avertie des hommes et il sait que ceux à qui l'on peut, sans inconvénient, dire ce que l'on pense, sont très rares. Aussi médite-t-il beaucoup avant de donner son amitié. Il peut demeurer longtemps cordial à l'égard de quelqu'un sans être lui sincèrement. Mais lorsqu'il a éprouvé la valeur d'un ami, il lui demeure attaché fidèlement. Son affection est moins un élan qu'une tendresse réfléchie. C'est ce qui en fait la solidité. On peut donc avoir confiance en lui et compter sur sa discrétion si l'on est amené à lui confier un secret. On pourra lui demander conseil, car il a un esprit pondéré, un jugement clairvoyant  et judicieux.

La raison domine les impulsions du sentiment et de l'instinct. Cependant c'est un homme extrêmement sensible, mais il ne laisse pas se manifester les impressions, souvent très vives, qu'il éprouve. Il a une vie intérieure beaucoup plus intense qu'on ne le croirait au premier abord.

Il est honnête et consciencieux et on peut compter sur sa parole parce qu'il ne prend pas d'engagement à la légère. C'est un homme prudent, bien qu'il paraisse encore jeune et que son caractère soit optimiste.

Il est très intelligent : son esprit est compréhensif, souple, assimilateur, et il peut s'intéresser à des sujets très variés.

Il a du goût et il est cultivé.

Il a une activité réfléchie, constante, pondérée, qui est un gage de succès. Il sait utiliser ses forces et ses ressources pécuniaires au mieux. Il résistera facilement aux entraînements parce qu'il n'est pas dominé par les passions ou le besoin de jouir.

Il est conciliant et assez facile à vivre, sauf quand il est surmené, car il a un système nerveux très vibrant et il s'impatiente alors facilement.

Il a besoin d'être compris et aimé et il est heureux quand il peut confier ses impressions avec l'assurance qu'il trouvera un écho.

En somme, c'est un homme sympathique, digne de confiance et d'estime.

E. de Rougemont

2 Déc. 37

         

 

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L'analyse de l'écriture de Luc Dietrich par Edouard de Rougemont en 1936 (l'écrivain avait alors 22 ans) a été publiée vingt ans plus tard dans La Tour Saint Jacques, une revue d'ésotérisme qui parut de 1907 à 1957. Elle figure dans son numéro de janvier-février 1956. On a clairement l'impression qu'il s'est plus intéressé à son « client » qu'à l'éditeur, qui lui est resté inconnu.

L'ensemble des documents révèle une nature inquiète, vibrant constamment aux moindres incitations et chez qui les émotions s'amplifient parce qu'au lieu de s'extérioriser, elles se ramassent, se concentrent et exaltent la vie intérieure. C'est au moment où il peut paraître le plus calme, que Luc Dietrich est le plus troublé. Et comme il a de la dignité, il s'efforce de contenir son émotion.

Mais, quand il peut se détendre, il éprouve alors une grande détresse, une sorte de désespérance inquiète, et il désire ardemment trouver un soutien parce qu'il ne trouve pas en lui la force nécessaire pour atteindre le calme désiré. Son équilibre nerveux est continuellement modifié, en un instant il passe d'un état de calme apparent à un état de découragement brusque, une sorte de langueur angoissée l'étreint et le paralyse. Cependant, son imagination ne s'arrête pas et se met à divaguer. Il ne parvient pas à discipliner ses tendances. Sa raison ne discerne pas clairement dans quelles directions il doit aller, elle entrevoit toutes sortes de possibilités et aucune ne l'attire avec assez de force pour l'entraîner. Et pourtant il éprouve un besoin intense de se décider à agir, à travailler, ne serait-ce que pour se dégager de l'étreinte de l'inquiétude.

Mais il n'y parvient pas sous l'influence de la raison seule. Il a besoin d'être stimulé, soit par une émotion interne qui  cristallise tous les états psychologiques indécis qui encombrent son âme, soit par une personne qui le comprend et qu'il aime et qui le contraint pour ainsi dire malgré lui à agir. C'est la discipline, la coordination des efforts qui lui est le plus nécessaire. Car il souffre de cette instabilité angoissée dans laquelle il est constamment plongé.

Mais il lui sera difficile d'y parvenir seul. Car son état psychologique a des racines profondes dans sa constitution et dans son hérédité. Son hypersensibilité est la conséquence d'un état de santé défectueux. Sa souffrance ne fait cependant pas de lui un homme méchant ni un sadique. Il s'efforce de la supporter et il en extrait ce qu'il peut pour l'enrichissement de son moi. Ce n'est pas un égoïste de parti pris. Son moi l'intéresse comme un spectacle sans cesse varié. Mais il ne l'aime pas avec cette conviction que montrent les vaniteux. Il a une certaine confiance en lui, en son originalité et en ses idées. Mais il a des doutes parfois très décourageants qui sont aggravés par son état de santé déficient.

Il a beaucoup de bonne volonté et de sincérité envers lui-même et envers les autres. Il voudrait pouvoir dire toujours à tous ce qu'il pense en toute confiance. Mais l'expérience lui a enseigné nonseulement la prudence, mais la défiance, et il s'arrête souvent brusquement de parler parce qu'une crainte subite surgit dans son âme, d'être trahi par celui à qui il voudrait se confier.

Son intelligence est inégalement cultivée, elle a des côtés puérils voisinant avec des côtés mûris par la réflexion. Elle est précocement développée puisqu'il n'a que vingt-deux ans et que son écriture est par endroits celle d'un homme de trente-cinq ans. Elle se développera car elle travaille sans cesse, avide de connaître, de comprendre, d'acquérir de nouvelles notions.

C'est un homme profondément honnête, qui sait être très économe quand cela est nécessaire. Mais il n'est pas cupide et il ne sacrifiera jamais son indépendance intellectuelle à des avantages matériels. Il n'est pas non plus envieux et ne s'aigrit pas contre ceux que le sort a favorisés.

Il a besoin d'être compris profondément dans ses idées et dans ses sentiments. Il faudra beaucoup de patience et de pénétration à ceux qui l'aiment pour l'aider à vivre et à épanouir sa nature très riche. Il lui faut un guide et un soutien.