Robert Denoël, éditeur

1954

 

Septembre

 

Le 11 : Décès à Versailles de Louise Hervieu.

Née le 28 octobre 1878 à Alençon, de Jean-Baptiste Hervieu, 36 ans, commis de la ville, et de Madeleine Lucé, 26 ans, sans profession, Louise Hervieu était hérédosyphilitique.

Elle a raconté son histoire pathétique dans un roman qui, écrit Albert Morys, « avait traîné chez quelques éditeurs et lui était chaque fois revenu avec un mot aimable », avant d'être accepté par Denoël : Sangs obtint, le 8 décembre 1936, le prix Femina.

     

Dans l'indifférence générale elle créa, le 11 décembre 1937, avec l'aide active de Denoël, l' « Association Louise Hervieu pour l'établissement du Carnet de Santé », un carnet dans lequel seraient inscrits les antécédents des parents, puis tous les soins, toutes les maladies de l'enfant, ensuite de l'adulte jusqu'à son heure dernière, pour servir à son tour à maintenir en santé ses enfants et ses petits-enfants.

Des tracts furent imprimés par Denoël qui les fit encarter dans plusieurs publications dont Le « Crime », paru en 1937, avec ce manifeste assez violent : « Les chevaux et les chiens de luxe ont un pedigree mais les petits de l'homme naissent et meurent comme des bêtes obscures ; car la peine sacrée des mères n'est pas respectée. Leur enfant innocent, trop souvent malingre ou misérable ne vivra pas, ou il vivra en désespéré. C'est qu'il porte le poids de tares ancestrales. Mais ceux-là dont il est la victime, ceux-là étaient déjà des victimes. »

Le 1er juin 1939, un arrêté ministériel instituait, à l'usage des citoyens français, le fameux carnet. Paris-Presse titrait en première page : « M. Marc Rucart crée LE CARNET DE SANTÉ individuel, confidentiel, facultatif. »

C'était, écrit Morys, lui-même directement concerné, « une demi-mesure, mais c'était déjà un grand pas... qui aurait dû être suivi de nombreux autres », à commencer par l'application de l'arrêté de juin 1939.

Le 6 janvier 1943, Louise Hervieu lui écrivait, à propos de ce carnet toujours en projet : « De celui qu'on annonce et auquel j'ai tout donné de moi-même, je ne sais rien. Quant au certificat prénuptial qui n'est point éliminatoire et ne comporte pas de sanction, c'est une mesure pour rien. Quant à l'assainissement de la procréation, celle qui ne peut plus la défendre vous recommande encore et pour toujours le carnet, cher Morys. »

Le « certificat prénuptial » auquel Louise Hervieu fait allusion résultait d'une loi du 16 décembre 1942 (modifiée le 29 juillet 1943) et ne comportait, en effet, pas de sanction : il prévoyait qu'avant le mariage, les époux déclarassent (sur la base d'un certificat médical) qu'ils n'étaient pas atteints d'une tare héréditaire. Les médecins, qui estimaient qu'ils violaient alors le secret professionnel, réchignaient à signer un tel document. D'ailleurs, dans la pratique, le médecin se bornait à déclarer qu'il avait reçu la visite des candidats au mariage et qu'il leur avait « fait comprendre leurs responsabilités ». Aucun examen approfondi n'était exigé. Pour Louise Hervieu, c'était encore un coup dans l'eau.

En 1943 elle publia Le Malade vous parle, sans plus d'écho auprès des autorités médicales.

Le premier carnet de santé français fut rendu obligatoire par une loi du 18 janvier 1994, mesure abrogée dès le 24 avril 1996, puis réactualisée en octobre 1996 avec la distribution gratuite de 45 millions de carnets, dont le coût est estimé à quelque 38 millions d'euros. Une loi du 13 août 2004 a supprimé les dispositions du code de la sécurité sociale instituant le carnet de santé pour les patients de plus de 16 ans obligatoire depuis décembre 1996.

En décembre 2004 un projet nouveau a vu le jour : le carnet de santé sera remplacé par un Dossier Médical Personnel électronique [DMP]. Le 15 mars 2005 les journaux titraient : « Du retard à l'allumage pour le DMP » et, le 28 décembre, annonçaient que le DMP allait se transformer en GIP-DMP, c'est-à-dire : « Groupement de Préfiguration du Dossier Médical Personnel ».

Le 24 mars 2007 a eu lieu la mise sur l'Internet d'une « première phase de concertation en ligne du DMP », et, le 11 juillet 2007, d'une deuxième version intégrant la plupart des commentaires qui ont été faits « sur la première version du cadre d'interopérabilité », qu'on peut consulter à l'adresse http://www.d-m-p.org/  La « première version nationale » devrait voir le jour à la fin de l'année 2010.

Le 9 avril 2009 Mme Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, a présenté, lors d'une conférence publique, un «programme de relance du DMP et des systèmes d'information partagés de santé» qui tient en 112 pages téléchargeables.

Le combat engagé il y a soixante-dix ans a donc abouti, très provisoirement, à un système interactif d'une grande complexité supposée protéger les données confidentielles des patients. On peut toutefois utiliser, comme sur cette page, une fenêtre de recherche rapide qui permet de faire apparaître n'importe quel nom figurant sur ce site officiel : celui de Louise Hervieu ne s'y trouve pas.

La ville de Paris s'est montrée plus reconnaissante : le 1er mai 2010, une plaque commémorative a été apposée sur l'immeuble où elle vécut, 55 rue du Cherche-Midi, dans le VIe arrondissement.

En 2013, sur un rapport présenté par Anne Hidalgo, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, proposa au Conseil de la ville de Paris d'attribuer la dénomination « rue Louise Hervieu » à une artère piétonne du XIIe arrondissement, commençant au 54 de la rue du Charolais et finissant au 116 de l'avenue Daumesnil. Sa proposition fut adoptée. La rue Louise Hervieu est actuellement (décembre 2014) en voie d'aménagement. Elle va notamment être « végétalisée » et bénéficier d'un revêtement en dalles de granit.

Depuis le 5 janvier 2011, le site Internet du DMP est accessible. Toutefois pour créer son dossier il conviendra d'attendre le mois d'avril car ce site est en phase d' « amorçage » et non de « démarrage », a expliqué Xavier Bertrand, le nouveau ministre de la Santé. Depuis novembre 2012 le DMP est effectivement opérationnel.

 

Octobre

 

Hachette prend une participation de 90,7 % du capital de la Société des Editions Grasset, qui, le mois suivant, lui confie la distribution de toute sa production. Bernard Grasset, âgé de 73 ans, a vendu en viager, et il meurt douze mois plus tard : Hachette empoche le fonds Grasset pour 45 millions de francs de l'époque, soit quelque 700 000 euros.

Grasset est le premier éditeur prestigieux à tomber dans l'escarcelle du Trust vert qui, par la suite, annexe les Editions Fasquelle, Fayard (98,3 %), et Stock.

 

Décembre

 

Le 11 : Céline essaie de faire valoir auprès de Gaston Gallimard que les avances qu’il reçoit ne constituent pas des revenus : « En payant des impôts sur des avances je paye un impôt sur votre capital. C’est une belle astuce de vos services comptables, mais c’est tout. »

Le 8, il avait reçu une lettre des services comptables de son éditeur lui déclarant froidement : « Nous ne sommes pour rien dans la question des impôts élevés que vous avez dû payer, l’Administration fiscale nous obligeant à déclarer toute somme versée. » Deux jours plus tard Gaston Gallimard lui propose d’adresser une requête au ministre des Finances en sa faveur, mais Céline ne veut rien entendre : « une avance n’est pas un revenu c’est exactement le contraire ».

Cette question a, du point de vue fiscal, toujours été délicate pour un écrivain qui doit, en effet, payer l’impôt sur les avances qu’il reçoit de l’éditeur. Si les ventes ne sont pas au rendez-vous, il se retrouve débiteur de son éditeur pour des sommes parfois importantes, et ne reçoit du fisc qu’un décompte reporté d’année en année, sauf s’il en réclame dans l’intervalle le remboursement, ce qui complique encore les calculs.

Céline en profite pour accabler une vieille connaissance : « A propos de revenus, celle qui s’est sucrée, vous la connaissez ! une belle sous-tasse ! Vous lui avez allongé 14 briques avec une allégresse ! Pardi ! elle était maquerote ! elle ne foutait rien ! putain ! j’aurais dû vous en demander autant ! »

On ne sait où Céline a trouvé ce chiffre de 14 millions - Gallimard a payé à Jeanne Loviton 2.656.000 francs pour le rachat de Denoël - mais il poursuit : « Robert l’Assassiné était bien maquereau aussi mais lui au moins défendait ses travailleurs, il jouait pas les " hauts nababs excédés inapprochables ", il se tapait ses 8 heures de "blabla " par jour à défendre ses livres... et il recommençait la nuit... à entretenir les connes polémiques... précisément ! celles qui font vendre. »

Le 25, Céline, qui a passé le réveillon avec sa femme et quelques amis chez Paul Marteau à Neuilly (pendant que les Marteau sont à Cannes), lui écrit pour se plaindre d’avoir mangé frugalement et il met cela sur le compte de la ladrerie des gens riches (« c’est la folle prospérité qui les rend plus chiches que jamais ! ») : « " Encore ils t’auraient acheté tes deux manuscrits ! ” C’était l’avis général ! mais ils préfèrent les pékinois ! une brique pièce ! quand on pense qu’un Voyage alfa vient de se vendre 400 000 frs à Bruxelles ! où c’est vraiment la capitale des plus cons, vulgaires, avaricieux »...

Pour inciter Marteau à acquérir ses manuscrits, Céline cite ici la cote exceptionnelle d’un exemplaire alfa, parce qu’il sait que Marteau en possède un (qu’il tient de René-Louis Doyon), puisqu’il le lui a dédicacé en octobre 1951. L’éditeur de la lettre confirme que cette vente est signalée dans un numéro du Crapouillot, sans dire lequel. Le 24 novembre Céline avait déjà écrit à Pierre Marcot qu' « un original du Voyage a fait 400 000 francs. C'est la plus grosse cote qui ait été enregistrée par un écrivain vivant sur un livre non illustré ».

En consultant les Guides Grolier, on ne trouve trace que d’un exemplaire de luxe passé en vente à Bruxelles au cours de l’année 1954 : c’était dans la collection du marquis de Croix dont la vente organisée par le libraire Paul Van der Perre eut lieu du 25 au 27 février. Or cet exemplaire n’était pas un alfa mais un des 10 de tête sur vergé d’Arches relié en maroquin doublé par Huser, et il atteignit en effet l’enchère de 40 000 francs belges.

L'année d'avant, dans « la capitale des plus cons », un exemplaire broché sur alfa avait, lui, atteint 1 400 francs belges [vente Van der Perre, 25 avril 1953].