Robert Denoël, éditeur

1914

 

Août

 

Le 4 : L'Allemagne déclare la guerre à la Belgique.

Le 5 : La ville de Liège est bombardée.

Le 7 : Les Allemands pénètrent dans la ville. Elle restera occupée jusqu'à l'armistice de novembre 1918.

Le 8 : Des coups de feu ayant été tirés par des civils contre les troupes d'occupation, le commandement allemand décrète que tout acte d'hostilité contre ses soldats sera puni de mort, mais entraînera aussi des représailles contre les habitants et spécialement contre les Liégeois détenus en otages.

Ces otages sont : l'évêque de Liège, son bourgmestre, et la plupart des membres du conseil communal.

Le 12 : Toutes les automobiles circulant dans la ville sont saisies jusqu'à nouvel ordre, une grande partie d'entre elles s'étant rendues suspectes en portant le drapeau blanc, sans être au service de la Croix Rouge.

 

 

Octobre

 

Le 5 : Réouverture des écoles. Robert est à nouveau inscrit au Collège Saint-Servais, en 4e latin-grec. Il y restera jusqu'en août 1919.

Georges Simenon, qui y a séjourné entre septembre 1915 et juin 1918, a parfaitement décrit dans Pedigree l'atmosphère qui régnait dans cet établissement dirigé d'une main de fer par les Pères Jésuites, où les élèves étaient trop nombreux : « plus de mille. On ne peut pas se familiariser avec tous ces visages, on connaît à peine de vue les professeurs, c'est une foule noire, où des petits en costume marin se faufilent entre les jambes de jeunes gens à moustaches. »

Le jeune Simenon a surtout remarqué que les castes étaient bien séparées les unes des autres : « Aux récréations, il faut bien que chaque classe, chaque groupe se fasse un coin quelque part, de sorte que dans cette cour rigoureusement géométrique, sans un arbre, sans une poignée de terre, aux milliers de briques égales et soigneusement rejointoyées, il existe des endroits où Roger n'a jamais mis les pieds, des zones entourées d'une invisible frontière qui lui sont pour ainsi dire interdites. »

En juin 1918 Simenon quitte Saint-Servais avant d'avoir achevé sa troisième « humanité scientifique » : « C'est par haine qu'il avait quitté le collège après la seconde, par haine pour ses camarades », écrit-il dans Pedigree, «car ils habitent presque tous les mêmes quartiers, les quartiers riches de la ville ; leurs parents se connaissent, ont leur nom sur des plaques de cuivre, ce sont des médecins, des avocats, des avoués, des juges, des industriels ; les élèves parlent de leur bonne et de la mer où ils vont chaque année ».

Jusque dans l'une de ses Dictées, il évoquera ces « enfants de notables qui habitaient presque tous le même quartier résidentiel » [Les Libertés qu'il nous reste, 1981].

Le garçon d'Outre-Meuse se sentait, il est vrai, un intrus dans cet établissement où la plupart de ses condisciples appartenaient à une classe sociale supérieure à la sienne, et il leur vouait une rancune au moins aussi forte que la haine qu'il éprouvait pour le Père Joseph Van Bambeke, le préfet de la discipline, « le grand manitou en personne, le croquemitaine du collège [...] l'immense père jésuite en soutane qui avait été jadis officier de cavalerie ».

Deux ans après sa fuite du collège, Georges Sim brocardait ainsi ce personnage dans une feuille satirique liégeoise : « Doué d'un organe rogue et sonore, il sait utilement s'en servir lorsqu'un quart-pensionnaire pelé et miteux ose enfreindre l'inflexible règlement. Par contre, sa voix s'assouplit étrangement et devient quasi maternelle lorsqu'il s'adresse à un gosse de nouveau riche. Homme protée, il s'accommode à tout et sait prendre instantanément la figure du moment. Tantôt portier obséquieux, il ouvre, avec une plate courtoisie, la porte aux riches bigotés qui lui apportent leurs oboles, ou la ferme violemment au nez du pauvre assez insolent pour lui demander l'aumône. Tantôt valet de pied bien stylé, il aide complaisamment les fils de riches libéraux qui fréquentent son collège à passer leurs pardessus ou leurs pelisses, espérant de la sorte ramener au bercail l'argent de ces brebis égarées. » [article non signé dans Nanesse, n° 3, 11-17 décembre 1920].

Un ancien condisciple de Simenon, fils de garagiste, et qui se trouvait au collège à la même époque que lui, a confirmé plus tard l'aspect peu amène du préfet : « Te souvient-il du Très Révérend Père Van Bambeke, ex-officier de cavalerie devenu préfet de discipline (screu gneu gneu), qui portait toujours morceau de poix sur son crâne dénudé et goutte au nez ? » [lettre de J. Flohimont à Georges Simenon, 6 septembre 1955].

Le bâtiment lui-même avait tout d'une prison : « Il longe cette interminable galerie où des fenêtres toutes pareilles lui dévoilent le même spectacle de murs nus, de vêtements sombres qui pendent sur un rang, de bancs noirs, d'élèves mal assis, immobiles dans la lumière crue. Au-delà de la balustrade de fer, c'est le noir d'une cour si vaste, si nue, qu'on hésite à s'aventurer dans son immensité, et, pour l'atteindre, il faut descendre l'escalier de fer trop à pic qui a des résonances d'usine. De l'escalier, de la cour qu'il traverse de biais, on ne découvre plus rien du monde ordinaire. D'un côté, ce sont les murs aveugles de la salle des fêtes qui ne s'ouvre que dans de rares occasions. Au fond, un mur implacable comme celui d'une prison » [Pedigree].

Le lieu évoque si fort un univers carcéral que, trente ans plus tard, c'est dans son décor à peine modifié qu'il enfermera Frank Friedmaier dans La Neige était sale. Denoël, lui, n'a jamais évoqué ce collège qui a tant marqué Simenon. Peut-être appartenait-il à cette catégorie d'enfants de notables qui avaient les faveurs du père Van Bambeke ?

C'était un élève moyen qui préférait aux cours les conférences littéraires et les premiers rôles dans les pièces de patronage : « Il existait », écrit Jean Defraigne, l'un de ses condisciples, « dans la paroisse Saint-François de Sales, un cercle d'études réservé aux étudiants des humanités dont nous faisons partie. A tour de rôle, nous devions y faire une 'conférence' sur un sujet parfois religieux, souvent littéraire, parfois même social.

Dans le même cercle, nous jouions des pièces de patronage. Pendant les vacances, nous faisions des excursions pédestres en partant par la rue Mandeville, le pont de Fragnée, le quai du Condroz, pour aller à Sauheid, Embourg, le Sart Tilman, Chèvremont, etc.

Pendant la guerre, le point de ravitaillement était situé rue du Vieux Mayeur. Puisque rien d'autre n'existait, il fallait louer une charrette à bras, et les garçons Denoël allaient avec leur charrette chercher leur ration. »

Cécile Brusson, elle aussi, témoignait de son goût pour le théâtre, goût qu'elle partageait : « Epris de théâtre, il rêvait d'être comédien. Il connaissait par cœur des milliers de vers. Racine, Corneille et bien d'autres qu'il avait appris en ramenant chaque semaine à la maison, durant la guerre, la charretée de pain nécessaire à la famille, par l'interminable montée de la rue des Wallons. » [« Denoël jusqu'à Céline », 1979].

Dès le 3 novembre, la distribution de pain ne se fera plus dans les boulangeries mais dans des locaux désignés par l'administration communale. Pour la famille Denoël qui habitait rue Bois l'Evêque, dans le quartier du Laveu, le point de distribution se trouvait dans un garage situé au n° 63 de la rue de Fragnée, près de la rue du Vieux Mayeur, comme l'écrit Defraigne.

Cécile parle de la rue des Wallons, où se trouvait la seule maison Denoël qu'elle ait connue, mais les parents de Robert ne l'ont occupée qu'à partir de septembre 1919.