Robert Denoël, éditeur

1927

 

Janvier

 

Le 21 : Vernissage à la Galerie Champigny d'une exposition sur le thème : « Portraits d'enfants ». Aux cimaises, on relève les noms de Caillard, Dabit, Foujita, Kikoïne, Krémègne, Klein, Loutreuil, Pascin, entre autres.

La Semaine à Paris,  21 janvier 1927

 

Février

 

A la Galerie Champigny : « Paysages de banlieue et bords de rivières ». Aux cimaises : Appia, Bobermann, Caillard, Chotin, Cheval, Dabit, Desnoyer, Feder, Fraye, Favory, Hosiason, Joubin, Klein, Marembert, Mavro, Ramey, Utter, Valadon, Léon-Zack.

Le 20 : Les Annales politiques et littéraires publient, à l'occasion du centenaire de la naissance de Charles de Coster, un texte de Robert Denoël : « Charles de Coster et la légende d'Ulenspiegel ».

En fin du mois Georges Poulet publie, sous le pseudonyme de Georges Thialet, son premier roman chez Emile-Paul : La Poule aux œufs d'or, dont il envoie à Denoël un exemplaire de luxe somptueusement dédicacé :

    

 

« Ce n'est pas à Robert Marin, c'est à toi, Robert, que ce livre s'adresse, c'est toi que je suis sûr de toucher : toi qui le connus et qui l'aimais au moment où il sortait peu à peu des ténèbres, toi qui t'y retrouvais déjà au moment où il était encore un cahier. Et je tire beaucoup de charme de ce souvenir, mais j'en tire davantage en songeant qu'il se mêle à mille autres, mille autres souvenirs, mille autres biens qui sont entre nous. C'est là le plaisir de l'amitié que de reconnaître en des circonstances aussi puériles qu'une dédicace, la sorte de gravité qui s'y attache naturellement, et qui y prend sa grâce quand on sent qu'elles ont un prix, une valeur particulière, infiniment précieuse, rien que parce qu'elles s'adressent à un ami.
Georges Thialet ».

Poulet n'envoie donc pas son livre au critique littéraire qui signait Robert Marin dans la presse belge, mais à l'ami qui en a suivi la gestation. Denoël n'a pas rendu compte de La Poule aux œufs d'or.

 

Mars

 

Le 20 : Décès, à l'âge de 54 ans, de Jeanne Déome, la mère de Denoël. Rentré à Liège, Robert écrit à Champigny : « Je suis depuis deux jours dans une ville où l’on tâche de refaire un peu de bonheur à un homme très vieilli par la mort de ma Mère. Ses enfants sont groupés autour de lui, pleins de santé, ivres de vie et de force, mais tous malgré cela un peu graves, conscients d’une absence que rien ne remplace. Et lui au milieu de toute cette jeunesse, il retrouve le goût de la vie, oublie parfois sa solitude et le vide. Rien ne m’émeut comme le spectacle de cette union et je retrouve un sentiment très lointain, le sentiment de la famille. »

  

       Jeanne Déome-Denoël [Neufchâteau 1873 - Liège 1927]     

 

 

 

La tombe de Jeanne Déome en 2005 et en 2007

Il a revu la « jeune fille du Cap » : « J’ai été surprendre Cécile cette après-midi. Nous avons passé trois heures ensemble dans la ville. Elle m’aime. Elle m’aime comme une femme et non plus comme une enfant. Plus je la voyais, plus j’en étais ému. Sans doute, je ferai venir Cécile à Paris. Elle est encore retenue par des scrupules filiaux mais je crois qu’elle cédera à son instinct et qu’elle viendra me rejoindre. Je n’ai pas peur des difficultés matérielles, je travaillerai des mains s’il le faut. Mais j’aurai un amour puissant pour m’aider à vivre ; c’est plus efficace que l’orgueil sur quoi je me suis appuyé jusque maintenant », écrit-il.

Cécile écrit, dans « Denoël jusqu’à Céline » : « Je viendrai. Mais pas avant la fin de septembre ou en octobre : quand je serai majeure. »

A Paris, Irène Champigny poursuit ses activités, rue Sainte-Anne :

La Semaine à Paris, 25 mars 1927

 

Avril

 

A son retour à Paris, Denoël s’établit quelque temps dans un studio au 57 bis, rue de Varenne. On ne sait trop pourquoi il a quitté son petit hôtel de la Porte de Versailles pour ce quartier cossu. L'immeuble est habité par le peintre belge Albert Crommelynck, un ami de George Houyoux, ce qui pourrait expliquer son choix.

A Victor Moremans, il explique qu’il a « trouvé mieux que la Croix-Nivert, non au point de vue du confort, mais au point de vue de la situation et de la tranquillité. Je suis chez moi, locataire d’un immeuble particulier, tout à fait paisible. Pour la première fois j’éprouve de nouveau le sentiment que je vis dans un " intérieur ". » Cette tranquillité a un prix : son local lui coûte aussi cher qu’un appartement : 700 francs par mois.

 

57 bis, rue de Varenne (état actuel)

 

Mai

 

Le 24 : Mariage à Saint-Raphaël de Jeanne Loviton, avocate à la Cour de Paris, avec Albert Fraudet dit Pierre Frondaie [1884-1948], auteur de L'Homme à l'Hispano et de pièces de théâtre à succès. Frondaie avait divorcé de Madeleine Charnaux le 17 janvier 1927.

 

 

Images parues dans Le Phare d'Arcachon le 10 juillet 1927

Le 29 : L'Avenir d'Arcachon annonce officiellement le mariage Loviton-Frondaie, qui avait été célébré dans la plus stricte intimité.

  

(collection Mireille Fellous-Loviton)

Mariage de Jeanne Loviton avec Pierre Frondaie. Derrière Jeanne, son père, Fernand Loviton, et Me Maurice Garçon.

Juin

 

Denoël paraît abattu par la mort de sa mère, et par la solitude : « je ne sais pourquoi, il m’a fallu garder le silence. Cela a été un silence complet. Je n’ai vu personne, je n’ai pas écrit une lettre depuis des mois. Il m’arrive parfois de devenir muet, impuissant à communiquer même avec les êtres chers. Ne vous en froissez pas. Je suis fâché contre moi-même. Je suis fâché contre une ville inerte où je me révèle soudainement incapable de vivre sans dommage. Tout cela veut dire que je suis retombé dans les pires embêtements, dépression nerveuse y compris. » [Lettre à Mélot du Dy, juin 1927].

 

Août

 

La Semaine à Paris,  22 juillet - 5 août 1927

Champigny ferme définitivement sa galerie d'art et va s’établir pour quelques années à Mézels, dans le Lot. Denoël vit de courtage en tableaux et livres de luxe.

La précarité de sa situation est compensée par la pensée réconfortante de l’arrivée prochaine de Cécile :

« Dans trois semaines, je me marie, j’épouse Cécile à la mode anglaise. Nous irons à Londres ou bien à Paris chez le consul anglais où l’on peut se marier sans consentement paternel. Vous vous étonnez, sans doute, de cette solution.

J’ai proposé à Cécile de venir me rejoindre à Paris et de vivre avec moi. Elle a accepté. Cela m’a suffi. Comme, au fond, cela lui faisait un énorme plaisir de passer devant un clergyman, je le lui ai offert. Mon père l’ignorera provisoirement. Je crois qu’il n’autoriserait pas ce mariage. En tout cas, il le considérerait (lui et la famille) comme une catastrophe. » [Lettre à Champigny, 27 août 1927].

Ce ne sont pas les projets qui manquent : « Je suis en pourparler au sujet d’une affaire de librairie et d’édition d’une part, et avec une galerie de tableaux de l’autre. En plus, cette semaine je vais faire la tournée des journaux pour trouver une place de correcteur. »

D’autre part il a fait de petites dettes un peu partout, et il s’efforce de les liquider avant l’arrivée de Cécile : à Liège, où il devait des notes de tailleur et de restaurant, c’est chose faite ; à Paris, il a emprunté 500 francs à Anne Marie Blanche, 300 francs à Christian Caillard, « et de menues sommes à droite et à gauche ».

Enfin il doit impérativement annoncer ses projets matrimoniaux à la jeune Hélène, qui est sa maîtresse depuis la fin de l’année précédente. La scène de rupture qu’il décrit à Champigny est assez pénible mais, comme souvent chez Denoël, tout devrait s’arranger par la suite : « Nous allons devenir amis ou plutôt le rester. Et j’en suis heureux. C’est d’un égoïsme suprême, si vous le voulez, mais je n’aurais pas pu supporter l’idée qu’Hélène devienne pour moi une ennemie ou une indifférente [...] Elle a 24 ans. N’a-t-elle pas tout à espérer de la vie ? Pour le moment, elle est toute amertume.

Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que je n’ai que de vagues remords. J’éprouve une profonde pitié, mais une pitié impuissante, le seul sentiment d’ailleurs qui lui fasse horreur. Je crois avoir agi comme je le devais. Elle est venue dans ma vie, je ne l’ai pas écartée. Je lui ai dit qui j’étais, ce que je pourrais être pour elle, un amant provisoire et insatisfait. L’heure est venue où cette précaire union doit se dissoudre ».

 

Septembre

 

Durant plusieurs semaines Denoël cherche un logement digne d’abriter ses nouvelles amours. Cécile est impatiente de venir le rejoindre : « Elle m’écrit à peu près tous les jours de longues lettres qu’elle émaille de petites phrases françaises », écrit-il à Champigny. « Je vais commencer une vie. Je vais avoir à côté de moi une femme ou plutôt une enfant. Je devrai être à la fois son amant, son tuteur et un peu son éducateur. Elle arrive toute neuve, toute fraîche en dépit de quatre années de vie dans le milieu le plus détestable.

Elle arrive pourvue d’un formidable orgueil, d’une intelligence moyenne et d’un amour qui ne veut pas avoir de fin. Elle vient parce que je représente tout son espoir, toute sa vie. Et j’ai un peu peur devant tant de confiance, devant cette jeunesse, ces trésors. Elle ignore tout du cœur de l’homme.

La vie, pour elle, ressemble surtout à une grande partie de camping. Il y a une rivière, de l’herbe, des arbres, des compagnons joyeux, au cœur innocent. De temps en temps, il faut travailler mais tout s’accomplit dans les rires et le bonheur. Jusqu’à l’âge de 16 ans sa vie a ressemblé à cela, en effet. Depuis lors, elle attend que cet heureux temps revienne et elle croit bien que le mariage va le lui rapporter. Je sens que je vais être très heureux. Je ne l’ai pas mérité peut-être mais j’ai l’impression que j’arrive enfin à quelque chose de beau. »

 

Octobre

 

Le 11, Denoël écrit à Victor Moremans : « Pour moi, je n’ai plus écrit une ligne depuis des mois. J’amasse. J’ai vécu une vie très mouvementée, très curieuse, par la foule des types et des milieux rencontrés. J’ai beaucoup vécu en peu de temps. Jamais je n’ai vécu aussi vite et avec autant d’abondance. [...]

Pour la matérielle, elle est mieux assurée que jamais. Je me suis fait une clientèle parmi les amateurs de tableaux et je vis de ce qu’ils m’achètent. Ma vie est presque indépendante et beaucoup plus aisée que l’hiver dernier. Malheureusement comme je me sens trop seul, je me marie dans quelques jours.

Je dis malheureusement parce que tout mon entourage le pense et que ce mariage se fera secrètement, sans que ma famille en soit informée. Je me marie sous le régime anglais à Paris avec une jeune fille dont je vous ai parlé un soir d’hiver au Thier à Liège. Elle s’appelle Cécile, elle passa son enfance au Cap, elle m’aime, nous nous aimons depuis 4 ans... Vous souvenez-vous ? N’en dites rien à personne. J’envisage ce mariage avec une joie très profonde. Je sens qu’il va m’apporter l’équilibre, la certitude. »

Entretemps il a trouvé à se loger : « Je m’installerai vendredi prochain [14 octobre] 51 bis rue du Moulin Vert (13e) dans un atelier de peintre que je suis occupé à transformer en studio - chambre à coucher - cuisine - salle de bains - C’est tout petit mais avec de l’imagination et à Paris on peut trouver cela spacieux. Je me marie samedi prochain ». Le nouveau domicile de Denoël se trouve dans le quartier « Plaisance », non loin de la gare Montparnasse.

Bien que la « matérielle soit mieux assurée que jamais », il sollicite de son ami liégeois un prêt de 2 000 francs pour lui permettre de faire face aux frais d’installation.

Robert écrit à Cécile : « J’ai trouvé, enfin ! après je ne sais combien de démarches, un atelier assez vaste et agréable. Il était habité par deux jeunes danseuses norvégiennes qui y donnaient des leçons ».

Le 14 : Cécile Brusson écrit : « Le 14 octobre au matin, il est là. Mes malles sont prêtes. » [«Denoël jusqu’à Céline»].

   51 bis, rue du Moulin Vert (état actuel)

 

Les jeunes gens s’installent dans un logement que Cécile décrit ainsi : « Robert avait repris, rue du Moulin Vert, un atelier de sculpteur qu'il avait repeint et aménagé avec quelques-uns de ses amis. Point d'électricité, non plus que de meubles. Qu'importe ! Comme d'un chapeau d'illusionniste, je sors de mes malles du chintz, des tissus, des dentelles de Madère, deux candélabres d'argent... Nous allons aux puces, chez des voisins, et, quelques jours plus tard, nous voilà installés dans un décor d'opéra-comique ! [...]

Malgré une impécuniosité chronique, nous recevons. Parfois avec un somptueux pot-au-feu mijoté sur mon minuscule réchaud à alcool, parfois avec une simple boîte de maquereaux aux aromates et au vin blanc. Les caisses à oranges rembourrées de copeaux de bois qui nous servaient de sièges, eurent l'honneur d'accueillir d'illustres personnages » [«Denoël jusqu’à Céline»].

Le 19 : Lettre à Mélot du Dy, à qui Denoël n’a plus écrit depuis six mois, et auquel il fait part de ses projets : «Vous connaissez mon horreur des besognes littéraires, aussi n’ai-je pas pu me plier à la destinée de journaliste qu’on me proposait. Comme il faut hélas ! avoir une activité lucrative, je me déguiserai bientôt en marchand. Cette mascarade me paraît en valoir une autre.

Sans doute, vers la fin de l’année, vais-je ouvrir une librairie qui sera à la fois : salle d’exposition et bureau d’imprimerie. Le local est trouvé. Il ne me reste plus qu’à rendre bienveillant un propriétaire sans grandeur d’âme et à prendre quelques arrangements financiers. »

Denoël a donc « trouvé » un local, 60 avenue de La Bourdonnais : en fait, il s’agit de « Chez Mitsou », le magasin de brocante qui appartient à son amie Anne Marie Blanche, rencontrée en décembre 1926 à la galerie Champigny.

Fille d'Eugène Blanche, 29 ans, lieutenant du Train des Equipages et instructeur à l'Ecole militaire de Versailles, et de Rose Marie Antoinette Vigna, 19 ans, Renée Anne Marie Blanche est née le 21 mars 1895 au domicile de ses parents, rue Dufrenoy n° 16 bis, dans le XVIe arrondissement de Paris.

Elle a épousé, le 1er septembre 1912, Jacques Moderat d'Otémar [ Neuilly 4 juillet 1881- Paris 22 mars 1952], un peintre qui avait fait partie du phalanstère de l’Abbaye de Créteil créé en 1906 par Charles Vildrac, Georges Duhamel, Albert Gleizes et quelques autres, et dont elle a eu trois enfants : Jean, Jacqueline [1917-1988] et Françoise. Puisqu'elle n'était pas majeure à l'époque de son mariage, et que sa mère est morte en 1901, c'est sa grand-mère, Anne Marie Vigna, qui l'a officiellement adoptée (arrêt de la cour d'appel de Paris, 14 juin 1922). Le couple a divorcé en octobre 1925.

Au moment où Denoël est sur le point de se lier commercialement avec elle, Anne Marie Blanche a accouché, le 1er août 1927, d'un quatrième enfant, Jean-Pierre, « de père non dénommé ».

      Suzanne Samuel (?),  Anne Marie Blanche,  Cécile Brusson en 1927

Une « société en nom collectif » a été créée le 26 juin 1925 par Anne Marie Blanche et Suzanne Samuel, une amie suisse. Elle « a pour objet l’achat et la vente de tous meubles, objets d’art, tableaux, coussins, abat-jours, et en général de tout ce qui concerne l’ameublement ancien ou moderne. »

Le capital social de 45 000 francs est composé d’un apport de 30 000 francs de Mme Blanche dont une partie en meubles divers dont la valeur sera fixée à dire d’expert, et l’autre partie en espèces au fur et à mesure des besoins de la société.

Mme Samuel apporte dans la société la somme de 15 000 francs en espèces sur lesquels 10 000 francs seront versés immédiatement dans la caisse sociale et les 5 000 francs restant, à la fin de l’année courante.

Mais à cette époque, Anne Marie Blanche est l’épouse de Jacques d’Otemar, et Suzanne Samuel, celle de Serge Lehman. Leurs maris ont signé tous les actes concernant la société : ils sont leurs « avals », et la signature sociale de la société est « d'Otemar et Lehman ».

Or en octobre 1925, Anne Marie Blanche et Jacques d'Otemar ont divorcé et les deux associées ont convenu, par un acte daté du 22 décembre 1925, qu'à partir du 1er novembre 1925 la signature sociale de la société serait « Blanche et Lehman ».

 

Novembre

 

Le 6 : Lettre à Moremans, qui n’a pu lui prêter la somme demandée, ce dont Denoël ne lui tient pas rigueur ; il est tout à son bonheur avec Cécile : « C’est comme une enfance retrouvée. »

Du côté matériel, cela devrait bientôt s’arranger : « pour un mois encore, je vis pauvre, harcelé de difficultés pécuniaires. Je vis dans un atelier de peintre que j’ai commencé à arranger. Comme meubles, nous possédons l’indispensable. Nous n’avons pas encore de chaises, nous nous servons encore de malles et de pliants. [...] Ma femme, habituée à l’abondance, à l’argent, ne songe même pas à s’étonner de la situation. »

Le 25 : Robert et Cécile assistent à la première de Vient de paraître, une pièce d'Edouard Bourdet qui est une parodie du monde de l'édition.