Robert Denoël, éditeur

1928

Janvier

 

Le 2 : Denoël écrit à Champigny qui, souffrante, se repose au Maroc, que sa situation matérielle est toujours aussi « affolante » mais que les pourparlers en vue du rachat des parts de la société « Chez Mitsou » paraissent bien engagés : « Je suis toujours à la veille d’être saisi, de voir mon électricité coupée. Je reçois des lettres de créanciers, des pneumatiques menaçants, des sommations de payer des dettes etc.

Depuis trois mois je passe mes journées en cavalcades éperdues dans Paris pour trouver de quoi manger. J’ai vendu de tout. J’ai touché des commissions, j’en ai espéré d’autres. Bref j’ai vécu. Et j’ai encore eu la chance d’arriver à mettre les affaires d’Anne à peu près au clair. Voici : on ne vend pas. »

On ne vend pas l’affaire en déconfiture parce que Denoël vient de trouver un commanditaire qui accepte de racheter l’important passif : 35 874 francs. « Voici comment tout cela s’est fait. Je connaissais un M. Boussingault, colonial, revenu du Congo et de l’Afrique du Sud après 15 ans et fortune faite.

Ce Monsieur me portait de la sympathie, sympathie qui s’accrut quand il sut que Cécile allait devenir ma compagne. Autrefois au Cap il avait fait sauter Cès [Cécile] sur ses genoux. De là, à devenir commanditaire il n’y a qu’un pas. [...] nous sommes dans une pauvreté invraisemblable. Heureusement le commanditaire verse les premiers fonds à la fin du mois ».

Boussingault accepte de lui avancer 20 000 francs « pour commencer la librairie. On est en train de faire les premiers travaux. Aussitôt j’édite un livre charmant : L’Ane d’or d’Apulée. Et dans trois mois si les Dieux nous aident, Anne et moi serons éditeurs et gérants d’une revue d’art et de philosophie, rédigée en anglais et destinée à un vaste public international. »

Les rencontres à Montparnasse avec Jean de Bosschère ont donc abouti à un livre de luxe que Denoël met en chantier, probablement avec la participation financière de l'illustrateur. Quant à cette revue : « c’est encore Bosschère qui m’a mis en relation avec le philosophe américain chargé de composer une revue. Elle sera prête à paraître dans 3 mois et j’ai la promesse à peu près ferme d’en être l’éditeur payé pour un an. » Si ce projet a abouti, ce n’est pas chez Denoël.

Le 16,  il annonce à Moremans : « J’ouvrirai boutique dans un mois sans doute. Et vers fin avril je lancerai mon premier livre. Et voilà la vie de bohème terminée. Je vais rentrer dans la régularité. C’est assez émouvant. »

 

Février

 

Le 6 : La Société « Chez Mitsou » change de mains : Suzanne Lehman cède à Anne Marie Vigna, veuve Tenré, toutes ses actions. Cette dame Tenré, qui est la grand-mère d'Anne Marie Blanche, a pris sur elle tout le passif de la société, exigeant en échange un nantissement sur le fonds de commerce, et cette cohabitation forcée n'est pas du goût de Denoël qui, le 2 janvier, écrivait à Champigny : « Anne va mieux bien qu’empoisonnée quotidiennement par sa grand-mère qui est une catastrophe à répétition. »

Anne Marie Blanche est donc devenue « propriétaire » de la totalité des parts de la société. Elle s’est engagée à payer la créance Lehman en sept ans, à dater du 30 juin 1928.

Le 26, sur feuille à en-tête « Aux Trois Magots - Librairie, Arts, Editions », Denoël invite Mélot du Dy à l’inauguration de sa librairie, dont Elisabeth d’Ennetières, la compagne de Jean de Bosschère, a accepté le marrainage : « Voici des cartes d’invitation, que vous seriez gentil de distribuer aux dames et messieurs que notre activité pourrait émouvoir. L’impression en est ratée, comme vous pouvez le voir : ne manquez pas de dire que c’est la faute de l’imprimeur. »

  

      Elisabeth d'Ennetières et Jean de Bosschère

L'image des trois magots est probablement due à de Bosschère puisqu'on la retrouve, en juillet, sur la couverture de L'Ane d'Or et, en novembre 1929, sur celle de L'Hôtel du Nord. C'est une vignette qui servira aussi d'en-têtes de lettres jusqu'en 1942, au moins.

Trois mois après l'ouverture des Trois Magots, voici comment Denoël détaillait son commerce à Irène Champigny : « J’ai voulu trois postes à notre affaire. Le premier est la librairie. Elle ne rapporte pas grand-chose, sauf en livres de luxe. Pour gagner de l’argent avec le livre ordinaire il faut avoir tout en magasin et vendre énormément. Il faut vendre une centaine de volumes par jour. Il n’y a que les librairies des boulevards, et celles du quartier latin qui peuvent y prétendre. Le quartier Ecole militaire ne vaut rien à cet égard. Eussions-nous d’ailleurs tous les livres que nous n’en aurions pas vendu dix de plus depuis que nous avons ouvert. Le stock est à peu près égal à celui qui se trouvait chez Houyoux. Cela suffit ; le client de passage est pour nous sans intérêt. Notre intérêt est d’avoir quelques clients sérieux qui viennent s'approvisionner de livres imprimés sur beau papier ou de livres illustrés. La peine est la même de vendre un livre de 12 frs et un livre de 200. Le profit est différent.

Le second poste est la salle d’exposition. Cela rendra très bien. Depuis que nous avons ouvert j’ai vendu deux tableaux. J’en vendrai davantage et je louerai la salle. Ce qu’il faut c’est d’abord la faire connaître. L’exposition de dessins et tableaux d’écrivains que nous avons organisée le mois dernier a été un gros succès. Nous avons eu une vingtaine d’articles : une demi-colonne dans l’Intran avec trois reproductions, la même chose dans la Semaine à Paris, dans Paris-Midi, dans le Soir, Paris-Soir, la Rumeur, etc. Quand j’aurai organisé encore deux ou trois expositions comme celle-là je louerai la salle le plus cher possible. J’ai déjà une demande. Le 5 juin j’ai une exposition de sculptures. L’exposant prend à sa charge tous les frais de publicité. C’est déjà cela.

Ensuite vient l’édition. J’ai un imprimeur autrement fort que Marcel Hiver et qui a en outre l’avantage d’avoir ses machines et ses ouvriers à Paris. Mon livre qui va sortir dans une quinzaine de jours est irréprochable au point de vue typographique. J’en aime beaucoup l’illustration. L’accueil qu’on lui fait sur le vu du spécimen permet d’espérer un gros succès. C’est à dire que si tout marche comme je l’espère je vendrai toute l’édition cette année. Il y en a environ pour une centaine de mille francs. Cela m’en coûte 35 mille plus le prix de l’illustration, c’est à dire 10 % du prix des exemplaires vendus, payable quand je le pourrai sans gêne.

Tout cela se tient très bien et est d’un rapport certain. Seulement quand, dans une affaire de ce genre, on part avec 22.000 francs, qu’il faut faire une installation, de la publicité, payer une partie de son édition d’avance, il est bien naturel qu’au bout de trois mois l’on ait quelques difficultés. Valait-il mieux de ne rien faire ? Songez que nous vivons à six sur cette affaire. J’estime que les résultats obtenus jusqu’à présent sont merveilleux. J’espère légitimement arriver à nous faire vivre tous sans gêne d’ici un an ou deux.

A l’édition que je fais s’ajoute encore celles que l’on me demandera de faire. J’ai déjà deux demandes : une pièce de théâtre et un livre anglais. Quand mon livre sera sorti je suis bien sûr que j’en aurai davantage. Ainsi organisée notre affaire doit prendre et elle prendra. J’avais bien pensé un moment à m’occuper d’impressions de toutes sortes, catalogues, invitations, prospectus etc... Cela n’est pas d’un rapport suffisant. »

Rencontre de Catherine Mengelle, une amie de Champigny. Cette jolie parfumeuse de 18 ans, qui sera épisodiquement la maîtresse de Denoël durant plusieurs années, répondait en 1950 à un commissaire de police : « Nos relations ont simplement été amicales. Toutefois j’avoue que si Mr Denoël avait été libre c’est le seul homme avec qui j’aurais aimé faire ma vie. »

On ne possède pas beaucoup d'informations à son sujet sinon qu'elle était née le 17 décembre 1911 à Bordeaux, qu'elle était orpheline de père, et vivait avec Irène Champigny et Christian Caillard. Elle est morte le 20 décembre 1966 à Chavenon, dans l'Allier.

 

Robert Beckers quitte Liège pour Paris, où il retrouve Denoël. On sait peu de chose de Beckers, né à Liège le 14 avril 1904, qui demeurait 57 rue Saint-Gilles, une rue proche de la rue des Wallons où habitait la famille Denoël. Dans une lettre d 'avril 1978 il m'écrivait : « Je ne l'ai connu qu'en 1922 ou 1923 alors qu'il sortait du Collège Saint-Servais et moi de l'Athénée. »

Les familles catholiques inscrivaient alors leurs enfants au Collège Saint-Servais, les familles laïques ou modestes à l'Athénée : la famille Beckers ne faisait donc pas partie du cercle des relations des Denoël. D'autre part Robert a quitté le collège pour l'université en octobre 1920. Beckers commet une autre erreur en affirmant que Denoël, comme lui-même en 1925, est passé par l'Ecole des sous-lieutenants de réserve de Beverlo : la fiche de Robert indique qu'il a été inscrit à Beverlo, en novembre 1922, en qualité de milicien.

Démobilisé en octobre 1926, Beckers rejoint donc Denoël peu avant qu'il n'ouvre les Trois Magots. On ne sait s'il y a été invité ; apparemment il ne s'occupera pas de la librairie, puisque Robert y travaille en compagnie de Cécile et d'Anne Marie Blanche, avant d'engager, fin 1929, une vendeuse, Mme Pépin-Lehalleur. Mais il est le témoin de Robert à son mariage, le 2 octobre 1928.

Le 7 août 1929 Beckers a épousé Juliette Geneste, et le couple assiste Cécile et Robert lorsqu'ils publient, trois mois plus tard, L'Hôtel du Nord (Anne Marie Blanche les a quittés en octobre). Il semble que c'est au moment de l'association de Denoël avec Bernard Steele, en avril 1930, que Beckers se rend utile dans la nouvelle maison d'édition, sans pour autant en être l'employé : « J'ai vu Robert Denoël tous les jours pendant des années, ayant un bureau au siège des Editions, sauf entre fin 1936 et 1939 », m'écrivait-il.

Début 1937 Beckers divorce de Juliette Geneste qui, le 1er juin 1938, épouse le cinéaste Jean Delannoy [1908-2008]. Il a fait la connaissance de l'actrice Catherine Hessling [1900-1979], épouse du cinéaste Jean Renoir dont elle vit séparée depuis 1931 et dont elle divorcera en 1943. Beckers l'épousera en 1945.

 

Mars

 

Le samedi 3 à 16 heures, inauguration des Trois Magots : « Comme titre à la librairie, nous avons choisi " Aux trois Magots ". Cela ne signifie rien, donc pas de prétentions. Facile à retenir », avait écrit Denoël à Champigny, le 2 janvier. Les murs sont, jusqu'au 21 mars, occupés par des dessins et aquarelles de Jean de Bosschère.

    Avenue de La Bourdonnais

Dans un article paru dans Jazz le 15 janvier 1930 [cf. Presse], Henry-Jacques, lui, écrit : « Demandez-lui la raison de cette enseigne. Il sourira. Pensez, si vous le voulez, au café de Saint-Germain-des-Prés, à tels souvenirs littéraires. Mais, pensez aussi, comme M. Denoël : de la fantaisie avant toute chose ».

Dans son volume de souvenirs [« Cécile ou une vie toute simple », 1982], Albert Morys en a donné une autre explication : « Les Trois Magots étaient Robert, Cécile et une associée, en nom mais inopérante : Anne Marie Blanche, que Robert avait connue chez Champigny et dont ils allaient bientôt se séparer. »

     Première publicité dans La Semaine à Paris,  9 mars 1928

Le 9 : Modification des statuts et de la dénomination de la Société « Chez Mitsou » qui devient « Aux Trois Magots, Blanche, Denoël et Cie », au capital inchangé de 45 000 francs.

Le 10 : Denoël publie une première liste d'ouvrages d'occasion en vente à sa librairie. Sauf une bible ancienne, ce sont des livres pour bibliophiles tels qu'en propose George Houyoux, rue Sainte-Anne.

Les Nouvelles Littéraires,  10 mars 1928

Le 23, lettre de Denoël à Mélot du Dy : « Vous dessinez, j’en ai plusieurs preuves. Or, le samedi 31 mars, aura lieu aux 3 Magots le vernissage d’une exposition de dessins et œuvres plastiques d’écrivains. Participants inscrits à ce jour : Max Jacob, Cocteau, Sacha Guitry, de Bosschère, Duvernois, Mme de Noailles, Mme Delarue-Mardrus, R. Dupierreux, H. Van Offel.

Nous attendons les réponses de Carco, Salmon, Valéry, Mac Orlan et Klingsor. Je voudrais vous voir figurer dans cette liste et montrer de vos dessins. »

La Semaine à Paris,  13-20 avril 1928

Le 31 : Vernissage de la première exposition importante des nouveaux associés, consacrée à des dessins et peintures d’écrivains. Elle se clôturera le 28 avril.

 

Avril

 

Le 2 : Boussingault n’a versé qu’un infime partie de l’argent promis et Denoël n’a d’autre ressource que d’appeler à l’aide son ami Mélot du Dy : « J’avais trouvé il y a quelques mois un commanditaire qui m’avait promis une somme X. Il m’a versé cette somme en partie. La dernière tranche (de dix-huit mille francs) devait m’être versée ce mois. Il n’en est plus question.

Mon commanditaire vient de perdre une très grosse somme dans une mauvaise affaire : il se trouve maintenant sans disponibilités. Me voilà donc dans l’embarras le plus grave, sans possibilités immédiates, avec de gros engagements. »

Il lui demande d’escompter à sa banque des traites pour une valeur de dix mille francs payables à trois mois : en juillet, il aura reçu le montant des soucriptions pour L’Ane d’or. Mélot, à qui il doit déjà de l’argent, se récusera peu après.

     Relance publicitaire dans La Semaine à Paris,  13 avril 1928

Le 18 : Nantissement sur les Trois Magots.

 

Mai

 

En début de mois, Denoël s’adresse à Champigny : « Notre situation serait bonne si nous avions 20.000 francs devant nous. Notre départ a été une réussite inespérée. Il est évident que d’ici un an nous pourrons vivre à deux ménages sur les revenus de cette entreprise. Mais maintenant il n’en est pas question. Nous faisons des tours de force toutes les semaines pour arriver à nous tirer d’embarras.

Songez que depuis notre inauguration, en dehors de notre vie à nous, nous avons payé plus de trente mille francs de factures diverses et qu’il nous en reste à peu près autant à payer. Il faut donc à toute force trouver de l’argent, ne serait-ce que pour tenir jusqu’à l’hiver. »

Pourtant la librairie est une affaire « montée très sérieusement au point de vue commercial. Rien n’est moins artiste que cela. La preuve c’est que mon chiffre d’affaires qui était le premier mois de 1600 frs est passé le second mois à 4880 frs et qu’au 15 du mois de mai mon chiffre d’affaires est de 7500 frs. Ce n’est pas trop mal je suppose en un moment où de grosses librairies font des recettes de quelques francs. »

Le bilan de son affaire, qui se voudrait rassurant, a au contraire toutes les chances d’inquiéter son amie :

- la librairie, dont le stock « est à peu près égal à celui qui se trouvait chez Houyoux » ne rapporte pas grand’chose, sauf en livres de luxe.

- la galerie : en deux ans, il a vendu deux tableaux.

- l’édition : l’impression de L’Ane d’or a pris du retard ; le livre ne paraîtra qu’en juillet.

Cela n’empêche pas Denoël de conclure: « Tout cela se tient très bien et est d’un rapport certain. Seulement quand, dans une affaire de ce genre, on part avec 22.000 francs, qu’il faut faire une installation, de la publicité, payer une partie de son édition d’avance, il est bien naturel qu’au bout de trois mois l’on ait quelques difficultés. Valait-il mieux de ne rien faire ? Songez que nous vivons à six sur cette affaire. »

Il est vrai que l’édition d’un livre en appelle d’autres : « J’ai déjà deux demandes : une pièce de théâtre et un livre anglais. Quand mon livre sera sorti je suis bien sûr que j’en aurai davantage. »

Il a bien « pensé un moment à m’occuper d’impressions de toutes sortes, catalogues, invitations, prospectus etc... Cela n’est pas d’un rapport suffisant. Et que de démarches inutiles... J’aime mieux être éditeur et vendre assez cher le droit pour quelqu’un de paraître sous ma firme. Bernouard l’a fait, la N.R.F. le fait constamment, Grasset a débuté comme cela, Figuière également. Bref il y a d’illustres exemples. »

La Semaine à Paris,  4 au 11 mai 1928

Denoël renouvelle ses cimaises. On note avec intérêt l'apparition de son ami liégeois Auguste Mambour.

 

Juin

 

Plaisir de bibliophile,  avril-juin 1928

 

Bien que son livre soit en bonne voie de réalisation, Denoël a un nouveau sujet de préoccupation : « Figurez-vous que le mariage qui semblait au début lui réussir admirablement au point de vue santé, ne continue pas à produire ses heureux effets. Depuis un mois la jeune Cécile se réveille tous les matins avec de la fièvre, parfois beaucoup, parfois peu, mais toujours de la fièvre. En plus des maux d’estomac, des nervosités invraisemblables, bref tout un cortège de maux dont nous voudrions tous apercevoir la fin au plus tôt ». Il envisage de l’envoyer à la campagne, chez Champigny.

D’autre part, sa situation matérielle ne s’est pas arrangée, au contraire : « Non seulement nous en sommes réduits à des expédients pour assurer notre nourriture quotidienne, mais nous avons de lourdes dettes, immédiatement exigibles que nous ne pourrons payer qu’avec le temps.

Nous sommes dévorés de besoins d’argent par suite d’une série de mécomptes dont le plus grave est que le monsieur qui en avait mis (de l’argent) à ma disposition n’en possède presque plus et serait bien aise de rentrer en possession de celui qu’il m’a prêté pour une durée de deux ans. De telle sorte que nous sommes entièrement paralysés, ne pouvant plus remuer, ni faire une exposition, ni la moindre publicité, ni rien qui puisse nous rapporter. »

Denoël voit clairement la gravité de sa situation : « Si je ne paie pas mes échéances qui s’amoncellent, je vais me couper mon crédit dans un métier où l’on en a besoin plus que partout ailleurs. »

Il peut néanmoins compter sur quelques articles encourageants d'écrivains ou de journalistes qui ont apprécié son accueil, tel Pierre Béarn [1902-2004], qui n'a pas encore inventé son slogan fameux [métro-boulot-dodo] ni créé sa Librairie du Zodiaque à Saint-Germain-des-Prés, et qui écrit dans La Semaine à Paris :

La Semaine à Paris,  22-29 juin 1928

 

Juillet

 

    

 

Parution de L’Ane d’or, tiré à 134 exemplaires : « En principe le livre ne sera vendable qu’à la rentrée. Il est magnifique comme typographie et très curieux comme illustration ; de l’avis des spécialistes il est éminemment vendable. Nous avons déjà recueilli une série de souscriptions que nous toucherons quand le livre paraîtra si les souscripteurs sont encore à Paris. »

L'histoire de cette édition reste à écrire. Lorsque Denoël rencontre Jean de Bosschère à Montparnasse, en octobre 1926, l'artiste habite au 12 avenue de Corbéra (XIIe arrondissement) depuis six mois environ. Denoël est séduit : « J’ai vu de Bosschère, un vieil homme charmant qui fait une peinture très étrange et pleine de séduction. J’ai passé une soirée avec lui et sa compagne, une marquise un peu ennuyeuse. Mais comme il parlait tout le temps et d’un ton tellement agréable, je suis resté là fort tard sans m’en apercevoir », écrit-il le 6 novembre 1926 à Victor Moremans.

Dès le 2 janvier 1928, alors que la Librairie des Trois Magots n'est pas encore ouverte au public, il annonce à Champigny : « On est en train de faire les premiers travaux. Aussitôt j’édite un livre charmant : L’Ane d’or d’Apulée. Et dans trois mois si les Dieux nous aident, Anne et moi serons éditeurs ».

Apparemment il n'avait pas été question de faire ce livre avant fin 1927 puisqu'il écrit : « j’ai renoué avec de Bosschère et Mélot du Dy que j’avais perdus. »

Il a dû voir avenue de Corbéra les livres publiés auparavant par l'artiste : « De Bosschère est poète, peintre et illustrateur. C’est un curieux écrivain et un illustrateur extraordinaire. Il a illustré en Amérique et à Londres une douzaine de livres de luxe qui ont connu un succès prodigieux. Il a de l’argent et ne demande pas mieux que d’aider un jeune. Voici ce que nous avons décidé d’un commun accord.

En 1919 il a publié à Londres et en anglais L’Ane d’or d’Apulée avec une soixantaine de planches. L’ouvrage tiré à 3.000 ex. coûtait 300 fr. Complètement épuisé, il vaut aujourd’hui de 1500 à 2000 frs. L’éditeur anglais nous cède ses droits et nous allons faire une édition de grand luxe française à 150 exemplaires, avec quatre planches nouvelles. Nous toucherons comme cela deux publics, l’anglais et le français. Nous paraîtrons le 25 mars.

Bosschère demande 20 % sur les ouvrages vendus, payables de six mois en six mois. Toute la presse anglo-saxonne de Paris nous fera des articles gratuits. Jaloux, Suarès, Cassou etc. en parleront partout. Bref il y a toutes les chances que l’ouvrage soit épuisé en peu de temps. Et par la même occasion la librairie s’imposerait.»

De Golden Asse of Lucius Apuleius fut publié à 3 000 exemplaires numérotés en 1923 - et non en 1919 - par l'éditeur londonien John Lane, avec 16 planches dont 8 en couleurs et des vignettes dans le texte.

    

Le travail du clicheur a consisté à inclure dans le texte les images « repiquées » dans l'édition anglaise, plus quatre compositions inédites, dont le frontispice (qui, dans les exemplaires de tête, est signé par l'artiste). Sur le plan strictement bibliophilique, l'édition des Trois Magots n'apporte donc rien de plus que ces quatre compositions nouvelles.

  

Frontispice gravé et justification du tirage

L'imprimeur devait livrer fin mars : les premiers exemplaires ne seront visibles qu'en juillet. En attendant Denoël ne peut montrer qu'un prospectus : « L’accueil qu’on lui fait sur le vu du spécimen permet d’espérer un gros succès. C’est à dire que si tout marche comme je l’espère je vendrai toute l’édition cette année. » écrit-il fin mai à Champigny.

En juin, l'impression n'est pas terminée et les souscripteurs escomptés risquent fort d'être absents de Paris durant l'été : « Le livre qui doit non nous sauver, mais au moins nous permettre de respirer n’est pas encore terminé. Et même quand il sera terminé, il sera très tard pour toucher immédiatement tous les bibliophiles que nous pourrions aisément toucher si la saison n’était pas trop avancée. Pour le moment nous vivons en empruntant mille francs d’un côté et mille francs de l’autre pour rembourser et ainsi de suite. Il arrive un moment où toutes les portes sont fermées. »

Combien a coûté l'édition de ce livre de grand luxe ? En mai 1928 Denoël estime qu' « Il y en a environ pour une centaine de mille francs. Cela m’en coûte 35 mille plus le prix de l’illustration, c’est à dire 10 % du prix des exemplaires vendus, payable quand je le pourrai sans gêne. »

On peut supposer que ces 35 000 francs représentent le coût total de l'édition, dont Denoël a dû « payer une partie d’avance ». Les 10 % à payer à l'illustrateur ont été renégociés car, le 2 janvier, Denoël écrivait à Champigny : «Bosschère demande 20 % sur les ouvrages vendus, payables de six mois en six mois. »

Qui l'a financée ? Apparemment ce n'est pas Boussingault : les 20 000 francs qu'il avance fin janvier à Denoël sont destinés à payer une partie du passif de la Société « Chez Mitsou » et, de toute façon, il n'en verse finalement que deux mille, avant de se raviser. Pire : il réclame ses deux mille francs en juin.

D'autre part la librairie des Trois Magots fait vivre six personnes [Anne Marie Blanche a trois enfants], et il a dû aussi investir dans l'achat de livres de fonds : « Le stock est à peu près égal à celui qui se trouvait chez Houyoux», écrit-il en mai 1928.

En octobre 1927 Denoël a sollicité un prêt de 2 000 francs à Victor Moremans, qui s'est récusé. En avril 1928 il s'est adressé à Mélot du Dy pour 10 000 francs, alors qu'il n'a pas fini de le rembourser : « Je n’ai pas du tout oublié que je vous dois de l’argent ». Mélot refuse à son tour. En mai 1928 il a fait un petit héritage provenant de sa mère : « un 195ème de fortune, soit mille francs. Ce n’est évidemment pas cela qui consolidera mes affaires. »

Dans son essai inédit [« Le Zèbre tricolore »], Louise Staman écrit que c'est Christian Caillard qui a avancé l'argent nécessaire. Il est vrai que dans une lettre du 2 janvier 1928 à Champigny, Denoël écrit : « Dites à Christian mes amitiés les plus vives. Dites-lui aussi mes excuses. Je lui dois de l’argent et n’ai pas pu le lui envoyer. Je lui en enverrai de toute façon dans une quinzaine. »

Rien n'indique qu'il s'agit de lui rembourser l'argent remis à l'imprimeur Lefèvre car, le 27 août 1927, il écrivait déjà : « Je dois encore 500 frs à Anne, 300 à Christian et de menues sommes à droite et à gauche ».

Dans son Histoire de l'édition française, Pascal Fouché écrit que c'est Jean de Bosschère qui a financé le livre, en se référant probablement à une lettre de Robert Denoël à Champigny : « Il [de Bosschère] a de l’argent et ne demande pas mieux que d’aider un jeune » [2 janvier 1928]. Si c'était le cas, l'artiste aurait-il accepté de diminuer son pourcentage sur les ventes ?

On a vu qu'il existait, depuis le 18 avril, un nantissement sur la librairie des Trois Magots : Denoël a-t-il obtenu un prêt en donnant en gage son fonds de commerce ? C'est une explication plausible.

Il est possible aussi qu'il se soit livré durant des mois à ce que Céline appelera plus tard une « cavalcade », terme de l'argot des commerçants « qui consiste à payer les dettes précédentes en bouffant le blé en herbe ».

Quelle fut la carrière bibliophilique de L'Ane d'or ? Denoël assurait en 1942 qu'il avait réussi à vendre l'exemplaire n° 1 sur japon à la forme au bibliophile Louis Barthou, alors garde des Sceaux.

Quant au reste du tirage, on peut supposer qu'il fut mis en vente à la librairie des Trois Magots, et qu'il y resta après le départ de l'éditeur, rue Amélie : il n'a jamais figuré au catalogue des Editions Denoël et Steele, mais on le trouve dans les pages d'annonces de L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit paru en novembre 1929 :

 

Septembre

 

Le 7, lettre de Denoël à Victor Moremans : « Je rentre à l’instant de vacances que je me suis enfin décidé à prendre. Je me replonge sans tarder dans les affaires et les ennuis après avoir goûté quelques jours de délices forestiers. »

 

Octobre

 

Le 2, mariage de Cécile Brusson et de Robert Denoël à la mairie du XIXe arrondissement, puis cérémonie religieuse à la paroisse de Saint-François d’Assise, rue de Mouzaïa. Un contrat de mariage a été passé le 26 septembre devant le notaire Charles Maurice Prudhomme.

 

Leurs témoins sont Frédéric Ménard et Abel Boussingault : « Grandes orgues, tapis rouge déroulé jusque sur le trottoir, suisse chamarré qui, hallebarde au poing, attendait un imposant cortège et ne vit arriver, en tout et pour tout, que quatre personnes : les mariés et leurs témoins. C'était un mariage d'amour. " Pour le meilleur et pour le pire ".

Le pire faillit arriver dès la sortie de l'église. Un accident d'auto juste au démarrage du taxi provoqua chez Cécile une syncope qui fut d'autant plus longue que le choc inattendu arrivait sur une émotion intense et qu'elle avait juste eu le temps de voir son mari ensanglanté.

Elle inquiéta ses invités qui, s'ils étaient absents de la cérémonie, s'étaient réunis chez Gangloff pour fêter joyeusement l'événement. » écrit Morys, qui explique ainsi la fragilité de la jeune femme : « Des émotions de ce genre, elle en donna souvent. Malgré son activité débordante, malgré la joie de vivre qui éclatait sur son visage et dans tout son être, elle était déjà de santé fragile ; la malaria de son adolescence y était pour beaucoup.

La naissance de son fils cinq ans plus tard allait la retenir huit mois en clinique où elle se morfondait de ne pouvoir être utile. Ce fils resta unique, mais lui donne tant de satisfactions que ceci compense cela. Elle eut de nombreuses rechutes et, pour un cancer qui s'ensuivit, elle subit quatorze ou quinze opérations. »

Sur la photo de leur mariage, on aperçoit un petit garçon : il s’agit du demi-frère de Cécile, Billy Ritchie-Fallon, qui n’a pu s’habituer à la vie liégeoise et qui habite désormais chez Cécile et Robert. Mis en pension à Paris, il y fit ensuite des études de médecine et devint chirurgien. Il demeurera chez les Denoël jusqu’à son mariage, en 1939. Je n'ai pas trouvé dans la presse la mention de cet accident de circulation survenu rue de Mouzaïa.

L'acte de mariage établi par la mairie du XIXe arrondissement contient des éléments qui appellent un commentaire. Cécile, « secrétaire-comptable » pour la circonstance, est « domiciliée » au 61 bis de la rue du Pré Saint-Gervais : c'est l'adresse d'Irène Champigny, et c'est pourquoi le mariage a été célébré dans cet arrondissement. Quoique majeure, elle a dû produire un document signé de son père, authentifié par l'administration liégeoise, marquant son accord à ce mariage.

Le témoin de la mariée, Abel Boussingault, est le colonial qui a avancé de l'argent au jeune couple pour débuter sa librairie. Celui de Denoël, Frédéric Ménard, qui reste inconnu, paraît avoir travaillé quelque temps avec lui, avenue de La Bourdonnais.

*

Projet de publication d’un album d’eaux-fortes de Jean de Bosschère préfacé par Antonin Artaud qui tourne court à cause d’un différend survenu entre le préfacier et l'artiste, qui a surtout vu dans ce texte une forme de critique.

Cet album qui aurait constitué la deuxième publication du jeune éditeur était, si on en croit la notice d'Evelyne Grossman pour les Œuvres d'Artaud parues en 2004 dans la collection « Quarto » (Gallimard), composé de 12 eaux-fortes destinées à l'illustration de Petits poèmes en prose de Baudelaire, dans une traduction anglaise due à Aleister Crowley destinée à l'éditeur Edward W. Titus, qui en publia une édition de luxe à 800 exemplaires cette année-là.

 

Les 12 planches gravées auraient fait l'objet d'un tirage spécial accompagné d'une préface inédite d'Antonin Artaud : elle a été publiée aux pages 271-273 de l'édition « Quarto ».

Le manuscrit de cette préface [13 pages in-4] appartient aujourd'hui au Musée de la Littérature à Bruxelles, et il a figuré à l'exposition « Jean de Boschère. Le centenaire de sa naissance » qui eut lieu du 18 novembre au 30 décembre 1978 à la Bibliothèque Royale de Bruxelles [n° 291 du catalogue].

Jean Warmoes, auteur du catalogue, explique que « certains passages de ce commentaire d'Artaud ne plurent pas à Boschère qui enfouit ce texte au fond de ses tiroirs et ne l'en ressortit jamais. Artaud s'était néanmoins montré fort accommodant en acceptant de revoir ce texte avec son ami. Le désaccord subsista pourtant et la litigieuse préface resta bel et bien enterrée ».

On ignore quels étaient ces passages litigieux mais Artaud était bien conscient d'avoir mécontenté son ami puisque, le 20 novembre, il écrivait à de Bosschère : « si j'avais cru en écrivant cette préface vous faire du tort j'aurais bien entendu refusé de l'écrire. [...] Il y a quelque chose qui m'a gêné dans vos eaux-fortes. J'ai cru devoir le dire. [...] Je reverrai, nous reverrons ensemble si vous le voulez cette préface, et mot à mot. C'est une chose que je n'ai jamais faite pour personne, mais ceci vous prouve mon entière bonne foi à votre égard. »

Le 1er mars 1929, alors qu'il séjournait à Nice pour le tournage d'un film, Artaud demandait encore à de Bosschère des nouvelles de son livre d'eaux-fortes et de sa « malencontreuse préface » à propos de laquelle il désirait s'expliquer de vive voix, sachant « que vous en avez retiré la publication à R. Denoël. »

On retiendra que le différend ne portait que sur ce texte et ne provoqua aucune rupture entre les deux hommes : en avril 1929 de Bosschère grava le frontispice de L'Art et la mort et, en avril 1934, Artaud rendit compte de Satan l’Obscur dans la Nouvelle Revue Française. Mais Denoël avait manqué l'occasion de publier un bel album.

 

Décembre

 

Lettre-bilan à Champigny : « Je ne sais pas si vous comprenez dans quel abîme de travail, de soucis, de responsabilité et d’embêtements de toute sorte je suis plongé tous les jours que Dieu fait depuis l’aurore jusqu’à la nuit et parfois même pendant la nuit, car il m’arrive trop souvent de rêver d’échéances, d’huissiers et de traites impayées.
 

Vous vous souvenez peut-être du travail qu’il y avait à la galerie. Celui que je dois fournir est assurément le triple de celui-là. Et pour le faire, je suis à peu près seul. Anne s’occupe de ses gosses et du ménage, la douce Cécile fait des efforts méritoires et quelques courses mais à cela s’arrête la collaboration de ces deux jeunes femmes.

Tout ce qui concerne l’édition, la librairie et l’organisation des expositions me revient. Je vous demande pardon de vous raconter toutes ces choses, mais je veux que vous ayez une idée de mes occupations. [...] Tous les jours cet effarant problème de nourrir et de faire vivre décemment six personnes se repose avec régularité. C’est à se cogner la tête aux murs. [...] Je suis presqu’au bout de mon rouleau. Il faut à toute force que nous trouvions six mille francs presque instantanément et je ne sais où on peut les trouver.

C’est d’autant plus irritant que le mois prochain l’édition que je prépare va sortir et que je recueillerai tout de suite plusieurs milliers de francs. De telle sorte que l’argent prêté aujourd’hui pourrait être remboursé à la fin du mois prochain. [...] A part cela la situation s’annonce comme très bonne. »