Robert Denoël, éditeur

 

1920

 

Mai

 

A la suite d’accrochages de plus en plus violents avec son père, Robert fugue à Paris. Le passeport qu’on lui a délivré à Liège le 22 avril porte : « Denoël Robert, célibataire, employé de commerce, avec ses bagages, allant en France [...] Signalement : taille 1 m. 70, poids 81 kg [...] Signe particulier : porte pince-nez ».

    

Selon un rapport des Renseignements Généraux français établi le 30 juin 1935, Denoël serait arrivé à Paris le 28 mai, muni d'un passeport  belge n° 5070 délivré à Liège le 22 mai 1920 et visé au consulat de France de cette ville. Il aurait logé dans un hôtel situé au 17 de la rue de Saint-Quentin, en face de la gare du Nord (aujourd'hui Hôtel de Milan).

Denoël n’en était pas à son coup d’essai, si l’on en croit ces mots griffonnés au crayon sur une page de son cahier de poésie de 1918 : «... claration d'étranger. malheureusement il faut comme pièces le passeport : or je suis entré en France sans passeport ; j’ai pris le train jusqu’à Erquelinnes de là j’ai été à pied jusque Jeumont sur la route on m’a simplement visité pour voir si je n’entrais pas de marchandises en fraude et je suis remonté dans le train je ne suis donc pas en règle et c’est fort emm...»

En fait il semble que cette première fugue ait duré plus longtemps que la suivante : « A 17 ans, un an de Paris, inconscience parfaite, ivresse de la liberté, peut-être est-ce encore là ma meilleure année. » confiait-il le 27 août 1927 à Champigny.

En 1969, Cécile Denoël écrivait : « Emprisonné dans le cadre trop étroit d’un milieu rigide, bien pensant et universitaire, élevé chez les Jésuites, Robert était un révolté en puissance. [...] Vers 1920 déjà, heurté et blessé par l’incompréhension et la dureté de son père à son égard, il avait quitté les siens, Liège, sa Belgique natale, et s’était précipité à Paris pour tenter une première fois d’y vivre sa vie. Il avait alors 18 ans. » [«Denoël jusqu’à Céline»].

Denoël ne s’est pas souvent confié à propos de ces fugues. Est-ce en 1919 ou en 1920 que, pour subsister, il s’est fait engager en qualité de « mireur d’œufs » dans une crèmerie proche de la gare du Nord ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a tâté du théâtre : « Epris de théâtre, il rêvait d'être comédien. Il connaissait par cœur des milliers de vers. Racine, Corneille et bien d'autres qu'il avait appris en ramenant chaque semaine à la maison, durant la guerre, la charretée de pain nécessaire à la famille, par l'interminable montée de la rue des Wallons.

S'étant fait inscrire pour passer une audition, il attendait son tour. Il entendit d'autres candidats donner leurs scènes; il réalisa tout à coup qu'il avait un accent et qu'il lui fallait à tout prix le perdre. Il s'en fut sans attendre l'appel de son nom.

Parcourant les rues de la ville, il écoutait parler les gens. Lorsqu'il en avait les possibilités, il fréquentait les cafés littéraires ou suivait des conférences. Et, dès qu'il se retrouvait seul ou à son travail, il se répétait à lui-même les textes classiques en corrigeant ses inflexions. » [« Denoël jusqu’à Céline »].

Son séjour parisien s’interrompt durant l’été : Robert, ayant appris que sa mère, malade, le réclame, rentre à Liège. Ses rapports avec son père se sont-ils améliorés ensuite ? Rien n’est moins sûr : « Mon père est un homme difficile à saisir : depuis mon retour je n’ai pu avoir une conversation sérieuse avec lui », écrit-il à Mélot du Dy.

Apparemment calmé, il prend une inscription à l’université de Liège, section Sciences naturelles, préparatoires à la médecine.

L'université de Liège vers 1920

« Il faisait à ce moment », écrit Georges Poulet, « d’assez intermittentes études de Sciences, tandis que j’étais en Philosophie et Lettres. Nous n’avions guère de raisons de devenir amis : lui, très actif, aimant intensément l’existence, sous ses formes les plus ouvertes [...] Ce fut la littérature qui nous rapprocha. »

Rencontre Robert Beckers, qui achève ses études secondaires à l’Athénée de Liège. Né le 14 avril 1904, Beckers habite 57, rue Saint-Gilles, à quelques centaines de mètres de la rue des Wallons.