Robert Denoël, éditeur

Antonin Artaud

 

Né à Marseille le 4 septembre 1896, Antonin Artaud est arrivé à Paris en avril 1920. En 1924, il a rejoint le groupe des surréalistes avant d’en être exclu en novembre 1926.

La rencontre d’Artaud avec Denoël paraît dater du début de l’année 1927, non à la Galerie Champigny, où le poète est souvent passé par la suite, mais dans l’appartement de Jean de Bosschère, 12 avenue de Corbéra (XIIe).

J’ignore dans quelles circonstances Denoël avait rencontré de Bosschère. Dès le 29 octobre 1926, soit deux semaines après son arrivée à Paris, il le mentionne dans une lettre à Victor Moremans, parmi les gens de lettres qu’il rencontre le soir à Montparnasse. On peut penser que c’est Mélot du Dy qui les a mis en contact.

De Bosschère a lui-même rencontré Artaud le 28 décembre 1926, alors qu’il exposait ses œuvres à la Galerie des « Quatre Chemins ». Une amitié s’est nouée et lorsque de Bosschère publie, en mars 1927, Marthe et l’enragé, Artaud en rend compte dans la NRF. De Bosschère crée, en mai 1927, les décors des Mystères de l’amour, une pièce de Roger Vitrac mise en scène par Artaud. En octobre 1927, c’est le portrait réalisé par de Bosschère qui agrémente le volume d’Artaud paru dans la collection « Une Œuvre, un portrait » : Correspondance avec Jacques Rivière.

Denoël et Artaud se sont rencontrés ensuite à la Coupole ou au Dôme, qu’ils fréquentaient assidûment, mais on n’a aucune trace de relations entre les deux hommes avant le 25 novembre 1927, date de la « première » de Vient de paraître au Théâtre de la Michodière ; cette pièce d’Edouard Bourdet, qui est une parodie du monde de l’édition, fut suivie ce soir-là par trois éditeurs dont Gaston Gallimard et Bernard Grasset.

C’est Artaud qui, selon Pierre Assouline, avait procuré deux places au troisième, qui n'avait encore rien publié : Robert Denoël, et sa compagne fraîchement débarquée de Belgique.

Denoël a un livre en cours de fabrication : L'Ane d'or d'Apulée, illustré par Jean de Bosschère, et il est en pourparlers à propos d’un recueil d’eaux-fortes du même de Bosschère qu’Artaud a accepté de préfacer. Il s’agissait en réalité d’un travail de commande de l’éditeur Edward Titus : 12 eaux-fortes pour illustrer une traduction anglaise des Petits Poèmes en prose de Baudelaire. Jean de Bosschère y travaillait depuis près d’un an.

Denoël avait obtenu d’en faire des tirages à part, et Artaud avait rédigé la préface demandée. Elle ne plut pas à l’artiste et le projet fut enterré. Denoël dut sans doute faire valoir le manque à gagner et obtint de publier un recueil d’articles d’Artaud : L’Art et la mort.

L’éditeur en avait confié l’impression à l’un des meilleurs imprimeurs parisiens : François Bernouard. Le livre parut en avril, en même temps que la pièce de Roger Vitrac : Victor ou Les Enfants au pouvoir.

En mars 1930, Artaud travaille à une adaptation libre du roman « gothique » de M. G. Lewis : Le Moine. C’est un travail de commande de Denoël : Artaud l’écrit le 13 janvier 1931 dans une lettre à Jean Paulhan. Et, en septembre, Artaud et Bernard Steele passent des vacances dans le Lot pour travailler à sa version française.

Le livre paraît en mars 1931, muni d’une couverture illustrée assez extravagante qui représente une femme en poignardant une autre, maintenue par un moine. Ce cliché fait partie d’une série de « tableaux vivants » réalisés par Artaud au Studio Forest de Montmartre, en compagnie de Robert et Juliette Beckers, Josette Lusson et Cécile Denoël.

En 1980 j'avais interrogé Mme Juliette Geneste, ex-épouse de Robert Beckers, devenue Mme Jean Delannoy, qui avait accepté d'identifier les participants à cette séance de photos peu ordinaires.

  

Photo de gauche : Cécile Brusson poignarde Juliette Geneste sous le regard d'Antonin Artaud.

Photo de droite : Josette Lusson se jette aux pieds d'Artaud, sous le regard de Cécile Brusson et Juliette Geneste.

 

  

Photo de gauche : Cécile Brusson poignarde Josette Lusson sous le regard de Juliette Geneste.

Photo de droite : Antonin Artaud contemple Josette Lusson poignardée.

 

  

Photo de gauche : en haut, Josette Lusson ; en bas : Robert Beckers et Juliette Geneste.

Photo de droite : Josette Lusson et Robert Beckers.

Dans les Œuvres complètes d’Artaud, on cite d’autres participants : Hélène Hallier et Tibor Kovès, acteurs de cinéma, et Robert Denoël. Peut-être figurent-ils sur d'autres clichés que les six qui se trouvent dans le livre.

Pour ma part j'ai retrouvé un feuillet volant des Editions Denoël et Steele proposant une « photo composée par A. Artaud pour une édition illustrée du Moine » et représentant Artaud en compagnie de Robert Beckers. Elle provient manifestement de la série ci-dessus et n'a pas été retenue pour l'édition du livre.

Le 17 novembre 2008 une autre photo de cette série a été mise en vente à l'Hôtel Drouot, montrant Artaud vêtu en moine, agenouillé et tenant un poignard, retenu par une femme qui est Cécile Brusson. Ce tirage argentique de l'époque (22 x 16 cm) a réalisé 16 000 euros.

Quant à Josette Lusson, on sait seulement qu’elle était actrice, qu’elle avait déjà posé pour les photos qui illustrent Le Théâtre Alfred Jarry et l’hostilité publique, paru en 1930, et qu’elle avait été la maîtresse d’Artaud durant quelques mois. C’est à son sujet qu’Artaud écrit, le 27 mai 1931, à Cécile Denoël : « Je vous dois toutes les excuses pour les embêtements que je vous ai causés avec mon histoire amoureuse. Mais vous et Denoël vous vous êtes montrés pour moi de vrais amis. »

Au cours du mois d’août 1931, Artaud séjourne à Argenton-Château, dans les Deux-Sèvres, pour suivre une cure de désintoxication payée par Denoël. Le 24, il lui écrit :

« Cher ami, voulez-vous m'envoyer un mandat de 250 pour jeudi [27 août], pas plus tard, à l'adresse que je vous ai donnée par dépêche : Hôtel du Cheval Blanc (Thouars) [...] beau pays de retraite pour des gens en bonne santé : j’éprouve plus de difficultés que je ne croyais à retrouver mon équilibre. Mais comme ce sera cette fois l’équilibre de toute ma vie, ou si j’échoue il faudra désespérer de moi, je dois estimer que les résultats acquis sont excellents s’ils sont un début, ce que j’espère... Pour la semaine prochaine, je vous ficherai la paix et vous n'aurez rien à m'envoyer. Je ferai appel à d'autres ressources. »

Le 29 août, l’éditeur écrit à Irène Champigny : « Artaud mène une lutte terrible contre l’opium. Il va mieux mais n’a pas retrouvé l’équilibre. Il est à la campagne, seul. Il travaille, il rêve, il doit souffrir beaucoup. Pensez à lui aussi puisque vous le pouvez. »

Mais Champigny n'ignore rien de l'état lamentable d'Artaud puisque, le 25 mars, il lui a envoyé Le Moine accompagné d'une lettre et d'une mèche de cheveux à transmettre à « un guérisseur ou plutôt une sorte de devineresse guérisseuse qui opère sur une mèche de cheveux » après avoir essayé, sans grand succès, les incantations magiques d'un guérisseur berlinois. Connaissant ses talents de graphologue, il lui a demandé « un compte exact de l'affreux état dans lequel présentement je me trouve. Pour un écrivain qui a besoin de sa tête cette destitution, cette ruine de l'esprit, qui s'effrite et s'effondre et croule de l'intérieur, par décomposition de son système entier, est un désastre ; pour un non-écrivain le désastre serait aussi fort : il ne s'y mêlerait pas la torture morale du néant et du ratage complet d'une vie. En bref, si on ne me redonne pas le moyen de rentrer en possession de mon organisme spirituel, je suis foutu. »

Le 23 septembre, rentré à Paris, Artaud a besoin d’argent et il fait le projet d’ouvrir un cours d’art dramatique et cinématographique. Il demande à Denoël de lui prêter un local rue Amélie deux soirs par semaine pour y donner ses cours, et prie Jean Paulhan de lui envoyer des élèves. Denoël accepte de mettre à sa disposition la « salle de conférences » des Editions, les mardis et jeudis, mais aucun cours n’y sera donné, faute d’élèves.

Comoedia,  27 septembre 1931

L’éditeur s’efforce alors de procurer à Artaud quelques travaux rémunérateurs mais l’écrivain ne lui en est guère reconnaissant ; dans une lettre à Paulhan, il se plaint de devoir accepter des « travaux indignes : traduction de livres ineptes, besognes publicitaires... » Il pense notamment à Crime passionnel, un roman de Ludwig Lewisohn dont il a accepté de réécrire le texte préalablement traduit en français par Bernard Steele, et dont il voudrait, à la dernière minute, que son nom soit retiré [Lettre à René et Yvonne Allendy, 23 avril 1932]. Trop tard, le livre est imprimé et paraît le mois suivant.

Denoël multiplie les initiatives en faveur de son ami qui, en octobre 1931, a adressé au ministère de l’Instruction publique une demande d’aide et l’attribution d’un secours pris sur la caisse des Lettres - sans succès.

Et Artaud paraît toujours faire preuve d’incompréhension : « J’ai appris dernièrement que Denoël vous avait envoyé à plusieurs reprises des manuscrits - et des manuscrits peu intéressants. Je vous prie de croire qu’il l’a fait à mon insu », écrit-il le 24 janvier 1932 à Jean Paulhan, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter : « D’autre part Denoël vous a-t-il parlé de la conférence ? » Il s’agit d’une conférence donnée par Artaud le 10 décembre à la Sorbonne sur « La mise en scène et la métaphysique » et dont Denoël a été l’un des seuls, avec D.-H. Kahnweiler, à le féliciter.

En octobre 1932, la Nouvelle Revue Française publie le « Manifeste sur le Théâtre de la Cruauté » dont Artaud a rédigé le texte en août. Un tract sur papier jaune, édité par Denoël et destiné à d’éventuels souscripteurs, est glissé dans les pages de la revue.

Début janvier 1933 : Artaud, qui vient de sortir de l’hôpital Henri-Rousselle où il a subi une nouvelle cure de désintoxication, travaille à Héliogabale : c'est encore une commande de Denoël. Il noue avec Juliette Beckers une brève amitié amoureuse qui prendra fin en février.

L'écrivain cherche à mettre sur pied son Théâtre de la Cruauté, et écrit le 7 février 1933 à Yvonne Allendy qu’on l’a invité chez un ingénieur de l’Aéropostale « qui veut me faire rencontrer des commanditaires possibles [...] Steele à qui je l’ai envoyé a l’air de vouloir l’utiliser. Peut-être lui fait-il trop crédit ? [...] Moi, si je n’écoutais que mes impressions et intuitions, je n’irais pas et laisserais tomber ce type dont je n’attends pas grand-chose. Mais je me dis que dans ce domaine de galette on ne peut négliger aucune possibilité ».

Le projet n’aboutira pas mais on voit que Bernard Steele prend alors en mains les intérêts d’Artaud. Début mars, c’est lui qui fait publier anonymement le second manifeste du Théâtre de la Cruauté chez Denoël et Steele, et qui se charge d’encaisser les souscriptions à une improbable société anonyme du « Théâtre de la Cruauté » qu'il veut constituer.

Le 1er avril 1933, Artaud écrit à Anaïs Nin, à laquelle il s’est lié amoureusement, qu’il s’aperçoit que cette affaire n’est pas viable : « je préfère pour l’instant y renoncer. [...] La Société du Théâtre de la Cruauté ne pouvant actuellement se fonder, je demande à Bernard Steele de vouloir bien vous renvoyer le montant du chèque que vous aviez eu la grande amabilité de nous envoyer ».

Le 15 avril 1933 Artaud écrit à Anaïs Nin qu’il est toujours occupé à Héliogabale. Denoël a mis à sa disposition un jeune homme, Jean Auffret, pour réunir la documentation nécessaire : « J’y travaille toute la journée, et je suis pris tout le jour par des recherches dans les bibliothèques ».

Le 17 août, il écrit à Nathalie Clifford Barney qu’il a entrepris d’écrire un troisième manifeste qui s’intitulera « Le Théâtre et la Cruauté », et que Bernard Steele a promis d’éditer. Ce projet ne verra pas le jour.

Le 11 septembre 1933, Artaud est à Saint-Paul-de-Vence où il a entrepris une cure de désintoxication, et il écrit à Denoël, qui a encore payé le traitement : « Je suis dans un pays radieux, et où je me retrouve en contact avec tout ce qui fut moi à l'heure où l'on devient ce que l'on sera. Il faut trois jours à une lettre pour aller à Paris, autant pour en revenir. Je suis donc obligé de vous demander de m'envoyer par retour de courrier ce que vous avez bien voulu me promettre...» Il compte se reposer trois ou quatre jours avant de se mettre au travail, et il demande de l'argent afin de pouvoir « rester 6 à 7 jours de plus et travailler ». Il donne son adresse à l'Hôtel de la Colombe d'or, à ne pas communiquer sauf à Steele : « Je ne veux pas ici recevoir de nouvelles alarmantes ».

Début 1934, Artaud est toujours dans Héliogabale et il écrit à Denoël : « J'ai entamé un nouveau chapitre d'Héliogabale intitulé ‘la Guerre des Principes’ où je fais une mise au point du paganisme opposé au christianisme. La question intéresse le monde actuel, le monde entier. Si ce chapitre est réussi comme j'y tends ce sera quelque chose de sensationnel et peut-être de définitif et vous verrez qu' Héliogabale dépassera un cercle restreint et atteindra le gros public. Car j'écris un langage concret et clair, et ceci de plus en plus [...]

Ce que vous m'avez donné et qui m'a permis de dégager chez mon cordonnier des chaussures ressemelées et chez mon couturier un costume, me laisse aujourd'hui sans rien et je comptais sur une autre rentrée qui ne s'est pas faite. Samedi j'ai une autre rentrée et comme je vis chichement, si vous pouviez me trouver ne serait-ce que 50 balles ou plus si possible ! je ne vous demanderais plus rien jusqu'à la semaine prochaine... Excusez-moi de vous embêter mais je ne vois pas comment faire autrement. Toute mon affectueuse amitié. »

Artaud a obtenu, grâce à Paulhan, une chronique mensuelle dans la Nouvelle Revue Française. Denoël lui octroie des avances sur un ouvrage qu’il lui a commandé un an plus tôt et dont il ne voit pas la fin, et il lui paie encore les comptes rendus que fait Artaud des livres qu’il publie : Histoire des religions de Denis Saurat [dans Comœdia, mars 1934], Satan l’Obscur de Jean de Bosschère [dans la NRF, avril 1934], etc. Malgré quoi Artaud est toujours à court d’argent. Il vit, dit-il, chichement, mais il se ruine en achats de drogues.

  

Le 28 avril 1934, parution de Héliogabale. Le livre est proposé, sans succès, par Denoël pour le prix des Deux Magots (qui ira à Georges Ribemont-Dessaignes).

Juin 1934, Artaud est en Algérie où on tourne Sidonie Panache, un film de son cousin Alex Nalpas où il tient le rôle d’Abd El-Kader. Il écrit à Cécile Denoël : « On pense à vous à Laghouat, dans la tente du Caïd du Pays, devenue la tente d’Abd El-Kader au milieu des arabes hurleurs et qui se disputent avec de grands cris, et surtout des paysages nus et terribles, et qui portent bien et comme une force ce qui pour nous est de l’accablement. Mais on espère s’enfoncer encore dans le désert et revoir votre image dans un mirage d’oasis ».

Le 2 décembre 1934 Artaud propose à Gaston Gallimard de rassembler ses écrits sur le théâtre en un volume. Tous les textes importants qui composeront Le Théâtre et son double ont, il est vrai, paru dans la NRF. Le 22 février 1935 il en reparle avec Paulhan, qui reste évasif. L’ouvrage ne paraîtra qu’en février 1938.

Le 10 février 1935, Artaud annonce à André Gide qu’il vient d’achever une tragédie qui sera jouée en avril : il s’agit des Cenci, pièce en quatre actes et dix tableaux d’après Shelley et Stendhal, avec décors et costumes de Balthus.

Balthus a présenté à Artaud une grande femme blonde, Lady Diana Bridgeman [1907-1967], fille d'un comte de Bradford, qui a épousé en 1930 l'armateur Sir Robert Abdy [1896-1976], et qu'on appelle communément Lady Iya Abdy. Un autre ami d’Artaud, le musicologue Pierre Souvtchinsky, a persuadé Iya Abdy de financer les Cenci.

Artaud a lu sa pièce chez Jean-Marie Conty, rue Victor Considérant, devant les couples Allendy, Denoël, Steele, Iya Abdy, etc. Lady Abdy accepte de participer au financement du spectacle mais elle ne veut pas être la seule. Robert Denoël, dont la femme rêve de faire du théâtre, sera l’autre commanditaire. En contrepartie, elles réclament un rôle dans la pièce. Lady Abdy part à Londres chercher 200 000 francs : « on est en plein miracle », écrit Artaud.

Le 17 février 1935, Artaud écrit à Cécile Denoël : « Le rôle de Lucretia dans la version historique de l'Histoire des Cenci, Shelley étant définitivement écarté, a été écrit pour vous, et pour vous permettre de mettre en valeur les qualités que je vous attribue avec ce texte. Si vous avez quelque chose dans le ventre c'est une occasion pour vous irremplaçable de le montrer. Physiquement vous êtes le personnage, vous l'êtes aussi spirituellement ». Selon la chronique, la seconde femme de Cenci était « d’une rare beauté, célèbre par l’éclatante blancheur de son teint, mais un peu trop grasse ».

Aucune autre actrice qu'elle, écrit Artaud, ne le jouera : « Je ne veux plus d'acteurs mais des êtres vivants. Si vous consentez à vivre c'est à dire à sortir la vie effervescente qui est en vous, vous jouerez ce rôle de manière grandiose »... Il a déjà annoncé qu'elle jouerait, et il lui reproche son attitude péremptoire « comme si tout était basé sur vous et que tout le monde était à vos ordres ». Mais il compte sur elle pour les répétitions.

Ce n’est pas tout à fait exact. Le 15 avril, Artaud et Iya Abdy ont accordé une interview au journal « Le Jour ». L’auteur y présente ses acteurs : Iya Abdy, Julien Bertheau, Jean Mamy, lui-même, « et d’autres encore dont vous saurez bientôt les noms ». Celui de Cécile ne sort pas. La vedette, c’est la blonde Lady Abdy : « Les Cenci par Antonin Artaud avec Iya Abdy » est d’ailleurs le titre de l’article. Il faut attendre le 6 mai 1935, jour de la générale, pour que le nom de Cécile Bressant apparaisse dans Comœdia et dans L’Intransigeant.

Le 18 mars Artaud signe un accord avec la salle des Folies-Wagram (la seule salle disponible) pour y faire jouer sa pièce et, deux jours plus tard, propose à Cécile un contrat pour son rôle : la pièce sera jouée entre le 20 avril et le 5 mai. Une somme forfaitaire de 500 francs sera allouée à la comédienne pour la période de répétitions d'au moins 30 jours. Elle touchera en outre une somme minima de 50 francs par représentation, le pourcentage sur la recette étant décidé ultérieurement. Un des articles prévoit aussi qu’elle partagera avec l’auteur « les risques du spectacle ».

Les répétitions ont lieu régulièrement mais dans une atmosphère tendue. Artaud a du mal à diriger les acteurs dont certains, comme Cécile Brusson, ont un caractère difficile. Le 9 avril 1935, il lui écrit : « Vous devez comprendre qu'une fois sur la scène vous n'êtes plus une femme mais une actrice et ce que l'on vous dit, si insupportable que ce soit, s'adresse à l'actrice et non à la femme. Il ne faut pas mêler les deux. C'est à dire que votre être profond est devenu le personnage et que la femme avec sa juste fierté demeure à la porte du théâtre, ou chez elle ! »

Tout ce qu'il fait est dans l'intérêt de leur succès commun : « je me donne un terrible mal pour que ce soit bien, et il n'est tout de même pas admissible que les efforts que je fais pour vous faire sortir de vous-même et entrer dans le rôle soient interprétés comme des attaques personnelles »... Il n'a, dit-il, pas dépassé les limites de ce qu'on peut dire à un acteur. Il est accablé de fatigue et de responsabilités mais veut tenir la pièce « au niveau énergique auquel elle doit être tenue » ; il la prie donc de ne pas bouder inutilement et de venir répéter le lendemain.

Des disputes personnelles sont venues compliquer leur travail. Denoël pense que sa femme entretient depuis plusieurs mois une relation amoureuse avec Artaud : « J’ai assisté à vos amours extravagantes, à vos disputes, à vos raccommodements, à vos attendrissements réciproques. [...] Vos amours ont atteint leur paroxysme, avec scènes dramatiques, hurlements etc... au moment des Cenci, quand elles m’ont coûté le plus cher », lui écrira-t-il dix ans plus tard, alors qu’ils vont entamer une procédure de divorce.

Le 7 mai 1935 à 21 heures a lieu la « première » des Cenci. La presse du lendemain présente la pièce comme un événement mondain et d’avant-garde. Les critiques louent les décors de Balthus, la musique de Désormières, ou la beauté de Lady Abdy, faute de pouvoir parler de son talent.

 

Lady Iya Abdy dans le rôle de Béatrice   -    Cécile Brusson (Lucretia), Iya Abdy (Béatrice), Antonin Artaud (Cenci)

Le chroniqueur de Comœdia s’attaque plutôt au public, et on croit lire du Céline : « Tout ce que Paris compte de snobs, de métèques, d’invertis, d’ennemis de notre clarté française, d’anarchistes de la pensée, de détraqués, de morphinomanes, cocaïnomanes, éthéromanes, faux esthètes, pseudo-nordiques, saphiques, décompositeurs de musique, Français d’importation, servants des petites chapelles et des formules obscures, écrivains de gauche et d’extrême-gauche, cubistes, essayistes et autres navrants produits du gâchis international...» se trouvait dans la salle.

Le spectacle est donné tous les soirs et le dimanche en matinée. Dès le 15, Artaud écrit à Paulhan : « Ça va mal et si dans les 24 heures je n’ai pas trouvé un appui financier d’une quinzaine de mille il faudra arrêter. C’est d’ailleurs pour moi personnellement une catastrophe financière, mes droits d’auteur ont été mangés par avance et je n’ai même pas de quoi vivre ». Robert Denoël, qui a mis en danger la situation financière de sa société, s'est retiré de l'affaire.

La pièce est un échec. Le 20 mai, Artaud écrit à Cécile Denoël qu’il ne veut pas laisser s'achever cette série de représentations sans la remercier « de la fermeté extraordinaire et qui a eu à mes yeux quelque chose d'héroïque avec laquelle, seule de toutes les actrices et de tous les acteurs des Cenci vous êtes demeurée sans dévier dans la ligne de votre rôle, ne descendant pas un instant et à aucune des quinze représentations au dessous du diapason ».

Cette conscience, ce « grandiose acharnement » l'a d'ailleurs fait remarquer « pour beaucoup plus émouvante, sincère et vraie que le premier rôle féminin. Soyez-en inoubliablement remerciée ». Il ajoute que si tout le monde avait su maintenir « l'atmosphère, la vie et la tension obtenues aux dernières répétitions nous aurions eu un triomphe écrasant au lieu d'un succès discuté et qui ne touche qu'à certains morceaux du spectacle ».

Les Cenci sont l’apogée et la fin de la carrière théâtrale d’Artaud. Le 22 mai 1935 a lieu la 17e et dernière représentation. Début juin, André Frank retrouve Artaud dans le bureau de Denoël : il y est question de la liquidation du Théâtre de la Cruauté... Les routes d'Artaud et de Denoël sont sur le point de se séparer.

Le 10 janvier 1936, l'écrivain embarque à Anvers pour le Mexique. Il rentre à Paris le 14 novembre. Un mois plus tard Anaïs Nin note dans son journal qu’il lui a paru « vieilli, drogué ». Le 17 décembre, il signe avec Gaston Gallimard un contrat pour Le Théâtre et son double, à paraître dans la collection « Métamorphoses ».

Du 25 février au 5 mars 1937, Artaud entreprend une nouvelle cure de désintoxication au Centre français de médecine et de chirurgie de Paris, dans le XVIe arrondissement. On remarque que c’est Jean Paulhan qui, cette fois, paie la note (490 F).

Le 18 mai 1937, Artaud prononce, devant deux mille personnes ébahies, une conférence incompréhensible sur « la décomposition de Paris » à la Maison d’Art à Bruxelles.

De retour à Paris il rédige les Nouvelles Révélations de l’Etre. A cette époque il couche n’importe où : sur un banc, sous les ponts, ou chez des amis - mais plus chez les Denoël. Le livre, que l’auteur a signé « Le Révélé », paraît le 28 juillet 1937. C’est le dernier ouvrage d’Artaud chez Robert Denoël.

Le 12 août 1937, Artaud embarque au Havre pour l’Irlande, où il restera jusqu’au 29 septembre 1937. De retour en France, il est interné dans un asile psychiatrique près de Rouen. Sa mère, qui est sans nouvelles de lui depuis deux mois, tente de s'informer auprès d'amis proches : le docteur Allendy, Jean Paulhan, Robert Denoël, sans succès.

Le 7 février 1938, parution de Le Théâtre et son double chez Gallimard dans la collection « Métamorphoses », à 400 exemplaires numérotés.

Le 1er avril 1938, Artaud est interné au Centre psychiatrique Sainte-Anne, à Paris. Le diagnostic des médecins sera le même durant sept ans : « Délire de persécution, hallucinations, mégalomanie, paranoïa ».

Le 27 février 1939, il est interné à Ville-Evrard, en banlieue parisienne. Sur la fiche qu’il est prié de compléter le lendemain, Artaud écrit : « Mes intentions sont de travailler [...] Ce sera possible, si mes éditeurs me rendent l’argent de mes droits d’auteur sur mes livres ». A cette époque, Artaud n'a que deux éditeurs : Robert Denoël et Gaston Gallimard.

C’est au cours des mois suivants qu’il établit à l’intention du directeur de l’établissement une liste des gens qu’il ne veut voir à aucun prix : parmi eux figurent Robert Denoël et Irène Champigny. Il est inutile de chercher une cohérence dans les attitudes successives de l’écrivain interné. Le 23 novembre 1940, il écrit à Cécile Denoël :

« Vous abstenir plus longtemps de venir me voir quand vous savez l'urgence essentielle qu'il y a à me soulager serait un crime, quelques agressions, sollicitations ou obstacles que vous puissiez rencontrer dans l'accomplissement de ce devoir. Robert Denoël est mort aujourd'hui vers midi pour avoir ‘douté’ qu'il ne faille me soulager et pour s'être refusé à le faire quand il en avait le moyen et c'est le Mal qui l'y a poussé. Je désespérerai de votre salut si vous ne réussissiez à venir me voir demain. N'oubliez pas les démons qui nous ont tourmenté aujourd'hui [...] Ils étaient je crois du côté de Sèvres Falguière Lecourbe et il y étaient en chair et en os »...

Le 30 juin 1941, c’est à Robert Denoël qu’il s’adresse : « Il m’a fallu bien du temps et de la douleur [...] pour savoir exactement qui vous êtes et ce que vous êtes par rapport à moi et je n'oublierai jamais comment vous m'avez maintenu et porté le jour ou je me suis vu sombrer dans les abîmes et où je me suis senti comme les mauvais morts. Je me suis longuement souvenu ce même jour en reconnaissant votre lumière violette et de ce que nous sommes et de ce qui est et c'est vous dire ma douleur d'être encore ici alors que mon être véritable est ailleurs et que je ne puis pas le joindre ».

Artaud ne comprend pas « que tant d'efforts et tant de merveilles ne soient pas encore parvenus à faire finir cette épouvantable histoire et à obtenir du monde des démons où je me vois retenu prisonnier, qu'ils lâchent leur épouvantable étreinte parce qu'en réalité ils ne sont rien »... Il manque de tout : « je ne suis plus qu'un cadavre qui se termine dans la poussière de la mort. Je ne puis absolument plus rester loin de ceux que j'aime »...

Il aimerait que Denoël lui amène son « petit enfant » [Robert junior a huit ans], et qu'il lui envoie Han d'Islande, Bug Jargal, Dieu, La Fin de Satan et Choses vues de Victor Hugo. On ne sait si l’éditeur a envoyé les livres demandés, mais il est avéré qu’il ne s’est pas rendu à Ville-Evrard.

Le 10 février 1943, Artaud est transféré à l’hôpital psychiatrique de Rodez, en zone libre. Le 17, il réclame à Paulhan les 100 000 francs qu’on lui doit pour l’édition du Théâtre et son double « dans la collection blanche de la NRF en 1937 ».

Le 31 décembre 1943, Artaud, qui, depuis cinq mois, traverse une crise mystique aiguë, écrit à Cécile Denoël, « sachant Robert très occupé », à propos des Nouvelles Révélations de l’Etre :

« Il faut que ce petit livre soit retiré tout de suite de la circulation. Quel qu'ait été son succès récent et à cause de lui. Il y a dans ce livre un ton luciférien qui par moment me fait peur et horreur. Il a été écrit en dehors de Dieu, et tout ce qui en dehors des préceptes de Dieu enseignés par Jésus-Christ son Fils sur cette terre prétend à la transcendance occulte ne peut que SOMBRER dans le fétichisme et la magie. Et je n'ai jamais voulu de cela. Et ce petit livre en est farci ».

Il craint « que beaucoup de mauvais esprits, de gens mal intentionnés se sont servis et se serviront de ce petit livre contre Dieu, et dans un esprit de révolte contre les purs enseignements de l'Église de Jésus-Christ. La paix maintenant de ce côté là. Il y a dans ce monde bien assez de sujets de guerre ».

Le monde est, dit-il, très mauvais, les choses empirent, « et ce ne sont pas des conférences entre des grotesques comme ROOSEVELT et CHURCHILL ou des criminels comme STALINE qui ramèneront jamais la paix ou l'abondance. Et je ne peux pas rester éternellement dans un Asile d'Aliénés. Dieu seul peut arranger les choses mais je ne vois pas que les gouvernements y pensent guère ».

Il va communier pour que son amie retrouve la foi. Mais il est difficile de prier lorsque le corps manque de force et Artaud se plaint des restrictions : « les gens sur le marché cachent et gardent pour eux tous les aliments de première nécessité », même le miel qu'on produit à Rodez ne se trouve plus...

Il souhaite que Denoël vienne le voir : « J'ai sur terre d'immenses amis mais Robert est l'ami le plus près de mon cœur. Celui à qui je ne cache rien. Et qui de tous me comprend le mieux ». Il veut avoir la joie de revoir ses amis, ainsi que leur fils : « Depuis six ans que je vis ainsi hors du monde maintenant je n'en peux plus ».

Le 4 janvier 1944, Robert Denoël a fini par écrire lui-même à l’interné de Rodez. Répond-il à la lettre ci-dessus, dont on n'a pas le texte intégral, ou à une autre lettre que nous ignorons ? Florence de Mèredieu, qui la publie en page 789 de son livre, renvoie au catalogue de la vente du 14 avril 2000 à l'Hôtel Drouot, où elle ne figure pas :

« Je dispose bien d’un complet, mais il n’est évidemment pas à ta taille. As-tu sur place un tailleur qui pourrait faire les retouches indispensables ? - Dans l’affirmative, je t’enverrais un complet bleu fort présentable. Si tu ne vois pas la possibilité de le faire arranger, je procéderais autrement. Je chercherais quelqu’un de ta taille ; mais cela sera beaucoup plus difficile. »

Le 4 mai 1944, Artaud écrit à Cécile qu'il a envoyé à Robert Denoël une lettre que les médecins ont jugée bizarre et insensée :

« Moi je ne crois pas du tout que cette lettre était insensée, je crois simplement que ces médecins sont stupides, mal inspirés, ignorants et inavertis et je vois surtout que sans le savoir car ils se croient bien disposés avec moi même et croient tous les deux m'aimer ils sont possédés par le mauvais esprit, c'est à dire par les démons. Il y a la possession hystérique, à grand fracas, mais il y a aussi la possession insidieuse qui affecte en nous la membrane mystique de la vie et où celui qui pense croit penser en homme alors qu'il pense en réalité en démon. J'ai des idées mystiques [...] mais moi, je veux dire l'homme que j'étais dans le temps, je ne le savais. Je ne suis plus du tout cet homme [...] je ne l'ai jamais été, Antonin Artaud est resté dans le passé et mon moi est celui d'un autre, et Antonin Artaud n'est pour moi qu'un mort. Je ne me vois tel que je suis que depuis Ville Évrard en octobre 1939 et je sais que le moi que j'ai est descendu du ciel une certaine nuit et qu'il n'est pas né sur cette terre comme le moi de tous les humains ».

Depuis, il travaille à se « mettre en communication avec l'esprit de tous ceux que j'aimais sur cette terre et où je reconnaissais en les voyant les anges du premier ciel. Je n'ai pas de forces occultes. Je n'ai que ma salive et mes mains et c'est ainsi que je les appelle à moi quand j'y pense et que je vois leur conscience et leur âme me parler.»

Il a vu bien des fois l'âme de Cécile et celles des membres de sa famille dans les fluides occultes de l'air : « J'ai vu et je vois sans cesse la Sainte Vierge, Jésus-Christ, le Saint Esprit de Dieu, Saint Joseph, Saint Michel Archange. J'ai vu longtemps Saint Antonin mon Père et qui était l'Âme du Bon Dieu Père de Jésus Christ mais je ne le vois plus car il est mort au ciel et que Jésus Christ le remplace. Je vois en un mot renaître autour de moi tout le premier Paradis que Dieu a dû détruire devant l'avance de l'Antéchrist et qu'il reconstituera. Et c'est cette vision très simple qu'on traite ici de folie, de fétichisme et de magie ».

Il n'en a parlé qu'à la surveillante qui est très bonne pour lui, en qui il voit l'âme de Sainte Philomène, âme sœur du Seigneur. En Cécile, il voit l'âme de Sainte Geneviève de Brabant : « c'est Dieu qui a mis cette âme dans un corps humain comme il m'a mis moi dans le corps d'Antonin Artaud afin de vaincre le mal qu'il avait en lui ».

Les médecins, tenus par l'Antéchrist, ne peuvent croire cela et le traitent en malade « parce que l'enfer ne veut pas que renaisse le ciel que je vois et qu'il me fait traiter des forces surnaturelles que je peux avoir afin de me guérir de ma foi céleste et de pouvoir m'envoûter librement avec les envoûtements obscènes de l'enfer. Il faut agir pour me faire rendre la liberté ».

On ignore quelle lettre « bizarre et insensée » Artaud aurait écrite à Denoël entre le 4 janvier et le 4 mai 1944. Peut-être a-t-elle été simplement interceptée par les médecins de l’asile et non envoyée. Artaud, qui a subi une série de 12 électrochocs entre le 23 mai et le 16 juin, est persuadé qu’il les doit à son éditeur.

Le 4 juillet 1944, il écrit à sa mère : « Robert Denoël a trouvé que les histoires que je lui rappelais étaient imaginaires et fausses et il a demandé au Dr Ferdière de me faire encore un traitement. C’est ce traitement qui m’a fait perdre la pensée du 15 mai au 20 juin et m’a rendu incapable de t’écrire pendant un mois car je ne savais plus où j’étais ni qui j’étais et c’est une souffrance qui aurait pu m’être évitée. Si tu écrivais pour dire que je ne suis pas un menteur tu ferais beaucoup pour ma délivrance. »

Il s’est trouvé un biographe d’Artaud pour prendre ces accusations au pied de la lettre. Ronald Hayman écrit qu’irrité par les affabulations d’Artaud, Denoël écrivit « en 1944 » à Ferdière pour lui suggérer de « changer de traitement », ce à quoi le médecin se serait soumis comme à une injonction en « essayant » l’électrochoc [ Artaud and after, 1977, p. 127-128 ].

Outre qu’on imagine mal Denoël proposer à un médecin d’appliquer des électrochocs à un ami, après lui avoir fait envoyer l’un de ses costumes, et moins encore le docteur Ferdière acquiescer à une telle suggestion, on rappellera qu’Artaud a subi 58 électrochocs entre le 20 juin 1943 et le 24 janvier 1945.

Le 16 février 1945, Artaud écrit à Paulhan qu’ Héliogabale le met en colère et qu'il ne veut pas le laisser reparaître : ce livre est « faux et erroné sur la question de Dieu ». Il n’a jamais été question de le rééditer : en février 1945, l’administrateur des Editions Denoël était à même de vérifier que l'ouvrage n’était pas épuisé. Il figurera d’ailleurs, en juin 1947, au catalogue des ouvrages soldés.

Le 2 décembre 1945, Robert Denoël est assassiné. Le lendemain, Artaud écrit à Henri Parisot qu’on empêche par envoûtements ses amis de venir le voir, notamment Raymond Queneau : « Est-il lui aussi devenu par magie un autre qui ne m’aime plus et me renie quand c’était un de mes meilleurs amis ? Et depuis hier soir dimanche 2 décembre à 10 heures n’est-il pas de nouveau éclairé ? »

Quel événement majeur a donc eu lieu le dimanche 2 décembre 1945 à 22 heures, sinon la mort brutale de Robert Denoël ? Pourtant Artaud n’en a pris connaissance que trois jours plus tard puisqu’il écrit, le 6 décembre, au même Parisot : « J'ai appris ce matin aussi l'assassinat de Robert Denoël. » (Œuvres complètes, XIV, p. 73).

Florence de Mèredieu écrit que cette mort « a profondément marqué Artaud ; il y reviendra à plusieurs reprises dans ses écrits ». Il y revient en effet deux ou trois fois, mais que doit-on retenir de ces notes incohérentes ?

Le 12 février 1946, il écrit à Henri Thomas : « N’oubliez pas enfin que Denoël, assassiné depuis, m’a fait transférer à Rodez pour ne pas avoir à me payer mes droits d’auteur sur une réédition des Nouvelles révélations de l’être et d' Héliogabale (50 ou 80 mille francs d’avant-guerre au moins) » (Œuvres complètes, XIV, p. 78).

Le 20 mars 46, il écrit à Marthe Robert (à propos d’Anie Besnard remplacée par un sosie) : « Tout ceci est très rocambolesque, mais guère plus que l’assassinat de Denoël, la mort de Robert Desnos, etc. »

Le 26 mars 1946, il écrit à la même qu’il soupçonne Anie Besnard de n’être qu’un « sosie de police de l’ancienne Anie Besnard. Le truquage a été fait à s’y tromper mais pas mieux que l’assassinat de Robert Denoël ». (Œuvres complètes, XIV, p. 97).

Amitié et folie mises à part, le parcours commun d'Antonin Artaud et de Robert Denoël s'achève avec l'échec des Cenci. L'éditeur y a perdu de l'argent, s'est senti trompé par l'auteur et par sa propre femme, et a considéré Artaud pour ce qu'il était, désormais : un parasite et un écrivain dément. Cela ne l'a pas empêché de le secourir autant de fois qu'il le pouvait, alors qu'il se trouvait lui-même en difficultés.

Antonin Artaud est mort le 4 mars 1948 dans une clinique d'Ivry-sur-Seine.