Robert Denoël, éditeur

1969

 

Janvier

 

A la demande de Lucette Destouches, Charles Bonabel, le disquaire de Clichy, rédige une « auto-interview » pour accompagner la sortie de presse de Rigodon. Ce texte resté inédit a été publié en octobre 1989 dans le n° 86 du Bulletin célinien.

Céline avait, le 10 décembre 1945, écrit à son sujet à Marie Canavaggia : « C’est un homme très fin très honnête très artiste mais très timide et malade - Il connaît à fond le milieu de l’édition et l’édition. Il a édité lui-même. Il connaissait très bien Denoël qu’il détestait et ses affaires - (il a été empilé par lui). »

Son texte, très discret, nous donne cependant des informations inédites :

« - Avez-vous su quels étaient ses rapports avec son éditeur ?

- J'en ai eu des échos. Ils étaient quelquefois un peu orageux, cela va sans dire. Denoël qui brassait toujours une foule d'idées devait parfois manquer un peu d'objectivité. Mais cela ne tournait pas au tragique. Céline avait une doctrine bien définie sur les relations entre écrivain et éditeur qui aboutissait à la conclusion que cela ne valait pas la peine d'en changer. Compte tenu de ses défauts il préférait encore Denoël qu'il considérait comme le moindre mal.

En outre, à un moment donné, l'actif directeur de la maison de la rue Amélie avait conçu l'ambitieux projet de réaliser un journal d'enfants et, la chose étant pour une fois de ma compétence technique, j'avais été chargé d'étudier la question sous toutes ses formes. L'étude était assez avancée mais, si l'idée n'était pas mauvaise en soi, elle posait des problèmes complexes et particulièrement, on le devine, un problème financier qui n'était pas de mon ressort.

En fin de compte, Céline s'aperçut que Denoël avait l'espoir de l'intéresser à l'entreprise et qu'il pourrait en faire son commanditaire. Rapidement détrompé, l'ingénieux éditeur dut se consoler très vite de son échec en s'orientant probablement vers quelque nouvelle utopie. »

Dès 1930, Denoël publie des albums et des livres pour enfants ; les volumes parus dans la « Bibliothèque Merveilleuse » sont de bon goût. Fin 1933, il arrête sa collection, qui n'est plus rentable. En 1940, il remet en vente, à l'enseigne des Nouvelles Editions Françaises, deux albums de Thornton Burgess publiés en 1933. En 1942 il crée une collection pour la jeunesse : « La Fleur de France » et, en 1945, il publie plusieurs ouvrages destinés aux adolescents.

Le 26 septembre 1945, Céline écrit à sa secrétaire : « Bobby je le vois déjà lancer ‘Petits héros du maquis’ , ‘Benjamins au combat’, la collection d’enfants qu’il a toujours préméditée ».

Céline connaît le penchant de son éditeur pour les livres d'enfants, surtout si, comme l'affirme Bonabel, il l'a sollicité pour financer l'entreprise. Mais le disquaire oublie de dire que c'est Céline lui-même qui lui avait proposé de rencontrer Denoël à ce sujet : « Plus sérieux : venez me voir dès votre retour. Je veux vous présenter à Denoël avant mon départ le 20. Il tient toujours à son journal d'enfants. Et je lui parle fort de vos capacités. », écrivait Céline à Bonabel, le 10 novembre 1932.

Il existe un prospectus illustré de 16 pages présentant les différentes publications de l'éditeur destinées à la jeunesse qui pourrait correspondre au projet évoqué. On peut aussi se demander si la « Légende du roi Krogold », dont Céline a offert le tapuscrit à Cécile Denoël à l'occasion de la naissance de son fils, le 14 mars 1933, n'était pas un texte destiné au journal pour enfants que préparait Denoël.

 

    

                                                     Charles Bonabel [1897-1970]

 

Février

 

Le 24 : Décès dans une clinique d'Avignon de Jean Proal, des suites d'une grippe compliquée de troubles respiratoires. Né à Seyne-les-Alpes le 16 juillet 1904, il avait publié quinze ouvrages dont six chez Robert Denoël, qui l'avait lancé en 1932. En 1948, son roman Bagarres fut porté à l'écran par Henri Calef. Depuis 1950 il vivait retiré à Saint-Rémy-de-Provence, où il avait ouvert un magasin d'électroménager. En 1953 la Société des gens de lettres avait décerné son Grand prix du roman à De sel et de cendres, paru chez Julliard, et, en 1961, il obtint le premier Grand prix de Provence pour l'ensemble de son œuvre.

 

Peu après sa mort Louis Brauquier lui rendit hommage : « L'œuvre de Jean Proal est d'une qualité exemplaire. C'est pourquoi, sans doute, ce romancier, qui a écrit une quinzaine de volumes, disparaît sans avoir atteint le grand public. Il visait haut, vraisemblablement trop haut. »

Le chroniqueur cite alors les noms d'écrivains, de peintres et de gens de théâtre qui l'avaient encouragé, salué et reconnu au gré des parutions de ses divers ouvrages. Mais il n'a pas un mot pour l'éditeur qui lui avait permis de débuter.

Madame Jean Proal, qui avait assisté son mari dans toutes ses démarches éditoriales et qui savait combien son œuvre était redevable à Denoël, poussa la générosité jusqu'à me confier en octobre 1979 toutes les lettres originales de l'éditeur à l'écrivain, avec cette appréciation : « J’ai toujours été persuadée que si Robert Denoël avait vécu, la carrière de mon mari aurait été beaucoup plus importante ». Cette correspondance [89 lettres et deux contrats, 1931-1945] a trouvé place depuis aux Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence.

En 1995 les Editions de l'Envol à Mane, en Provence, ont entrepris de rééditer l'œuvre injustement oubliée de Jean Proal, essentiellement les romans qu'il avait publiés chez Denoël entre 1932 et 1948. Cette belle initiative n'a pas eu le succès escompté et les Editions de l'Envol ont dû déposer leur bilan.

En mai 1998 a été fondée à Mane une Association des Amis de Jean Proal, qui a fait l'effort de racheter une importante partie du stock des éditions de l'Envol menacé de mise au pilon. Cinq titres sont désormais disponibles à leur adresse : amis.jean.proal@orange.fr.

 

Mars

 

Le 5 : Dominique de Roux annonce à Cécile Denoël la mise en chantier d'un volume à paraître dans sa collection « Glose ». Il doit contenir un texte de Cécile intitulé « Denoël jusqu’à Céline... qui lui ressemblait comme un frère », la réédition d'Apologie de Mort à crédit par Robert Denoël, et 15 lettres de Céline à Denoël.

     Dominique de Roux [1935 - 1977]

Le projet resta sans suite, sans que l'on sache pourquoi il fut abandonné. Le 9 janvier 1970, Cécile écrivait encore à de Roux : « Le bilan de l'année 1969 serait désastreux pour nous dans l'ensemble s'il n'y avait eu un rayon de soleil qui éclaira notre vie d'un espoir nouveau. En effet, il y a un an nous ignorions jusqu'à votre existence. Notre excuse : la réclusion volontaire où nous nous étions enfermés depuis trop longtemps. Sans l'émulation provoquée par votre première lettre qui a, tout d'abord, allumé une salutaire réaction de colère, mes mémoires seraient sans doute restées à l'état de projet malgré les objurgations de Morys. Je n'aurais pu, non plus, sans vous, renouer avec Bernard [Steele] d'amicales relations. Je mets donc à l'actif de mon bilan notre rencontre, et au passif, notre ruine. »

 

Le Magazine littéraire consacre son numéro 26 à « Louis-Ferdinand Céline l'enragé ».


Mai

 

Les 8 et 18, diffusion en deux parties de l'émission « D'un Céline l'autre » sur la 2e chaîne de télévision de l'ORTF, dans la série « Bibliothèque de poche » dirigée par Michel Polac et Michel Vianey.

L'émission, qui devait être diffusée le 10 avril précédent, a réuni sur son plateau : Lucette Destouches, Marcel Brochard, Gen Paul, André Willemin, Serge Perrault, Dominique de Roux, Jean Guenot, René Barjavel, Jean Bonvilliers, Michel Audiard, Alphonse Boudard, et quelques autres.

René Barjavel y a évoqué Céline et son éditeur. Après avoir rappelé qu'il était entré chez Denoël en 1935, Barjavel déclare :

- Denoël était très pauvre. C'était un éditeur sans argent et Céline était très pauvre aussi mais très avide, très avide d'argent parce qu'il estimait qu'il était volé par tout le monde alors que, d'un autre côté, il donnait ses soins gratuitement, vous comprenez. Il était absolument désintéressé mais il avait besoin de faire croire qu'on le volait. Et il réclamait son argent sans cesse. Denoël donc faisait des miracles pour donner de l'argent à Céline. »

Céline ne donnait pas ses soins gratuitement : il était, depuis 1929, médecin vacataire au dispensaire de Clichy, poste qu'il occupera jusqu'à la fin de l'année 1937. Ce n'est qu'après son retour en France, en 1951, qu'il ouvrira un cabinet médical à son domicile de Meudon.

A la question : « Si vous aviez à faire le portrait de Céline tel que vous l’avez vu la première fois... Qu’est-ce qui vous avait frappé ? », il répond :

- Ah, c'était un personnage frappant, extraordinaire. Il était très grand, mince, avec des yeux bleus éclatants. Il avait toujours l'air furieux et, comme il avait perdu, à la suite d'une blessure de guerre, la sensibilité de l'une de ses mains, il arrivait à motocyclette avec... tout ce qu'il avait était attaché à des ficelles : ses gants, sa serviette... Son manuscrit attaché dans un journal avec une ficelle. Tout cela pendait à son cou parce qu'il avait peur de le perdre. Il perdait les choses sans s'en apercevoir parce qu'il ne les sentait pas.

- On m'a dit qu'il écrivait jusqu’à sept versions de ses livres ?

- Oui, il a écrit sept versions successives de Mort à crédit. Et il faut se rappeler le texte de la bande qu'il avait mis sur ce livre. Ses bandes étaient aussi extraordinaires que ses titres. Il avait mis une phrase de Jean-Sébastien Bach : " Je me suis énormément appliqué à ce travail. Celui qui s'appliquera autant que moi fera aussi bien ". Dieu sait si cela n'est pas vrai ! Mais enfin, cela montre le côté acharné, appliqué, le côté artisan de génie de Céline en ce qui concerne la langue. »

Sept versions de Mort à crédit... comme « Les sept morts de Robert Denoël » ?

 

Juin

 

Le 30 : Réunion, 5 rue Sébastien-Bottin, des membres de la Société des Editions Denoël, sur convocation de la gérance, en vue d'augmenter le capital social.

Sont présents : Claude Gallimard, représentant la Société des Editions Gallimard, propriétaire du plus grand nombre de parts, qui préside la réunion, les industriels Jacques Lang [25 parts] et Charles Henry Lozé [1 part], et les co-gérants non associés, Philippe Rossignol et Bernard Huguenin.

Pour mémoire, le capital social est, depuis le 13 décembre 1963, fixé à 35 000 F divisé en 700 parts de 50 F ainsi réparties : 674 parts pour la Société Zed, 25 parts pour Jacques Lang, 1 part pour Charles Henry Lozé.

L'assemblée décide une première augmentation de 70 000 F du capital pour le porter à 105 000 francs par l'émission de 1 400 parts de 50 F chacune, par incorporation de réserves, ce qui implique que les associés reçoivent deux parts nouvelles pour une part ancienne.

Une fois la résolution adoptée, le nouveau capital social est de 105 000 francs divisé en 1 400 parts de 50 F ainsi réparties : 1 348 parts à la Société des Editions Gallimard, 50 parts à Jacques Lang, 2 parts à Charles Henry Lozé.

L'assemblée décide ensuite de procéder à une seconde augmentation de 735 000 francs pour porter le capital à la somme de 840 000 francs, par la création de 14 700 parts de 50 F, à libérer par compensation avec des créances liquides et exigibles sur la société : 14 154 parts sont attribuées à la Société des Editions Gallimard, 525 parts à Jacques Lang, 21 parts à Charles Henry Lozé.

A l'issue de la réunion, le nouveau capital social de la Société des Editions Denoël est de 840 000 francs divisé en 16 800 parts de 50 F chacune, ainsi réparties : 16 176 parts pour Gallimard, 600 parts pour Lang, 24 parts pour Lozé.

Le même jour, l'assemblée décide de procéder à la refonte complète des statuts de la société pour les mettre en harmonie avec la nouvelle législation, plusieurs fois modifiée depuis 1966.