Robert Denoël, éditeur

L’affaire « Anta Grey »

 

Maurice Bruyneel dit Albert Morys était comédien mais, depuis 1936, il était lié au couple Denoël et à la maison d’édition de la rue Amélie. En 1941 il s’occupait activement des Nouvelles Editions Françaises ; en 1945 il était gérant des Editions de la Tour : le monde de l’édition lui est devenu familier.

A partir de 1946 Morys poursuit le programme tracé par Robert Denoël mais ne prend aucune initiative ; les seules nouveautés sont des ouvrages dus à des amis de Denoël et de sa femme : Serge Moreux, Urbain Brousté ou Henry Clérisse. L’entreprise est déficitaire et cesse ses activités fin 1947 ; la faillite sera déclarée le 20 janvier 1948.

Gustave Bruyneel, qui suit de près les entreprises de son fils, propose de créer une nouvelle société en vue de publier des livres libertins, sur le modèle d’un roman de Boris Vian paru le 20 novembre 1946 aux Editions du Scorpion, J’irai cracher sur vos tombes, qui recueillait alors un gros succès de scandale :

« Les lecteurs y trouvaient à la fois l'érotisme qu’ils espéraient et un anti-racisme qui plaisait d'autant plus après les contraintes hitlériennes. La formule était bonne, beaucoup d'éditeurs l' exploitèrent, les clients en redemandaient. » écrit Morys dans ses mémoires inédits (« Cécile ou une vie toute simple »).

Bruyneel commandite l’entreprise que Morys pourra diriger « à ma guise à la condition que je sorte un livre dans le genre de ceux dont le public raffolait. Accessoirement, sous le couvert de cette petite maison, G... [son père] vendrait quelques livres pour son compte par correspondance ; il ne se mêlerait en aucune façon de 'ma' petite maison d’édition ; je n’aurais pas à m’occuper de 'sa’ librairie. »

La Société des Editions du Feu Follet, s.a.r.l. au capital de 50 000 francs divisé en 100 parts de 500 francs et dont le siège social se trouvait au domicile de Gustave Bruyneel, 5 rue Pigalle, fut formée le 25 novembre 1947.

La publication au Journal Officiel du 23-24 décembre 1947 ne mentionne pas les noms de ses actionnaires, mais Morys les a énumérés à mon intention dans une lettre du 31 mars 1983 : Gustave Bruyneel 51 %, Auguste Picq 16 %, Albert Morys 16 %, Gilbert Gérard 16 %, Cécile Denoël 1 %. La société est gérée et administrée par un gérant, Albert Morys.

 

Le premier ouvrage sera mis rapidement en chantier : « Sur commande, un ami nous écrivit en un temps record un roman qui, s'il ne brillait pas toujours par le bon goût, était d'une bonne écriture, suivait d'assez près des faits divers collectés dans des ouvrages que j'avais trouvés à la Bibliothèque Nationale, qui m'en avait fourni un micro-film, et donnerait exactement au lecteur ce qu'il recherchait. »

Morys n’ayant d’autre budget que celui destiné à la fabrication du volume, il est impératif que le public soit frappé par son titre, comme pour celui de Vian. L’auteur avait choisi « Les Sultans sont en Amérique » : « cela correspondait bien au thème de l'ouvrage, mais n’aurait attiré personne » écrit Morys. L'ouvrage étant censé dénoncer les turpitudes d'une classe aisée, il propose : « Salauds ! », qui est adopté.

On choisit ensuite un pseudonyme : « Anta Grey était le nom présumé de l'auteur soi-disant américaine, une femme ; le nom du traducteur n’ayant jamais été précisé, ce qui, par la suite, me valut quelques complications avec un juge d'instruction qui me fit l'honneur de m’en croire l'auteur, ce dont j'aurais été bien incapable ».

« Le manuscrit partit d'urgence chez l'imprimeur ; en décembre 1947 les premiers exemplaires étaient imprimés. L'aube de 1948 le vit chez la majorité des libraires de Paris, puis de province », écrit Morys, qui n’explique pas la raison de cette hâte.

La carrière du livre fut brève mais intense : « La profusion de livres plus ou moins érotiques réveilla les ligues puritaines qui alertèrent la Justice afin que celle-ci extermine de son glaive ces impudicités. La brigade des mœurs fit des perquisitions chez les libraires, les éditeurs, les imprimeurs... »

Le 24 juin 1949 un juge d’instruction ordonne que Morys et son imprimeur, Jacques Marx, soient renvoyés devant le Tribunal correctionnel de la Seine sous la prévention « d’avoir à Paris en décembre 1947 vendu et imprimé un ouvrage contraire aux bonnes mœurs ».

Pour leur défense devant la 17e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, les prévenus qualifient Salauds de « tableau des mœurs et des vies des grands hommes d’affaires américains ». Le tribunal estime, lui, que l’ouvrage « contient surtout la description la plus détaillée et la plus osée de scènes nombreuses d’érotisme, de sadisme et d’orgie, qui forment la partie principale du livre et n’étaient en aucune façon nécessaires au soutien de la thèse sociale exposée par l’auteur, que l’ouvrage est contraire aux bonnes mœurs. »

Morys fait valoir que d’autres livres sur le marché sont plus licencieux que le sien. Jacques Marx prétend qu’il n’a pas lu le manuscrit mais reconnaît que son correcteur lui a rendu compte qu’il y avait des passages un peu osés, et qu’il a procédé à plusieurs tirages formant au total 11 500 exemplaires : il s’est donc rendu sciemment complice de l’éditeur.

Le 13 octobre 1949 le tribunal condamne l’imprimeur Marx à 50 000 francs d’amende, et Morys à trois mois d’emprisonnement avec sursis et 50 000 francs d’amende. L’un et l’autre se pourvoient en appel.

Le 7 juin 1950 l’imprimeur et l’éditeur se retrouvent devant la juridiction d’appel, assistés de Me Armand Rozelaar, l’avocat de Cécile Denoël dans ses procès contre Jeanne Loviton. Le ministère public a requis le huis clos, « la publicité des débats étant dangereuse pour l’ordre public », mais l’audience, reportée au 21 juin, sera finalement publique.

L’avocat suit la même ligne de défense que celle de ses clients : il n’y a pas délit en ce sens que Salauds est un roman réaliste « contenant évidemment des passages pouvant déplaire à certains moralistes professionnels mais que dans l’ensemble il est parfaitement moral. » Et d’évoquer de nombreux romans contenant des passages délictueux qui n’ont jamais fait l’objet de poursuites.

Le tribunal considère, lui, que l’auteur « s’étend avec complaisance sur des scènes d’orgies de la plus basse catégorie, que la description de ces scènes est le principal objet de la publication, qui se dissimule hypocritement derrière le prétexte d’une vengeance sociale. »

Il ne peut être dit que les mœurs décrites sont de « bonnes mœurs » au sens où le législateur a voulu l’entendre puisque « les scènes litigieuses tirent leur essence de la pornographie, de l’obscénité ou du sadisme. » Le fait que d’autres ouvrages similaires restent non poursuivis ne peut déterminer le juge à ne pas appliquer la loi lorsque les circonstances du délit sont réunies.

Au surplus, il résulte de l’ensemble de la procédure et des débats, ainsi que de la préface du livre et des déclarations de l’éditeur, que celui-ci n’a agi « que dans un esprit de lucre basé sur l’exploitation d’une littérature qu’il savait contraire aux bonnes mœurs », et que l’infraction mérite une sanction relativement sévère.

En ce qui concerne Jacques Marx, le tribunal estime qu’ « il s’est borné à imprimer le texte que Bruyneel lui a commandé, sans le lire, qu’il a même fait des observations à l’éditeur en cours d’impression, sur certains passages particulièrement répugnants » : sa responsabilité pénale doit profiter de circonstances atténuantes.

En conséquence le juge réduit la peine de l’imprimeur à 25 000 francs d’amende, mais il confirme la peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis infligée à Morys et porte le montant de son amende à 250 000 francs. Comme lors du premier jugement, les prévenus sont condamnés aux dépens.

Albert Morys s’obstine, se pourvoit en cassation, et charge son avocat de rédiger un mémoire en défense dans lequel Me Rozelaar soutient que les précédentes juridictions ont condamné son client pour publication contraire aux bonnes mœurs, « sans spécifier exactement les faits qui lui étaient imputés, sans préciser notamment les passages du livre qui seraient attentatoires aux bonnes mœurs ».

Les magistrats de la Cour de Cassation confirment les attendus des jugements précédents : le livre « s’étend avec complaisance sur des indécences de la plus basse catégorie. Si l’auteur dissimule hypocritement ses intentions sous le prétexte d’une vengeance sociale, son but véritable est de satisfaire aux instincts les plus bas d’une catégorie particulière de lecteurs, en décrivant dans tous les détails des scènes de sadisme et d’orgie ».

Le 5 juillet 1956 la Cour de Cassation rejette donc le pourvoi d’Albert Morys et confirme les condamnations précédentes.

Dans ses mémoires Morys ne s’est pas beaucoup étendu sur les suites de cette affaire, sauf pour raconter que, trois ans après la parution du livre, son bureau fut perquisitionné et qu’on trouva dans la réserve aux livres deux enveloppes de photos légères appartenant à son père destinées à un client étranger, qui furent saisies et qui lui valurent une amende : « N'ayant jamais été condamné, je m'en tirai avec une amende. De nombreuses amnisties ordonnées par la suite jetèrent un voile pudique et définitif sur tout cela. »

Il est vrai que sa condamnation fit l’objet d’une amnistie, le 6 août 1958, et peut-être l’histoire des photos coquines est-elle vraie, mais c’est bien pour le roman scabreux d’ « Anta Grey » qu’il fut condamné à une lourde amende.

Quant au livre, il fit l’objet d’un nombre impressionnant de condamnations. Daniel Bécourt les répertorie : le 13 octobre 1949, le 17 avril 1950, le 21 juin 1950, le 3 mars 1953, le 18 décembre 1954, le 26 février 1955 [Livres condamnés, livres interdits].

A quoi correspondent ces condamnations successives ? Christophe Bier a vérifié auprès des Archives départementales qu’une seule concernait directement l’éditeur : celle du 13 octobre 1949. Les autres touchaient des libraires qui avaient, parmi d’autres ouvrages licencieux, proposé le livre à leur clientèle.

Salauds fut réédité en janvier 1998 par les Editions Sortilèges, avec une préface de Frank Évrard et Christophe Bier dans la collection « Les Anges du bizarre ». La librairie Les Belles Lettres, qui distribuait l’ouvrage, présentait ainsi ce « roman noir d’une rare violence » :

« Mélange d'érotisme aux limites du sadisme (la description de certaines "soirées" laisse rêveur) et de critique sociale (le héros est un "pauvre" perverti par les "riches"), Salauds surprendra aujourd'hui ses lecteurs les plus blasés, en leur montrant ce que peut être un thriller dont l'auteur, demeuré inconnu, est en guerre contre toutes les guerres sociales. »

 

Ce roman, dont les audaces érotiques ont été en partie gommées par le temps, était sans doute voué, comme l’avaient souhaité les juges de son époque, aux flammes de l’enfer : tout le tirage du livre disparut dans le gigantesque incendie qui ravagea, le 29 mai 2002, l’entrepôt du distributeur, où trois millions de volumes furent détruits.