Robert Denoël, éditeur

1931

Janvier

 

Le 4 : L'hebdomadaire Cyrano annonce que les Editions Denoël et Steele ont intenté un procès aux Editions Rieder pour utilisation abusive d'un titre de roman :

    

                                                                                                                                                                        

Le roman de Léon Poirier : Caïn, aventures des mers exotiques, fut publié dans La Petite Illustration du 13 décembre 1930, puis chez Rieder (ou l'inverse) mais, de toutes façons, après celui de Louis Lecoq, qui est sorti de presse en octobre 1930. Il semble que Denoël n'obtint pas gain de cause dans cette affaire, puisque le livre de Poirier fut réédité en 1931, avec un titre inchangé, par les Editions Cosmopolites. En réalité, c'est la mort de l'auteur qui suspendit la procédure.

Candide, 4 décembre 1930

Louis Lecoq mourut à Paris « des suites d'une longue maladie », le 14 janvier 1932, à l'âge de 47 ans. Lucienne Jean-Darrouy, qui lui consacre, le 19 février, une nécrologie dans l'hebdomadaire algérois L'Africain, écrit : « Son maître-livre, la grande preuve de sa puissance de créateur fut, incontestablement, son dernier ouvrage publié, Caïn. » Le 29 octobre 1933 un monument à sa mémoire fut élevé au cimetière Saint-Eugène à Alger.

Le 9 : Georges Simenon, qui s'apprête à publier chez Fayard ses premiers romans policiers, « dépose » leurs titres auprès de L'Intransigeant : M. Gallet, décédé, L'Ecurie, Le Pendu de Saint-Pholien, La Tête d'un homme, Pietr-le-Letton. Le deuxième n'a pas été retenu ; il devait s'agir du futur Charretier de « La Providence ».

Le 14, Denoël écrit à Champigny : « Je me sens, en ce moment, plutôt déprimé. Je suis terriblement fatigué. Heureusement, Cécile est guérie. Elle rayonne, elle est belle. Notre installation personnelle est terminée, celle des Editions le sera dans huit jours.

Nous travaillons à notre programme 1931. Il est vaste. Il est en partie excellent. Nous publierons huit volumes durant le premier semestre. Steele vient de revenir de Suisse d’où il est revenu détendu et souriant. La maison marche plutôt bien. Sans la crise, ce serait fameux. Nous faisons comme tout le monde, nous attendons - Je pourrais, en dépit de cela, être très heureux. Mon métier me plaît. Nous nous sentons en progrès tous les jours.

Mais mon passé financier pèse sur moi de la plus lourde façon. Si je suis débarrassé de la plupart des huissiers qui envahissaient autrefois les Trois Magots, j’ai encore mille dettes qui se rappellent à moi tous les jours. »

Quant aux « Trois Magots » : « La librairie marche très bien depuis que je n’y suis plus. Elle est devenue anonyme mais plus rémunératrice : une fois le gérant et les frais payés, elle me rapporte environ 500 frs par mois».

L'Intransigeant,  5 février 1931

Dès le début du mois suivant, les jeunes éditeurs se préoccupent d'engager un comptable et une secrétaire-facturière. D'emblée, leur choix sera le bon : dès le 18 septembre, Auguste Picq [1897-1996] et Madeleine Collet [1907-1992] sont engagés rue Amélie, et ils accompagneront Denoël tout au long de sa carrière.

 

Février

 

Le 5 : Parution du premier roman de Robert Poulet : Handji, que Denoël a accepté avec enthousiasme. Proposé tout d'abord chez Bernard Grasset dont le comité de lecture (Pierre Tisné et André Fraigneau) s'est accordé un (trop long) temps de réflexion, le manuscrit est parvenu au cours de l'automne rue Amélie. Denoël et Steele ont fait aussitôt le déplacement à Liège pour faire signer « à un auteur médusé, son premier contrat » :

« Liégeois, lui aussi, ancien ami de mon frère, fils d'un de mes professeurs d'Université, Robert Denoël venait de s'imposer, non sans traverses ni dégâts, dans l'édition parisienne. Dès qu'il eut entre les mains une copie de mon œuvre il vint, avec son associé du moment, Bernard Steele, m'offrir une publication immédiate, que, après une hésitation, j'acceptai. » [Ce n'est pas une vie, 1976].

 

    

 

Robert Poulet n'est pas un inconnu pour Denoël. Né le 4 septembre 1893 à Liège, il est le frère aîné de son ami Georges, qui a dû lui parler de son étrange personnalité, et de son curieux parcours.

Poulet a, comme lui après l'école maternelle, fait ses études au collège des Filles de la Croix, puis au collège Saint-Servais. Il a, contre son goût, suivi des cours d'ingénieur des Mines à l'université de Liège. Contrairement à Denoël, qui a quitté la médecine pour le droit, Poulet a mené à bien ses cinq années d'études (chez le professeur Lucien Denoël, père de Robert) mais il est, depuis des années, en conflit avec son père - comme Denoël.

Poulet a jadis perdu, comme lui, beaucoup de temps dans le « Carré » à Liège, lieu de perdition des étudiants, mais, en juillet 1914, quoique réformé pour cause de « chevauchement d'orteils », il s'est engagé et il a participé durant quatre ans à la Grande Guerre avec éclat, comme en attestent les brillantes décorations qu'il y a récoltées.

Par la suite il a vécu en France dans des conditions difficiles, notamment dans le milieu du cinéma. Denoël est au courant de ces errances puisqu'il écrit, le 15 mars 1926, à Mélot du Dy, qui séjourne à Paris : « Mais quand vous verrez Paulhan, au lieu de lui parler de moi, pourquoi ne lui citeriez-vous pas le nom de Robert Poulet ? Il vient de donner à Sélection " Sous le signe de la nuit " qui est une œuvre extraordinaire. Je crois que vous aimerez ce conte et que vous pourriez, le cas échéant, faire partager cet amour. Je connais très peu Robert Poulet. Il vit à Nice dans l'isolement. Mais je ne sais pourquoi, il me semble nécessaire que son nom et ses livres soient connus de plus de personnes ».

Robert Poulet a publié, entre 1924 et 1926, quatre contes dans Sélection, où son frère paraît l'avoir introduit. Celui dont parle Denoël est paru dans le numéro de février 1926, et il narre de « joyeuses et ineptes libations nocturnes entre artistes ». Qu'est-ce qui a séduit Denoël dans ce texte qui, si j'en crois Jean-Marie Delaunois, est de la même farine que les trois autres, c'est-à-dire confus, rempli de termes inadéquats, et que Poulet lui-même qualifiait, rétrospectivement, de « loufoqueries » ?

Mais Denoël ne s'est pas trompé quand il a reçu le manuscrit de Handji, ce roman magnifique de sensibilité et de pénétration psychologique. Peut-être en avait-il déjà lu plusieurs pages car, dès avril 1929, Poulet en avait publié des extraits dans Nord, la revue bruxelloise de Franz Hellens qui a succédé au Disque vert.

L'auteur a envoyé son « service de presse » le 14 et, au cours du mois suivant, il bénéficie des commentaires élogieux de Robert Kemp, Kléber Haedens, Antonin Artaud, Edmond Jaloux, André Thérive, Robert Brasillach.

Le roman recueillera plusieurs voix au Prix Goncourt mais, comme l'écrit Poulet dans un livre de souvenirs à propos de son éditeur : « En 1931, sa réputation n’était pas bien brillante. Il fit de son mieux. Il fut question de Handji pour le prix Goncourt, mais Léon Daudet avait une politesse à faire, dont le bénéficiaire fut Jean Fayard, fils de l’éditeur. »

Jean Fayard obtint, en effet, ce prix Goncourt avec Mal d'amour, publié chez son père, Arthème Fayard. Est-ce que Handji aurait eu plus de chances au Goncourt, publié chez Grasset ? Maigre consolation : Handji reçut, deux ans plus tard, le prix Auguste Beernaert décerné par l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

L'Intransigeant,  8 février 1931

Le 20 : « Bal anthropométrique » à la Boule Blanche, rue Vavin, à Montparnasse, au cours duquel Georges Simenon dédicace ses deux premiers « Maigret » publiés chez Arthème Fayard : Monsieur Gallet, décédé et Le Pendu de Saint-Pholien.

Inauguration chez Denoël et Steele d’une collection dirigée par Georges Charensol : « Les Romanciers étrangers contemporains ».

Le Figaro,  23 février 1931

 

Mars

 

Parution du premier roman de Philippe Hériat : « Un ami communiqua L’Innocent à Robert Denoël qui, avec son associé Bernard Steele, en était à ses débuts d’éditeur. Dans le délai record de trois jours, il lut mon roman, me fit raconter celui que je voulais écrire ensuite et me signa un contrat », écrira plus tard le romancier.

Dans « De Céline à Denoël », Cécile Brusson a mis un nom sur cet ami : « Notre collaborateur Robert Beckers nous présente un jeune comédien, Philippe Hériat, qui vient d'écrire un roman, L'Innocent. »

Dans Marianne du 9 août 1933 André Frank a été plus précis encore : « Par hasard, il soumit le manuscrit de L'Innocent à une jeune femme dont il goûtait le jugement. Elle avait pour mari l'ami d'un éditeur. » C'est donc Juliette Geneste, l'épouse de Beckers, qui amena le roman rue Amélie.

  

Si Raymond Payelle [1898-1971], arrière petit-fils de Zulma Carraud, l'une des égéries de Balzac, est novice en littérature, il a, en tant que comédien, vingt-et-un films à son actif. Depuis 1920 il accumule les rôles dont sept dans des films de Marcel L'Herbier ; en 1927 il fut un Salicetti convaincant dans le Napoléon d'Abel Gance.

 

  

Parution du Moine de Monk Lewis adapté par Antonin Artaud, dont la couverture illustrée, jugée scandaleuse, sera retirée du commerce.

 

Dans un premier temps la couverture illustrée sera masquée par une jaquette typographique, avant qu'on ne réimprime une nouvelle couverture, où le nom d'Artaud a disparu.

Les photos qu’avait réalisées Artaud au Studio Forest (rue Forest, 15, Paris XVIIIe) mettaient en scène Juliette Beckers, Cécile Denoël et Artaud lui-même [cf. Notices biographiques].

L'auteur envoie son livre, le 25, à Champigny : « réussi, je pense, par saccades et raté par saccades aussi ».

Le 23, Denoël écrit à Victor Moremans : « Notre effort d’éditeurs n’a pas dû passer inaperçu de vous qui êtes toujours à l’affût de ce qui se publie. Je suppose que vous aurez reçu tous nos derniers ouvrages, hélas ils ne sont guère destinés à vos lecteurs et cela m’ennuie bien car j’aimerais de les voir analysés par vous qui mettez tant de compréhension et d’amour à ces travaux.

Peut-être, cependant, le livre de Robert POULET pourra-t-il être présenté, sans crainte de scandale, aux lecteurs de la " Sainte-Gazette ". Voyez cela. Il en est un autre qui ne craint aucune foudre de ce genre, c’est : L’Amateur de cuisine par Alin LAUBREAUX, voilà un petit livre qui vous amusera et dont je serais très content que vous parliez au cours d’un de vos feuilletons.

Nous allons, au cours du mois de juillet, publier une série de livres d’enfants sur lesquels j’attire déjà votre attention car vous aurez plaisir à les lire et vous pourrez nous rendre un immense service en les signalant dans "La Gazette", ce qui ne manquera pas d’éveiller l’intérêt du public catholique qui nous est entièrement fermé. »

 

Mai

 

Le 7 : Annonce de l'inauguration d'une nouvelle salle, rue Amélie, le lendemain à 21 heures, avec une conférence d'Alin Laubreaux, auteur de L'Amateur de cuisine paru chez Denoël et Steele, deux mois plus tôt.

L'Homme Libre,  7 mai 1931

Le 15 : Conférence, rue Amélie, du docteur René Allendy :

Comœdia,  15 mai 1931

Le 18 : L’Hôtel du Nord obtient le premier prix Populiste. Un chroniqueur anonyme des Nouvelles Littéraires rend compte, sur un ton un peu persifleur, de la séance : « Nous savons maintenant ce que c'est qu'un roman populiste ; depuis le temps que les manifestes, les feuilletons et les enquêtes nous annonçaient la naissance d'une littérature prolétarienne, nous ne sommes pas fâchés de connaître exactement ce dont il s'agit. »

Les jurés se sont réunis à la Halle aux Vins, et, « en bas, sur le trottoir, les journalistes et les éditeurs se laissent chauffer par le soleil et par le madère. Ce n'est pas la grande fièvre de chez Drouant, et on attend sans impatience la fin du débat. »

Les romans sélectionnés étaient : Madame Coude d'Henriette Waltz [Albin Michel, 1924], Monsieur de l'Enramas de Lucien Gachon [Aux Horizons de France, 1929], L'Usine de Jean Pallu [Rieder, 1931], Dossier confidentiel de Louis Guilloux [Grasset, 1930], Treize hommes dans la mine de Pierre Hubermont [Librairie Valois, 1930], L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit [Robert Denoël, 1929], Un Gosse d'Auguste Brepson [Rieder, 1928].

Le choix des jurés a été laborieux : « C'est L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit qui l'emporte, mais Madame Condé [sic] d'Henriette Waltz gardait encore à ce quatrième tour trois fidèles partisans. » Comme le révélera un écho indiscret paru le 31 mai dans l'hebdomadaire Cyrano, c'est la « tendance Lefèvre » qui l'a emporté au sein du jury populiste, car André Thérive soutenait Henriette Waltz.

C'est encore Frédéric Lefèvre qui avait imposé L'Hôtel du Nord, paru en novembre 1929, plutôt que Petit-Louis sorti chez Gallimard en janvier 1931. Ce choix ne fit pas que des heureux. Le 22 mai, Le Charivari se fait l'écho d'une grosse colère de Gaston Gallimard « dont tremblèrent les murs rue Sébastien-Bottin ! » Thérive, lui, se vengera durant dix ans en rendant compte avec parcimonie des romans publiés par Denoël, dans sa chronique littéraire du Temps.

  Le Figaro,  23 mai 1931

Confiant, Robert Denoël avait publié deux mois plus tôt une édition dite « de bibliothèque » préfacée par Frédéric Lefèvre, l'un des jurés du prix Populiste ; le texte de cette préface n’était autre que celui d’une interview du critique littéraire publiée par les Nouvelles Littéraires, le 27 décembre 1930. Il est vrai que la presse avait, très tôt, annoncé que le prix reviendrait à L'Hôtel du Nord - comme L'Œil de Paris, un hebdomadaire bien informé, dès le 7 mars 1931. Denoël était si sûr de son fait qu'il avait dissuadé Dabit de concourir en mars au prix de la Renaissance, l'un des prix les plus dotés.

 

Publication de La Justice intérieure du docteur René Allendy. L'annonce du livre dans les Nouvelles Littéraires du 16 mai précise qu'il est le second titre de la collection « Profondeurs de l'homme », le premier étant L'Echec de Baudelaire du docteur René Laforgue, paru en février.

 

 

« Profondeurs de l'homme », qui ne comportera que deux titres, est une première mouture de la « Bibliothèque Psychanalytique » dont les premiers volumes seront publiés à l'automne. A partir de 1932 les deux ouvrages seront incorporés à cette collection prestigieuse.

Le 20 : Salon international du livre d'art au Petit Palais, à Paris, jusqu'au 15 août. Les éditeurs Denoël et Steele sont présents à la section « Livres d'enfants » avec les albums de Henri Paul Pecqueriaux.

 

Juin

 

Le 19, Denoël reçoit le manuscrit d’un roman de Jean Proal, qui est receveur dans le Jura. Cet écrivain de 28 ans a tout d’abord proposé son manuscrit chez Grasset, sur la recommandation d’Alexandre Arnoux. La réponse, venue le 28 mai et signée Pierre Tisné, était assez brutale : « Je crains que nous ne puissions nous charger utilement de votre carrière », mais orientait l’auteur vers la NRF, ou Plon. Proal choisit, peut-être à cause du prix littéraire obtenu par Dabit, un éditeur moins important : Denoël.

  Jean Proal [1904-1969]

Celui-ci se dit intéressé mais lui propose peu après de le remanier : « Nous ne vous conseillons pas de publier Le Maître du jeu, tout au moins dans l’état où il se trouve actuellement. Il nous semble qu’avec un léger remaniement, il pourrait être publié dans une revue. La publication en revue, avec les délais qu’elle comporte fatalement, vous permettra de mener à bien l’œuvre que, paraît-il, vous poursuivez en ce moment et, sans doute, est-ce avec cette œuvre-là qu’il sera bon d’inaugurer, sous forme de livre, votre carrière littéraire.

Il faut, avant de prendre une décision, que vous teniez compte de la situation faite actuellement aux jeunes écrivains. Il y a eu et il y a encore une surproduction romanesque extraordinaire, de telle sorte qu’un écrivain qui se présente aujourd’hui au public sans être armé suffisamment, risque de se voir passé sous silence et de décourager la critique. Nous pouvons être à peu près sûrs qu’aucun éditeur de Paris ne consentirait à publier ce livre dans l’état où il est. »

 

Août

 

Denoël, Steele et Alain Laubreaux rendent visite à Jean Ajalbert [1863-1947], dont les jeunes éditeurs vont publier L'en-avant de Frédéric Mistral. L'académicien Goncourt est conservateur de la Manufacture nationale des tapisseries de Beauvais.

 

                                         Laubreaux, Ajalbert, Steele, Denoël à Beauvais

    

Le 26 : Mort accidentelle de l'éditeur Ronald Davis, à qui Denoël avait racheté le fonds d'un roman d'Edmonde Bernard paru en 1929 : Agnès, Bouboule et quelques autres, pour accompagner la sortie, en mars 1931, du nouveau livre de l'auteur : Rien que nous deux. Protégé de Miriam de Rothschild, ce baudelairien anglais d'origine juive avait installé en 1920 sa librairie d'éditions originales au 71 de la rue de Rennes, avant se lancer dans l'édition.

L'Intransigeant,  30 août 1931

Les circonstances de sa mort étaient stupides : golfeur chevronné, Davis s'était placé derrière son ami Cucuel, avec lequel il s'entraînait, au moment où celui-ci frappait la balle. L'extrémité ferrée de la canne atteignit Davis à la tempe, le tuant net. Sa veuve plaida à deux reprises contre le joueur et contre le Club Hoche, qui les accueillait, et fut déboutée. Le tribunal et la cour d'appel retinrent l'imprudence grave de la victime.

Le 29, lettre-bilan à Champigny : « A la fin de cet hiver, si mes prévisions optimistes se réalisent, je serai arrivé, avec un catalogue convenable, à faire produire l’argent qu’on m’a confié et à jouir d’une situation morale, très rassurante. La lutte aura été dure.

Mais depuis dix mois, j’ai été aidé par Cécile, un être que vous connaissez mal, pour l’avoir vue névrosée, faible, en lutte avec elle-même et le monde. La dernière fois que vous l’avez rencontrée, Cécile savait quel souvenir vous aviez gardé d’elle et son trouble de vous revoir était tel qu’elle n’a rien fait pour vous faire changer d’opinion. Comprenez-moi. Mais elle a fait d’énormes progrès, son amour est devenu utile. Au lieu de rapporter tout à elle-même, elle regarde les autres, leur veut du bien, leur en fait. Cette transformation est pour moi un soulagement énorme, une joie de tous les jours. Cela m’a montré quelles richesses pouvaient dormir au fond d’un être en apparence pauvre ou mauvais. Et de ce côté, je suis pleinement heureux.

Quant à moi-même, je ne m’excuse pas mais si vous m’aviez réellement connu quand je suis arrivé à Paris, vous auriez compris que de naissance j’étais un terrain où les pires instincts prospéraient admirablement. Vous m’avez fait parfois des compliments sur ma compréhension. Elle tient uniquement à ceci : je crois qu’à de certains instants de ma vie il n’y a pas un acte immonde que je n’aurais commis, volontiers, sans remords, comme à d’autres instants j’ai été capable de sentiments et d’actes que je juge de la même façon, beaux ou mêmes héroïques.

Il y a en moi deux acteurs extraordinaires et un troisième qui les regarde et les autorise à agir. Si un jour, j’arrive littérairement à m’exprimer, je ne serai jamais à court de sujets. Je pourrai faire sortir de moi vingt personnages que je n’ai jamais réalisés dans la vie, faute de temps et pris par des passions dominantes : paresse, goût de la rêverie, paresse surtout, abjecte, envahissante, contre laquelle je lutte tous les jours, comme si je m’en apercevais pour la première fois.

Quand je suis arrivé à Paris, j’étais un parfait nihiliste, moralement parlant (car pour le côté social, mon éducation m’a montré trop évidemment la solidité de l’armature et m’a fait abdiquer tout espoir de liberté, dès mon plus jeune âge). Je ne savais du monde extérieur que ce que je pouvais inventer. Je ne me trompais pas entièrement, sauf sur le rôle que j’y jouerais. Depuis longtemps j’avais pris l’habitude d’agir et de réfléchir ensuite.

Cela laisse place aux influences. Elles ont été nombreuses. J’en ai rencontré d’excellentes : la vôtre et celle de Cécile. Je ne parle pas des livres dont l’influence sur moi est lointaine, indirecte. Si je n’avais pas cédé à ces influences-là, j’aurais agi autrement, j’aurais beaucoup plus gaspillé que je ne l’ai fait. Et j’aurais agi d’une façon que je regretterais maintenant que je suis en train de m’édifier péniblement ces règles sociales et morales dont vous me parlez dans votre lettre.

La seule chose que l’honnêteté puisse me reprocher c’est d’avoir risqué l’argent des autres dans des entreprises qui, commercialement et raisonnablement, ne se justifiaient pas. L’événement est en train de me donner raison. »

Il commente aussi son métier si absorbant : « Je n’ai de repos que le samedi après-midi. Les employés sont partis, le téléphone est muet. Je suis seul dans mon bureau. C’est un plaisir que je goûte rarement : il me plaît de le partager un peu avec vous. Les autres jours, c’est un mouvement sans trêve, un va et vient de visiteurs, un courrier qui n’en finit pas avec les autres libraires, les marchands de papier, les imprimeurs, la critique. Ce sont des déjeuners en ville, des soirées à droite et à gauche, quelques sorties pour notre délassement et la nécessité urgente chaque jour de ne pas croupir, de lire des bonnes choses, ou de relire quelque vieux maître. L’avalanche de médiocrité que nous subissons sous la forme de manuscrits deviendrait déprimante à la longue. Je n’ai de recours que dans La Bruyère, Pascal, Molière, Montaigne, si pleins de suc, regorgeant de moelle et de substance. J’absorbe presque goulument ces nourritures de choix qui me reposent de l’anémie de mes contemporains. »

Presqu'à la même époque, Gaston Gallimard déclarait à son ami André Beucler : « En ce moment, je relis La Bruyère, par petites doses le soir avant de m'endormir. » [De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés].

 

Septembre

 

Le 18 : Denoël engage un comptable agréé : Auguste Picq, né le 9 novembre 1897 et demeurant à Beauchamp, en Seine et Oise. Homme d'une grande rigueur mais irrascible, il sera vite surnommé par le personnel « L’adjudant Picq ».

« L’arrivée de Picq fut un bienfait pour la maison, surtout dès qu’ayant tous les chiffres en mains, Picq commença à modérer Robert dans ses " avances aux auteurs " et alla même jusqu’à refuser, dans certains cas, de sortir de caisse les avances excessives que Robert finissait parfois par accorder à certains auteurs et non des moindres. Je crois que sans sa fermeté en certaines occasions, les difficultés financières de la maison auraient été beaucoup plus inextricables », écrit Morys.

Le 26 : L'Intransigeant rend compte d'une enquête publiée dans Comœdia par Pierre Lagarde, qui a posé aux éditeurs la question : « Allons-nous voir baisser d'une façon générale le prix des livres ? »

Rémy Dumoncel, directeur de la Renaissance du Livre, prépare des collections à bon marché, « le prix actuel des livres étant incontestablement trop élevé pour l'état des bourses moyennes. » Albin Michel estime que le prix du livre est au-dessous de sa valeur réelle, mais il publiera néanmoins des collections à bon marché. On répond, chez Plon, que « la première édition doit rester un livre de bibliothèque et ne peut, par conséquent, être vendue à  bas prix. »

L'Intransigeant,  29 septembre 1931

 

Octobre

 

Premiers titres de la « Bibliothèque Psychanalytique », collection dirigée par les docteurs René Allendy et René Laforgue. Publication d'un superbe album de nus féminins dus à Maurice Pillard dit Verneuil [1869-1942].

 

         

 

Le 3 : L'Intransigeant, relayant Les Nouvelles Littéraires, publie une première liste de « partants probables » pour le prix Goncourt, parmi lesquels Philippe Hériat et les frères Gerriet, qui sont publiés chez Denoël et Steele. Alin Laubreaux, cité par erreur, écrit au journal pour faire observer qu'il n'a publié cette année qu'un livre de gastronomie : L'Amateur de cuisine chez ce même éditeur. « Si solidement établie que soit la réputation de gourmandise des " Dix ", je ne pense malheureusement pas que cela me crée des titres suffisants à leurs suffrages. »

Le 8 : Contrat pour le roman de Jean Proal. L’éditeur lui paiera 10 % sur les ventes du premier tirage, fixé à 3.000 exemplaires : une moitié à la signature, une moitié à la mise en vente. Au cas où le tirage dépasserait 5.000 exemplaires, les droits seront de 12 % jusqu’à 10.000, de 15 % jusqu’à 50.000, de 18 % au-delà de 50.000 exemplaires.

Denoël lui a écrit, trois jours plus tôt : « La question du tirage est une question de politique intérieure, particulière à chaque éditeur. Nous estimons raisonnablement qu’il n’y a aucun motif de tirer cinq mille exemplaires d’un premier ouvrage, étant donné que si le succès se dessine, il est extrêmement aisé de retirer les deux mille exemplaires supplémentaires puisque nous gardons toujours la composition.

Nous ne pouvons d’ailleurs pratiquer aucune surenchère, pour cette simple raison que les propositions que nous vous avons faites sont des propositions loyales, qui correspondent parfaitement à la réalité. Nous croyons, quant à nous, que nous sommes la maison d’édition la plus indiquée pour un jeune auteur, parce que notre effort porte sur des auteurs inconnus et que la presse est déjà habituée à accueillir notre production avec une grande sympathie. »

Le 23, Le Figaro annonce les premiers titres de la « Bibliothèque Merveilleuse » parus chez Denoël et Steele :

 

Dans sa lettre du 29 août à Champigny, Denoël écrivait : « Si vos projets de collaboration se maintenaient, vous pourriez peut-être écrire pour notre " Bibliothèque merveilleuse " que nous inaugurons par Alice au pays des merveilles, une belle histoire avec des animaux et des pays mystérieux. Qu’en pensez-vous ? Il faut une histoire de 250 pages, facile à comprendre, pour des enfants de 8 à 12 ans. Nous payons de 4 000 à 5 000 francs de droits d’auteur. »

Ce n'est pas un hasard si les deux premiers titres de la collection sont dus à Lewis Caroll : le 28 janvier 1932, le monde littéraire commémore le centenaire de sa naissance.

Pour imposer leurs livres destinés aux enfants, les jeunes éditeurs ne craignent pas d'attaquer l'esprit mercantile des Messageries Hachette, qui distribuent sans état d'âme des volumes contraires aux bonnes mœurs, comme en témoigne ce bandeau figurant dans La Librairie d'avril-mai 1932 :

 

Le 31 : Bernard Grasset, qui avait annoncé quelques mois plus tôt qu'il voulait « casser les reins au roman », publie dans Les Nouvelles Littéraires un article intitulé « Feu le prix Goncourt » : « Chacun sait maintenant que la gloire que les " Dix " débitent est de la " gloire-papier ", et déjà on s'intéresse plus à ce qu'ils ont mangé qu'à ce qu'ils ont dit. Le temps approche où le plus accommodant des journalistes refusera de se déranger pour si peu ; l'on doit même s'attendre à voir ce jury qui, hier encore, daubait sur une publicité qui s'offrait, faire appel lui-même à cette publicité pour protéger sa fragile existence. Car il s'agit bien de l'existence de ce groupe, et non pas seulement de la récompense qu'il décerne, puisque l'unique raison d'être des Goncourt est l'attribution de leur prix annuel. »

L'article provoque une polémique qui se poursuit durant plusieurs semaines, et au cours de laquelle des critiques littéraires et un académicien Goncourt - Jean Ajalbert - répliquent à l'éditeur. Emile Zavie écrit : « Ce n'est pas la faute de l'Académie Goncourt si, dans cette période incertaine de 1920 à 1930, l'émotion que devait soulever le prix s'est transformée en une agitation de champ de courses, en une bousculade pour train de plaisir, et si les jeunes gens que l'on a dopés en vue de l'obstacle de la place Gaillon, avec leurs livres bâclés pour faire le poids, ont dû retourner à leurs pressoirs et à leurs vignes. »

Le 31 : L'Intransigeant passe en revue les candidats possibles au prix Goncourt et cite une dizaine de noms, parmi lesquels Louis et René Gerriet pour Delphin l'enchanteur, Stéphane Manier pour L'Evadé et Robert Poulet pour Le Trottoir, publiés chez Denoël et Steele.

 

Novembre

 

Le 13 : Denoël écrit à Victor Moremans : « Merci pour l’exemplaire de la " Gazette " et pour les excellentes informations incluses. Lu votre bel article sur Exupéry qui n’aura sans doute pas le Goncourt : il paraît que Bost a beaucoup de chances. Nous, nous n’en avons aucune. Nous nous rattraperons sans doute à Femina ou à Renaudot ».

Le 16 : Dans la Revue Universelle André Rousseaux examine les romans des éventuels lauréats au prix Goncourt, dont Delphin l'enchanteur des frères Gerriet, qui « n'entrent pas avec assez d'autorité dans un genre qui a beaucoup servi ces dernières années », et Le Trottoir de Robert Poulet, « un cas où le bizarre sort tout droit de la Nature ».

Le 18 : Les Editions de la Pléiade appartenant à Jacques Schiffrin annoncent une nouvelle collection de classiques : la « Bibliothèque reliée », où paraîtront prochainement les œuvres de Baudelaire, Racine, Voltaire, Rabelais, imprimées sur papier bible et accompagnées de notes, variantes et bibliographies.

 

Décembre

 

Le 3 : Le prix Femina est attribué à Antoine de Saint-Exupéry pour Vol de nuit, le prix Interallié à Pierre Bost pour Le Scandale, l'un et l'autre publiés chez Gallimard.

Le 7 : Le prix Goncourt est attribué à Mal d'amour de Jean Fayard publié chez Fayard. Le prix Renaudot est décerné à l'unanimité à L’Innocent, ce qui ne manque pas de provoquer des commentaires dans la presse car le thème du premier roman de Philippe Hériat est celui de l'inceste. C'est le deuxième prix littéraire décerné à un roman publié par la jeune maison d’édition Denoël et Steele.

Philippe Hériat rue Amélie, le 7 décembre 1931

Le 9 : Le docteur Louis Destouches, médecin généraliste au dispensaire de Clichy, prend contact avec les Editions Gallimard à propos de Voyage au bout de la nuit, « une sorte de roman dont la rédaction m’a pris plusieurs années ».

Le 16 : Jean Proal a accepté de retravailler son roman, qui s’appelle désormais Tempête de printemps, et Denoël l’en félicite : « Les changements que vous y avez apportés sont également très heureux. Nous le donnerons à la composition dans quelques jours et vous recevrez les premières épreuves dans le courant de janvier. La situation est bien mauvaise en librairie et il ne faudra négliger aucune ressource pour la vente de votre ouvrage. »

Le Prix Goncourt décerné au fils d'Arthème Fayard rend furieux journalistes et lecteurs. L'Alliance littéraire, le magazine d'Alexandre Mercereau, ne prend pas de gants pour dire ce qu'il pense :

L'Alliance littéraire,  décembre 1931

On ne sait qui est l'écrivain « de mérite et pauvre » dont Fayard aurait pris la place. Au sixième tour de scrutin, les jurés ont choisi son livre par sept voix sur dix. Deux voix s'étaient portées sur un roman de Jean Schlumberger, qui est tout sauf pauvre, et une voix sur celui d'un inconnu, S.-S. Held.

Il est aussi intéressant d'observer comment fonctionne le « système Goncourt » chez Hachette quand le livre du lauréat est publié par un éditeur inféodé :

Paris-Soir,  8 décembre 1931

 

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Au cours de cette année, Denoël et Steele ont publié 26 ouvrages dont :

* 8 essais littéraires ou artistiques dont La Vie étrange de l’argot d'Emile Chautard

* 6 livres pour enfants

* 4 ouvrages de psychanalyse

* 8 romans dont un a obtenu le prix Renaudot [L’Innocent], un autre a fait scandale [Le Moine], un troisième a obtenu des voix au Goncourt [Handji].

Ils ont créé trois collections nouvelles : « Les romanciers étrangers contemporains » dirigée par Georges Charensol, « La Bibliothèque Merveilleuse » pour les enfants, et surtout « La Bibliothèque Psychanalytique » qui publiera les plus grands noms de la psychanalyse de cette époque.

Denoël et Steele ont obtenu la distribution exclusive de la Revue Française de Psychanalyse qui comporte, bon an mal an, quelque 700 pages grand format (25 cm). Chacun des textes publiés fait l’objet d’un « tiré à part » destiné à l’auteur. Certains sont mis en vente par l’éditeur dans sa « Bibliothèque Psychanalytique ».

 

 

Ainsi la brochure [20 pages] de Marie Bonaparte : Deuil, nécrophilie et sadisme est un tiré à part du tome 4 de la revue où le texte parut fin 1931 [pages 716-734]. L’imprimeur utilise donc la composition originelle, avec une double pagination : celle du tiré à part et celle de la revue, et y joint une couverture qui sert de page de titre.

En 4e de couverture figurent les ouvrages parus dans la même collection mais aussi d'autres tirés à part de la revue : La Prophylaxie infantile des névroses de Marie Bonaparte, Les Processus d'auto-punition des docteurs René Laforgue et Angelo Hesnard, qui ont été déposés séparément au dépôt légal. Les éditeurs distribuent donc à la fois la revue et les textes qui la composent, ce qui étoffe considérablement leur catalogue.

Dans la presse, les ouvrages nouveaux sont annoncés individuellement sur des placards de taille respectable, notamment dans Les Nouvelles Littéraires. Et Denoël n'oublie pas de soigner ses slogans :