Robert Denoël, éditeur

Marie Bonaparte

 

Arrière-petite nièce de l’Empereur, fille du prince Roland Bonaparte et de la richissime Marie Blanc, Marie Bonaparte est née le 2 juillet 1882 à Saint-Cloud. Elle épouse, le 12 décembre 1907, le prince Georges de Grèce, son aîné de treize ans.

En 1923 elle lit L’Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud, qui lui avait été conseillé par Gustave Le Bon. Le 29 novembre 1923 elle rencontre le docteur René Laforgue, un médecin alsacien, parfait bilingue, qui avait lu Freud dès 1913, et avait consacré en 1922 sa thèse de médecine à « L’affectivité des schizophrènes du point de vue psychanalytique ».

Il venait de s’installer à Paris où il avait ouvert une consultation à l’hôpital Sainte-Anne, la première en France. Les Editions Payot lui avaient proposé de superviser les traductions à paraître dans une « Bibliothèque psychanalytique » qui resta au stade de projet.

C’est René Laforgue qui met la princesse en contact avec Freud, lequel accepte, en juillet 1925, de l’analyser à Vienne. De retour à Paris le 27 février 1926, Marie Bonaparte va se faire la propagandiste la plus enthousiaste de l’œuvre du psychanalyste viennois.

Le 9 mars 1926 a lieu une réunion chez René Laforgue en vue de créer une société de psychanalyse. Sont présents, outre Laforgue et la princesse : Eugénie Sokolnicka, Angelo Hesnard, René Allendy, Georges Parcheminey, Edouard Pichon, Adrien Borel, Rodolphe Loewenstein.

La Société Psychanalytique de Paris est créée officiellement le 4 novembre 1926. Ce jour-là, on « jette les bases d’une revue qui serait publiée par l’éditeur Denoël », écrit Célia Bertin [Marie Bonaparte, p.278], qui se réfère à une note, fautive, du bibliothécaire de la société datée du 19 mars 1970.

On trouve, il est vrai, dans une lettre de Denoël à Champigny, cette indication : « dans trois mois si les Dieux nous aident, Anne et moi serons éditeurs et gérants d’une revue d’art et de philosophie, rédigée en anglais et destinée à un vaste public international. [...] c’est encore Bosschère qui m’a mis en relation avec le philosophe américain chargé de composer une revue. Elle sera prête à paraître dans 3 mois et j’ai la promesse à peu près ferme d’en être l’éditeur payé pour un an. »

Cette lettre date du 2 janvier 1928. Il ne pouvait donc s’agir de la Revue Française de Psychanalyse dont le premier numéro est sorti le 1er juillet 1927 chez Gaston Doin.

Si la distribution de cette revue, qui est financée en grande partie par Marie Bonaparte, échoit en 1931 à Denoël et Steele, c’est grâce aux docteurs Laforgue et Allendy, rencontrés au printemps 1930, qui ont accepté de diriger une collection de psychanalyse chez les jeunes éditeurs et qui, probablement, les ont alors présentés à la princesse.

Quelle fut la fortune éditoriale de cette belle revue dont la publication fut interrompue en mai 1939 ? Le 28 avril 1945 Marie Bonaparte, qui n’avait plus les moyens de la soutenir financièrement, écrivait à Anna Freud : « Elle n’a jamais volé bien fort d’ailleurs ». Je n'ai pu obtenir d'indication quant à son tirage.

   

Les premiers textes de Marie Bonaparte parus chez Denoël et Steele sont des tirés à part de la Revue Française de Psychanalyse où elle a publié une dizaine de communications d’inégale importance depuis 1927, suivis en 1932 par une traduction de Freud : L’Avenir d’une illusion.

Son premier grand ouvrage, qu’elle a entrepris d’écrire dès 1927 et dont elle voudrait qu’il fût son chef-d’œuvre, est une somme de plus de 900 pages consacrée à Edgar Poe, qui paraît en juin 1933, avec un avant-propos de Freud.

La presse l’accueillit chaleureusement mais sa carrière chez Denoël fut longue : il figure dans tous les catalogues de l’éditeur, y compris, hélas, celui des ouvrages soldés en juin 1947, où il est proposé à 50 % de son prix de vente.

  

A cette époque la princesse est en relations suivies avec son éditeur. Le 3 août 1933 elle demande à un de ses amis de lui procurer, par l'intermédiaire de Denoël - c'est-à-dire par sa librairie de l'avenue de La Bourdonnais - un exemplaire des Mémoires de Casanova :

 

 

L'édition demandée doit être celle des Editions de la Sirène, la seule intégrale à cette époque, dont les 11 volumes ont paru entre 1924 et 1933.

Fin 1934 Denoël et Steele mettent en vente Introduction à la théorie des instincts, un ouvrage paru tout d’abord dans la Revue et qui contient les cours professés par Marie Bonaparte, de janvier à mars 1934, à l’Institut de Psychanalyse, 137 boulevard Saint-Germain - lequel institut a été inauguré, toujours grâce à la générosité de la princesse, le 10 janvier 1934. L'année suivante, c'est le gros ouvrage de Freud : Cinq psychanalyses, dont elle a entrepris la traduction avec son ami Rudolph Loewenstein.

       

                 Freud chez lui en compagnie de Topsy, 1937   (photo Marie Bonaparte)

En 1937 Denoël publie Topsy, chow-chow au poil d’or, un livre attachant qu'elle avait entrepris d’écrire dès 1934 et que Freud, séduit, avait un moment caressé l’idée de traduire en allemand.

L’année suivante, la princesse consacre tous ses efforts à permettre à Sigmund Freud de sortir d’Autriche, ce qu’elle réussit à faire en juin 1938, après avoir payé une taxe de sortie de près de 5 000 dollars sur la valeur des biens des « émigrants ».

  Marie Bonaparte, Sigmund Freud, William Bullitt

Le 5 juin, en route pour Londres, Freud et sa fille font une brève escale à Paris, où Marie Bonaparte, accompagnée de l'ambassadeur américain William Bullitt, vient l'accueillir à la gare de l'Est. Exilé en Angleterre, atteint d’un cancer, Freud s’éteindra à Londres le 23 septembre 1939. Contrairement à l'idée largement répandue par les services fiscaux du Reich, l'illustre psychanalyste ne fut en rien dépouillé de son patrimoine puisqu'à la suite de formalités de validité de son testament, deux mois plus tard, il s'avérait que sa fortune s'élevait « à quelque 22 850 livres soit un peu plus de quatre millions de francs », écrivait Le Petit Parisien, le 6 décembre 1939, en ajoutant que c'est son fils qui s'était chargé de mettre à l'abri cette somme d'argent.

En mai 1939 l’Institut de Psychanalyse est fermé, et la Revue Française de Psychanalyse interrompt sa publication. La plupart des psychanalystes, sauf John Leuba et Georges Parcheminey, quittent Paris. Marie Bonaparte passe la guerre au Cap, en Afrique du Sud.

Fin 1944 elle est à Londres, puis rentre à Paris début octobre1945. A la mi-décembre 1945 elle repart pour Londres, avant de gagner les U.S.A. Elle était donc présente à Paris lorsque son éditeur fut assassiné, mais on ne connaît pas son sentiment à propos de ce meurtre.

Après la guerre ce n’est plus l’argent de la princesse qui permet à la Société Psychanalytique de Paris de renaître en novembre 1946, mais celui du docteur René Laforgue et de Bernard Steele.

A sa mort, le 21 septembre 1962, Marie Bonaparte a légué à la Société Psychanalytique de Paris des autographes de Freud, plusieurs collections complètes des ses œuvres, et des revues de psychanalyse à peu près introuvables. Si l’on consulte les articles d’Alain de Mijolla sur le site de la Société, on constate qu'elle n’a retenu du rôle important de Marie Bonaparte que ses traductions de Freud, son action déterminante pour l’aider à sortir d’Autriche en 1938, et ses largesses pour la plupart des entreprises des psychanalystes en France au cours des années trente.

Quant à sa postérité littéraire : « si l'on évoque encore ses livres sur E. Allan Poe (1933) ou ce Topsy (1936) que Freud voulut lui-même traduire en allemand, on ne se réfère plus guère à ses travaux, pourtant fournis. N'en est-il pas d'ailleurs de même pour la masse considérable de livres et d'articles publiés par les psychanalystes français entre 1925 et 1940 ? »

 

Les Presses Universitaires de France, qui ont repris la distribution de la Revue Française de Psychanalyse en 1948, ont réimprimé Introduction à la théorie des instincts en 1951 et son Edgard Poe en 1958. Le seul livre de Marie Bonaparte qui ait été réédité jusqu'à nos jours est ce Topsy, curieux et touchant hymne à la vie qui, décidément, aura toujours eu les faveurs du public. Et Topsy, enfant de Tatoun et de Cheekee, était une chienne.