Robert Denoël, éditeur

Eugène Desprez

Né le 28 décembre 1901 à Paris (15e), demeurant 15 boulevard Garibaldi.

C’est le chauffeur de taxi qui a conduit Mme Loviton du poste de police central du VIIe arrondissement, 115 rue de Grenelle, jusqu’au lieu de l’attentat.

Il n'y a pas grand'chose à dire de cet homme, marié le 26 décembre 1925 avec Thérèse Ritoux, et décédé le 11 décembre 1953 dans le 14e arrondissement de Paris.

Interrogée le soir même par l’inspecteur Ducourthial, Jeanne Loviton, après avoir décrit son périple jusqu’au commissariat, où elle a demandé un taxi, déclare: « Je me trouvais à l’intérieur de ce local depuis cinq minutes environ, lorsque j’ai entendu les agents de police parler d’envoyer un car de police secours à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides, où venait de se produire un attentat.

J’ai immédiatement fait un rapprochement entre les circonstances dans lesquelles j’avais laissé M. Denoël à l’endroit que je viens d’indiquer, et cette nouvelle.

J’ai donc voulu voir immédiatement ce qui s’était passé et je me suis fait conduire par le taxi qui avait été mis à ma disposition, jusqu’à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides. Je suis arrivée au moment où des agents plaçaient le corps de M. Denoël à l’intérieur du car de police secours. »

Interrogée à nouveau le 10 octobre 1946, elle donne de nouvelles précisions au même inspecteur : « Un des agents téléphona à une première station, où il n’y avait pas de taxis. Il commenta cette carence en me disant qu’il serait bien extraordinaire que je puisse obtenir un taxi à cette heure-là. Il appela un second poste, où il eut la même réponse, enfin le troisième poste ‘Panthéon’ répondit et je m’assis en attendant l’arrivée du taxi.

J’échangeais quelques mots avec les agents quand on appela Police Secours. J’entendis quelqu’un dire ‘un attentat au coin du bd des Invalides et de la rue de Grenelle’. Je sursautai et les agents remarquèrent mon trouble. A ce moment-là, j’ai dû dire ‘Oh j’ai quitté un ami à cet endroit-là’. Le taxi arriva aussitôt. Je lui criai d’aller immédiatement à l’endroit où j’avais quitté Robert Denoël.

Lorsque j’avais quitté Robert pour me rendre au poste de police, j’avais intérieurement décidé non pas d’aller directement au théâtre mais de revenir près de la voiture pour prier le chauffeur de réparer à la place de Robert Denoël, ou tout au moins de l’aider. Je suis arrivée sur les lieux pour voir la civière monter dans le car de police. »

Dans son second rapport daté du 15 novembre 1946, l’inspecteur Ducourthial écrit : « En ce qui concerne le taxi demandé au poste de police de la rue de Grenelle par Mme Loviton, nous relatons l’inscription faite sur le livre réservé à cet effet, à l’époque : " le 2 Décembre 1945, 21 heures 30, demande de taxi par Mme Loviton, taxi accordé : 2738 RK 2, chauffeur : Desprez " ».

Ducourthial a identifié le chauffeur de la voiture qui est arrivé en même temps que Mme Loviton sur les lieux de l’attentat : c’est donc un témoin de première main, mais il ne cherche pas à connaître sa version des faits. Selon Me Rozelaar, Ducourthial l’a bien interrogé mais il n’a pas transmis sa déposition : « on cherchera vainement dans tous les procès-verbaux de la première enquête et dans le rapport final de l’Inspecteur principal Ducourthial, la déposition du chauffeur Desprez. Or, il est certain que ce témoin a été entendu au départ, puisque c’est au Commissariat que les enquêteurs ont trouvé son nom et son adresse », écrit-il, le 26 avril 1950, au juge Gollety.

Il faudra attendre le 23 janvier 1950 pour que l’inspecteur Voges, qui a repris l’enquête, prenne la déposition d'Eugène Desprez :

« Cette dame attendait devant le poste de la rue de Grenelle. Elle m’a demandé de la conduire rue de la Gaîté mais de l’arrêter à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides. J’ai remarqué que cette dame paraissait très nerveuse et se retournait tout le temps pour regarder par la vitre arrière. Son attitude m’avait semblé assez louche.

Quand nous sommes arrivés boulevard des Invalides elle est descendue, paraissant complètement affolée, de mon taxi. Elle s’est mise à crier tout de suite : " Ils me l’ont tué... Ils me l’ont tué. "

Sur les lieux du crime se trouvaient notamment un gardien de la Paix et un monsieur en civil, nous avons parlé quelques instants et je me rappelle leur avoir dit qu’à mon avis cette dame s’attendait à ce qui s’était passé en raison de son attitude pendant le temps que je l’ai véhiculée dans mon taxi. En effet, j’ai eu l’impression qu’elle pensait être suivie, puisqu’elle regardait constamment en arrière. »

Depuis le 13 janvier, les principaux quotidiens parisiens avaient largement évoqué la reprise de l’enquête sur le meurtre inexpliqué de l’éditeur, et Desprez les avait certainement lus, mais il donne aux enquêteurs des détails curieux qui ne seront repris nulle part ailleurs. Et, contrairement à ce qu'affirmait Jeanne Loviton le 10 octobre 1946, c'est bien l'adresse du Théâtre de la Gaîté à Montparnasse qu'elle avait donné au chauffeur de taxi, mais en le priant de s'arrêter tout d'abord à l'angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, où avait eu lieu l'agression.

On peut trouver normal que Mme Loviton paraisse nerveuse, puisqu’elle vient d’apprendre qu’un attentat vient d’avoir lieu à l’endroit même où elle a laissé Denoël, mais pourquoi se retourne-t-elle sans cesse durant le parcours ? Son exclamation en arrivant sur les lieux est plus que troublante, mais le chauffeur de taxi est le seul à l’avoir entendue.

La déposition d’Eugène Desprez vient surtout trop tard, et l’inspecteur Voges est le premier à le déplorer : « Le chauffeur de taxi qui a ramené Mme Loviton sur les lieux n’a pas été interpellé. Son audition, sans grande portée peut-être, aurait néanmoins permis de connaître l’attitude et le comportement de cette dernière au cours du trajet», écrit-il le 25 mai 1950 dans son rapport.

Un seul témoin a été entendu à ce propos en 1946, c’est le gardien de la paix Lefèvre ; pour lui, Mme Loviton s’est exclamée : « Qu’est-ce que c’est, que se passe-t-il ? »

On peut aussi imaginer qu’elle s’est écriée « Il me l’ont tué » en sortant du taxi, et qu’elle a demandé « Qu’est-ce que c’est, que se passe-t-il ? » en arrivant près des agents.